Variabilité des supports d'information
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Les principales sources de tension sur la ligne de démarcation entre l'art numérisé et la propriété intellectuelle relèvent sans doute de la nature du support même. Les médias numériques sont par définition des supports de calcul; en d'autres termes, le support peut être non seulement le résultat ultime des processus informatiques, mais également le produit de procédés calculatoires permanents. Le plus souvent, cette nature computationnelle insuffle un certain niveau de fluidité et de modification dans l'œuvre d'art numérique en question. En outre, les supports numériques sont redevables de la séparation du contenu par rapport à l'infrastructure que requiert le principe de la « machine universelle » (un appareil dont on peut reprogrammer l'infrastructure pour qu'elle accepte et produise une gamme quasi infinie d'éléments de contenu : un ordinateur, en somme).
Compte tenu de la nature fluide ou variable des médias numériques, de nombreuses œuvres d'art numérisé sont remodelées chaque fois qu'elles sont exposées. Fait encore plus pertinent, bon nombre d'œuvres d'art de ce type sont remaniées à chaque expérience qu'on en fait et elles sont reconfigurées différemment selon la personne qui en fait l'expérience. Elles peuvent donner lieu à une expérience diverse lorsqu'on les achemine par Internet et qu'on les présente sur une vaste panoplie d'ordinateurs domestiques, chacun étant doté d'un mélange personnalisé de vitesses réseaux, de tailles et de réglages d'écrans, ainsi que de capacités des cartes médias. Elles peuvent faire l'objet d'une reconfiguration instantanée parce qu'elles sont le fruit d'une saisie de données par l'utilisateur qui interagit avec les processus calculatoires en direct qui ne produisent jamais deux fois les mêmes résultats. La variabilité est une propriété inhérente aux médias numériques et l'une des principales capacités vers lesquelles les artistes sont attirés. Évidemment, les œuvres d'art, peu importe le support utilisé, changent au fil du temps en raison de l'éclairage ou de la détérioration chimique, mais l'art numérisé change plus souvent, plus rapidement, délibérément et de manière si immédiatement observable qu'il a une incidence directe sur la propriété intellectuelle.
L'un des premiers concepts juridiques contestés par la variabilité des supports est celui de la zone fixe. Aucune règle du droit d'auteur ne permet à un créateur de protéger une idée abstraite, mais exige plutôt une forme fixe d'expression aux fins de la protection. Les secteurs commerciaux qui transigent régulièrement du contenu liminaire tel que des retransmissions en direct se protègent en créant un enregistrement de la diffusion, fixant ainsi le contenu éphémère sous une forme acceptable en vue de la protection du droit d'auteur. Bien sûr, ce concept a des répercussions sur les artistes qui incluent des moyens de rediffusions commerciales en direct dans leurs installations en galerie, mais des effets encore plus pertinents et sans doute plus complexes se font sentir quant aux œuvres d'art sous forme numérique. Lorsque l'art numérisé produit des résultats infiniment variables à tout coup, quelle est la zone fixe de l'œuvre? Par exemple, l'Art Museum and Pacific Film Archive de l'UC Berkeley a recueilli une œuvre d'art numérique, portant le nom de Landslide, de l'artiste Shirley Shor.Note en bas de page 10 Pour produire cette œuvre, Shor a écrit un programme logiciel sur mesure qui projette un motif visuel variable et continu de lumière qui s'apparente à une carte sur un carré de sable installé dans une galerie. La projection n'est ni stockée ni enregistrée. Dans ce cas, le programme même peut être visé par le droit d'auteur, mais l'extrant visuel que bon nombre de personnes estiment être le cœur même de l'œuvre d'art ne peut l'être.
Bien que la portabilité du contenu et la variabilité de la forme soient des aspects donnés des médias numériques, les tribunaux demeurent partagés quant à la manière de résoudre ces questions. La jurisprudence américaine illustre bien ce point. Par exemple, dans un désormais célèbre cas de protection du droit d'auteur mettant en cause l'art, l'artiste Jeff Koons a été poursuivi par le photographe Art Rogers qui clamait que Koons violait ses droits d'auteur en créant une sculpture d'une rangée de chiots sur les genoux d'un couple selon un cliché de Rogers de la même scène.Note en bas de page 11 Selon un des arguments allégué par Koons, puisque l'original était une photographie et son œuvre une sculpture, ce n'était pas une copie directe mais une nouvelle œuvre. La cour a rendu un jugement allant à l'encontre de Koons, en statuant que glaner des éléments de contenu de différents médias n'était pas un critère pertinent; Koons violait l'image initiale de Rogers. Cependant, l'affaire Tasini c. New York Times semblait jeter un éclairage différent sur la question.Note en bas de page 12 Le New York Times avait obtenu les autorisations d'usage des rédacteurs pigistes pour des récits d'abord imprimés dans le journal puis transférés sur le site Web du NYT. Les rédacteurs prétendaient que l'éditeur n'avait payé que pour le droit d'imprimer leurs articles dans le journal et n'avait pas les autorisations supplémentaires requises pour diffuser les articles en ligne. Dans ce cas, le format n'importait nullement, et les droits obtenus pour un support ne se transféraient pas automatiquement vers les autres. Une autre cause encore plus compliquée était celle de Bridgeman Art Library c. Corel Corp., où l'on semblait couper les cheveux en quatre sur ce point.Note en bas de page 13 La Bridgeman Art Library avait généré des reproductions de toiles issues des collections de plusieurs musées, puis Corel Corp. avait produit un CD-ROM en se servant de bon nombre des images sans la permission de Bridgeman. Les peintures n'étaient pas protégées, car elles relevaient du domaine public. Cependant, Bridgeman affirmait que les photos des toiles étaient en elles-mêmes visées par le droit d'auteur en tant qu'œuvres distinctes. Le tribunal a émis comme jugement que ce n'était pas le cas. Il a statué en fait que n'importe quelle simple reproduction d'une autre œuvre ne constitue pas une œuvre séparée. Fait intéressant à souligner, le jugement ne s'appliquait qu'aux œuvres bidimensionnels qui avaient été « servilement copiées » sans originalité de la part du photographe. Toutefois, les photographies de sculptures tridimensionnelles peuvent être considérées des œuvres distinctes accompagnées de leurs propres droits d'auteur étant donné que la conversion de l'image du format 3D au format 2D exigeait du photographe de l'originalité quant à l'angle, à l'éclairage, etc. Pour une raison quelconque, Koons n'a pu diriger cette argumentation dans l'autre sens. Alors, le format importe t il ou non? À la lumière de ces trois affaires seulement, il est très difficile pour le professionnel du patrimoine culturel de trianguler des lignes directrices claires pour dicter la pratique. De plus, ces causes illustrent les propres opinions contradictoires des tribunaux en la matière.
La nature variable des médias numériques alimente des notions auxquelles est déjà familiarisé le monde de l'art : l'authenticité, l'appropriation, les versions, les reproductions et les produits dérivés. Voici trois de nombreux exemples possibles de la manière dont l'art sous forme numérisée pousse ces notions à la limite et soulève des questions immédiates au sujet de la propriété intellectuelle.
D'abord, Lost Love de l'artiste Chris Basset est un site Web où les internautes sont invités à contribuer leurs propres anecdotes personnelles de peines d'amour et lisent des récits d'autres personnes consignés dans une base de données centrale.Note en bas de page 14 Le site ne contient actuellement aucun formulaire ou contrat d'autorisation. Lost Love est une utilisation typique d'Internet en tant qu'œuvre d'art participative et, à ce titre, soulève la question à savoir si divers collaborateurs anonymes de partout sur la planète conservent un droit d'auteur sur leur œuvre. Si chacun maintient une protection de ses propres paroles, alors faudra-t-on obtenir sa permission chaque fois que l'œuvre est exposée? Que se passe-t-il lorsque l'œuvre est colligée? Quelle est l'ampleur de la contribution de ces collaborateurs? Devraient-ils recevoir les crédits d'usage (le droit moral d'association) en tant que co-créateurs de l'œuvre? Les œuvres qui jouent sur la notion de paternité décentralisée le font aussi naturellement sur celle de propriété intellectuelle.
Ensuite, le projet d'art logiciel Carnivore a été créé par l'équipe artistique Radical Software Group. Il s'agit d'une « trousse d'outils » reposant sur un logiciel d'accès libre.Note en bas de page 15 Radical Software Group a écrit une partie d'un code logiciel qui surveille l'achalandage sur les réseaux informatiques et convertit ces données en extrants que peuvent utiliser des interfaces logicielles secondaires. D'autres artistes sont invités à télécharger le logiciel et à l'utiliser pour créer leurs propres interfaces. Ces autres œuvres peuvent paraître fort différentes les unes des autres; pourtant, elles reposent sur le même « moteur » logiciel. Les œuvres modulaires et concertées ne sont pas rares dans le domaine des arts numériques, et elles ébranlent directement les concepts traditionnels qu'entretiennent le monde artistique et la collectivité juridique au sujet de l'originalité et de l'individualité. Elles viennent délibérément semer la confusion parmi les notions rigoureusement définies de produits dérivés et de versions de travaux avec les répercussions juridiques auxquelles on s'attend.
Enfin, Shredder est une œuvre numérisée de l'artiste Mark Napier. Shredder invite le visiteur à dactylographier l'adresse de n'importe quel site Web.Note en bas de page 16 Shredder copie ensuite ce site Web, en y semant la pagaille en cours de route. C'est qu'il y modifie la taille et la couleur des polices, le texte et les images, allant même jusqu'à révéler le code HTML qui se cache habituellement en toute sécurité en arrière-plan de la plupart des sites Web. Il en résulte une présentation qui ressemble peu à l'emplacement virtuel d'origine : un site déchiqueté. Shredder est une tribune visant la variabilité. Il est en constante transformation non seulement parce qu'il prend une forme différente à chaque nouvelle adresse Web, mais également parce qu'il le fait en temps réel, en affichant les modifications dans son site homologue au fil du temps aussi. Les œuvres d'art numérique qui s'approprient le contenu d'autres sources de manière asynchrone ou simultanée ne sont pas rares non plus, et elles soulèvent des questions au sujet de l'appropriation des éléments de contenu et des produits dérivés.
Comme on le mentionnait précédemment sous le paragraphe au sujet du projet d'affiches de la SFMOMA, l'art numérique peut intégrer de nombreux formats de supports dans une même œuvre. Chaque format compris dans l'œuvre, des images aux codes en passant par la musique, les objets physiques et les jeux, peut comporter son propre jeu de règles de droits d'auteur connexes, d'organismes et de pratiques. Eyes of Laura, de Janet Cardiff, illustre la nature complexe de certaines formes d'art numérique.Note en bas de page 17 Bruce Grenville, conservateur en chef à l'Art Gallery de Vancouver décrivait Eyes of Laura comme une œuvre qui existe sur Internet et comprend des éléments du conte et de la surveillance par caméra. L'œuvre incorpore une alimentation vidéo en direct provenant de la caméra de surveillance de l'Art Gallery et permet aux personnes qui la visualise de déplacer l'appareil. L'œuvre comprenait également des entrées de journal d'un gardien de sécurité de la galerie. Même si celle qui présente cette œuvre se trouve au Canada, bon nombre des composantes logicielles du serveur étaient à l'origine hébergées par un fournisseur de services Internet américain. Par la suite, toutes les composantes ont été déplacées vers un hôte canadien en raison des préoccupations quant aux aspects techniques et à la propriété intellectuelle. Puisque les visiteurs en ligne pouvaient modifier la prise de vue de la caméra, avaient-ils certains droits sur leurs « choix de réalisation »? Si une personne se retrouvait dans le champ de la caméra pour cette œuvre d'art participatif, ses « droits d'exécution » étaient-ils enfreints, même si la législation sur la protection des renseignements personnels le permettait? Étant donné que l'alimentation vidéo n'était ni stockée ni enregistrée, les règles du droit d'auteur s'appliquaient-elles ici d'une manière ou d'une autre? Pour bien saisir l'ampleur des ramifications de cette œuvre en particulier, on pourrait, semble-t-il, étudier l'histoire du cinéma et du théâtre ainsi que les lois touchant le droit d'auteur et la protection de la vie privée.
Nina Czegledy, conservatrice indépendante canadienne affirmait que les organismes voués aux arts visuels qui exposent et recueillent de plus en plus des œuvres couchées sur des médias complexes ne sont pas aussi préparés que leurs homologues des arts du spectacle à composer avec les multiples droits complexes. Czegledy est même allée jusqu'à qualifier de possibilité cette fiche de rendement relativement vierge. S'il y a peu de précédents en arts visuels permettant de composer avec les droits complexes, alors la collectivité chargée de cette forme d'art a l'occasion d'instaurer un modèle intellectuel et juridique qui est sensé pour les artistes, les œuvres et les organismes en jeu. Cependant, cette occasion ne peut se concrétiser que si la collectivité artistique accomplit deux démarches qu'elle n'est pas reconnue pour bien faire. D'abord, la collectivité des arts et surtout les grandes organisations telles que les musées doivent devenir proactives dans les affaires politiques et juridiques. Bon nombre d'établissements muséaux hésitent à se porter à la défense des causes politiques en raison d'une organisation mère comme une université, un gouvernement ou une fondation qui préférerait demeurer neutre dans pareils dossiers externes qui portent à la dissension. Les musées comprennent à juste titre qu'ils peuvent influencer la société dans son ensemble, mais habituellement en empruntant des voies beaucoup plus ralenties menant à un changement de culture. Bien qu'il soit vrai que les débats culturels sur les valeurs sociales en général entourant la propriété visent un but, les lois touchant les biens intellectuels à l'ère du numérique n'offriront pas le luxe de beaucoup de temps d'écart. Ces forces externes contribuent activement à façonner la législation en ce moment précis. Et même si certaines activités et discussions peuvent avoir lieu aux confins et sous le contrôle du monde des arts, le droit d'auteur n'est pas un de ces aspects. Ensuite, l'univers artistique doit effectuer la conciliation entre la nature intrinsèquement variable des médias numériques et ses propres modèles temporels en vue d'acquérir et de préserver les œuvres d'art. Les musées font en particulier office d'héroïques protecteurs de ces œuvres, conjurant les effets du temps et du changement afin de préserver l'intégrité et l'exactitude des preuves historiques. Malgré le fait que cette stratégie ait donné de bons résultats, en matière d'art numérique les musées doivent voir le changement comme un volet de la solution et non du problème (pour des recommandations détaillées à ce chapitre, voir les projets Variable MediaNote en bas de page 18 et Archiving the Avant-GardeNote en bas de page 19). Il ne sera pas fortuit si le plus ancien point que les musées préservent du passé est leur mode de fonctionnement.
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