ARCHIVÉE - Document de travail sur l'insécurité alimentaire individuelle et des ménages

Préparé par Valerie Tarasuk
Mars 2001

Les opinions exprimées dans ce rapport ne reflètent pas
nécessairement le point de vue de Santé Canada.

© Valerie Tarasuk, 2001.


Introduction

La sécurité alimentaire est un concept général, englobant des questions liées à la nature, à la qualité et à la sécurité de l'approvisionnement alimentaire, de même que des questions liées à l'accès à la nourriture. Comme on le souligne dans le Plan d'action du Canada pour la sécurité alimentaire, 1998, « la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive, leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». L'insécurité alimentaire des ménages ayant été reconnue comme un problème de santé publique et un problème social grave au Canada, des pressions ont été faites pour qu'on mette en oeuvre des activités d'évaluation et de surveillance visant à estimer l'ampleur du problème et à évaluer les interventions. Un certain nombre d'activités d'évaluation ont été effectuées à l'échelle locale, régionale et nationale, mais il n'existe encore aucun plan d'ensemble national ou provincial pour la surveillance de l'insécurité alimentaire.

Le présent document traite des questions relatives à l'inclusion d'indicateurs directs et indirects de l'insécurité alimentaire dans un système national de surveillance de la nutrition, de façon à détecter l'insécurité alimentaire qui se manifeste à l'échelle individuelle et des ménages lorsque les ressources financières sont restreintes. En l'occurrence, l'expression « insécurité alimentaire » est utilisée pour désigner l'accès restreint, inadéquat ou incertain des personnes et des ménages à des aliments sains, nutritifs et personnellement acceptables, tant sur le plan de la quantité que de la qualité, pour leur permettre de combler leurs besoins énergétiques et de mener une vie saine et productive. L'accent est mis sur l'accès restreint, inadéquat ou incertain aux aliments en raison de contraintes financières pour indiquer que même si les ressources financières ne représentent qu'un des nombreux facteurs influant sur les habitudes de consommation de la personne, celles-ci constituent néanmoins le principal obstacle à l'accès aux aliments chez les groupes économiquement défavorisés.

Malgré le manque de connaissances sur la nature et la gravité de l'insécurité alimentaire et sur ses effets à court et à long terme, le concept de l'insécurité alimentaire est maintenant clairement élucidé. Il peut être défini sommairement comme la non-satisfaction des besoins alimentaires de base. Il est à noter que l'expérience de l'insécurité alimentaire n'est pas de nature statique mais plutôt dynamique. Elle résulte d'une suite d'événements et d'expériences temporels. Des degrés de gravité semblant être applicables aux divers groupes concernés ont été identifiés. Les compromis sur le plan de la qualité des aliments choisis et consommés, et possiblement l'angoisse reliée à la crainte de manquer de nourriture, sont les manifestations les moins graves de l'insécurité alimentaire. Au fur et à mesure que les réserves alimentaires diminuent, l'insécurité alimentaire se manifeste par des compromis sur le plan quantitatif et la sensation physique de faim qui en résulte. La manifestation la plus grave de l'insécurité alimentaire est la privation absolue de nourriture (c.-à-d. ne plus manger du tout). Tout au long de ce continuum de gravité, l'insécurité alimentaire a des répercussions sur les plans psychologique et social.

Pourquoi faut-il surveiller l'insécurité alimentaire au Canada?

La privation majeure qui sous-tend l'expérience de l'insécurité alimentaire indique que celle-ci représente un problème de santé publique et un problème social qui, en soi, justifient sa surveillance. Il est également important de considérer l'insécurité alimentaire comme un facteur de risque d'autres problèmes de santé. Les manifestations de l'insécurité alimentaire grave et chronique présentent une menace pour la santé et le bien-être nutritionnels. De plus, il a été démontré que l'insécurité alimentaire peut avoir des conséquences psychologiques et sociales néfastes pour les personnes directement affectées par ce problème. La surveillance systématique de l'insécurité alimentaire permettra de déterminer son incidence et sa prévalence et de tracer le profil des personnes et des ménages touchés par ce problème. Elle permettra également de comprendre le lien entre les problèmes d'insécurité alimentaire à l'échelle des ménages, les changements dans les conditions socio-économiques, les politiques et les programmes d'intervention. Ainsi, la surveillance de l'insécurité alimentaire fournirait une base solide pour l'élaboration de politiques et de programmes visant à la contrer.

Le fait que l'insécurité alimentaire représente une dimension de la vulnérabilité nutritionnelle différente, quoique complémentaire, de celles ciblées par les évaluations nutritionnelles traditionnelles signifie que ce problème doit faire l'objet d'une surveillance particulière si nous voulons le comprendre. L'ampleur et la gravité de l'insécurité alimentaire ne peuvent être déterminées par le biais d'autres activités de surveillance nutritionnelle. Cependant, la mesure de l'insécurité alimentaire individuelle ou des ménages, combinée à d'autres mesures de la vulnérabilité nutritionnelle, faciliterait grandement l'identification de sous-groupes de la population dont la santé nutritionnelle est potentiellement compromise en raison de contraintes financières.

Mesure de l'insécurité alimentaire

La mesure de l'insécurité alimentaire dans les pays occidentaux opulents a fait l'objet d'un grand nombre d'études ces dernières années. En particulier, des progrès majeurs ont été réalisés dans l'élaboration d'indicateurs directs visant à mesurer l'insécurité alimentaire des ménages à l'échelle de la population. Quatre instruments de mesure directe de l'insécurité alimentaire utilisés dans des études majeures faites récemment en Amérique du Nord, et dont les propriétés ont été soigneusement analysées, sont étudiés dans le présent document : la question sur la suffisance alimentaire (the food sufficiency status question); l'instrument utilisé dans le cadre du Community Childhood Hunger Identification Project (CCHIP); l'instrument Radimer/Cornell; et le Food Security Core Module. Tous ces instruments ont été conçus pour être administrés au chef du ménage ou à la personne responsable de l'approvisionnement et de la gestion alimentaires dans le ménage, de façon à obtenir des informations sur l'insécurité alimentaire des ménages. Ces quatre instruments ont été élaborés et utilisés couramment aux États-Unis. Ils ont également été utilisés (intégralement ou en partie) dans le cadre d'enquêtes et d'études canadiennes sur l'insécurité alimentaire. Chacun de ces instruments a été élaboré en s'appuyant sur les forces des instruments précédents. Le plus récent, soit le Food Security Core Module, permet de mesurer la gravité de l'insécurité alimentaire de manière concise et dûment calibrée. On pourrait l'utiliser, sous réserve de quelques modifications, dans des enquêtes canadiennes sur la population.

Étant donné l'ampleur des ressources nécessaires à l'obtention de mesures directes de l'insécurité alimentaire dans la population et le caractère intrusif de ces mesures, il convient d'examiner aussi des indicateurs indirects de ce phénomène. Trois catégories d'indicateurs indirects sont analysées dans ce document : les indicateurs des contraintes financières qui pourraient logiquement prédisposer les ménages à l'insécurité alimentaire ou au risque d'insécurité alimentaire; les indicateurs des stratégies d'augmentation des ressources qui évoquent l'insécurité alimentaire (p. ex. le recours aux banques alimentaires); et les indicateurs des programmes communautaires perçus comme un indice de problèmes locaux d'insécurité alimentaire. La surveillance de la pauvreté, du recours à l'aide sociale ou de l'utilisation des banques alimentaires pourrait aussi fournir des renseignements sur les problèmes liés à l'insécurité alimentaire. Cependant, le manque de données sur la relation entre ces indicateurs, la prévalence et la gravité de l'insécurité alimentaire en réduit la valeur.

Recommandations quant aux études futures

À la lumière de cette analyse des concepts et des méthodes liés à la mesure de l'insécurité alimentaire au Canada, un certain nombre de lacunes ont été relevées sur le plan de l'information. Cinq aspects méritent d'être examinés plus en détail si on veut intégrer l'insécurité alimentaire dans un système national de suivi et de surveillance de la nutrition.

  1. Détermination des degrés de gravité et des dimensions de l'insécurité alimentaire les plus pertinents à surveiller aux fins des politiques et des programmes au Canada.

    Théoriquement, l'insécurité alimentaire n'est pas une simple variable binaire; elle comporte plutôt une série multidimensionnelle de comportements et de perceptions. Les conséquences potentielles de l'insécurité alimentaire sont également multiples et multidimensionnelles. Lors de l'implantation des activités de surveillance, il est important de déterminer les dimensions et les degrés de gravité de l'insécurité alimentaire les plus pertinents à surveiller dans le contexte canadien. Le Food Security Core Model permet de détecter la privation alimentaire quantitative qui est la manifestation la plus grave de l'insécurité alimentaire. La surveillance de cette forme extrême de privation peut représenter un impératif moral parce que, dans un pays aussi opulent que le nôtre, une telle misère est inadmissible. Il faut cependant reconnaître que ce degré d'insécurité alimentaire est beaucoup moins courant dans notre pays que d'autres manifestations moins graves du phénomène. Les compromis chroniques quant à la qualité de l'apport alimentaire, par exemple, sont généralement plus répandus. Ces derniers peuvent avoir des répercussions plus graves que des épisodes périodiques de privation absolue sur la santé et le bien-être à long terme. De la même manière, on peut alléguer que les répercussions sociales plus générales de l'insécurité alimentaire chronique comme l'exclusion et l'aliénation sociales affectent la santé de la population, qu'elles soient associées ou non à une privation alimentaire mesurable.

    Avant d'intégrer la question de l'insécurité alimentaire dans un système de surveillance de la nutrition au Canada, il est impératif de fixer les grands objectifs de ce système. Ceux-ci détermineront les mesures nécessaires. Ils serviront également à identifier les autres facteurs sociodémographiques et comportementaux à mesurer en même temps que l'insécurité alimentaire afin de pouvoir cerner les sous-groupes vulnérables.
  2. Études visant à améliorer les mesures directes de l'insécurité alimentaire et leur pertinence au regard des objectifs en matière de surveillance de la nutrition au Canada.

    Bien qu'un grand nombre d'études sur la mesure de la sécurité alimentaire aient été entreprises à ce jour, il y a peut-être un besoin d'études additionnelles en vue d'adapter les instruments de mesure existants et en vue d'élaborer de nouveaux instruments qui répondent aux priorités particulières du Canada en matière de mesure directe du phénomène. Il faudrait notamment effectuer des études pour i) confirmer l'applicabilité du Food Security Core Module au Canada et identifier les mesures des catégories de sécurité alimentaire des ménages tirées de cette échelle qui sont les plus pertinentes dans le contexte de la surveillance; et ii) élaborer d'autres mesures directes de l'insécurité alimentaire individuelle ou des ménages en vue d'accroître la connaissance du phénomène obtenue par le biais du Food Security Core Module. Pour maximiser l'impact de ces initiatives, il est impératif que toute nouvelle étude s'appuie sur une connaissance approfondie des études existantes.

    Si l'on veut appliquer et interpréter correctement les mesures directes de l'insécurité alimentaire aux fins de la surveillance et de l'évaluation des programmes, il faudrait évaluer jusqu'à quel point certains aspects particuliers de l'insécurité alimentaire sont affectés par les changements dans les ressources du ménage et élaborer des méthodes visant à évaluer la fréquence et la durée d'expériences particulières de l'insécurité alimentaire. Compte tenu qu'on observe différentes réactions individuelles face à l'insécurité alimentaire au sein d'un ménage, il faudrait également mener des études additionnelles pour examiner l'expérience propre à chacun des membres du ménage, en fonction des différents degrés d'insécurité alimentaire. Dans le cadre de ces études, il est important de ne pas se pencher uniquement sur les différences dans les expériences vécues par les femmes et les enfants, mais aussi d'examiner ces différences plus en profondeur selon l'âge et le sexe.
  3. Études visant à faciliter la comparaison de nouvelles mesures, plus détaillées, de l'insécurité alimentaire aux autres indicateurs directs utilisés dans le cadre d'enquêtes antérieures sur la population.

    Différentes questions sur la sécurité alimentaire ont déjà été incluses dans plusieurs enquêtes sur la population (p. ex., l'Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes, l'Enquête nationale sur la santé de la population, l'Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes et certaines enquêtes provinciales sur la nutrition). Pour faciliter l'interprétation de ces données et permettre des comparaisons systématiques entre les résultats d'enquêtes antérieures et les données sur l'insécurité alimentaire provenant de futures enquêtes auprès de la population, il faudrait mener des études empiriques visant à déterminer le lien entre les questions utilisées lors de ces enquêtes et une série d'autres indicateurs pondérés systématiquement.
  4. Études visant à fournir un cadre empirique permettant d'interpréter les indicateurs indirects clés de l'insécurité alimentaire des ménages.

    Même si nous disposons depuis peu d'un instrument éprouvé permettant des mesures directes de l'insécurité alimentaire des ménages qui peut être utilisé dans les enquêtes axées sur la population, il y aura toujours des cas où des indicateurs indirects de l'insécurité alimentaire s'avéreront nécessaires (p. ex., à l'échelle régionale et communautaire où les échantillons des enquêtes nationales pourraient être de taille insuffisante pour fournir de bonnes estimations). Par conséquent, il est important de procéder à des analyses pour dégager un cadre d'interprétation pour au moins trois indicateurs indirects majeurs de l'insécurité alimentaire : les mesures de la pauvreté basées sur le revenu, les taux d'assistés sociaux et le recours aux banques alimentaires. Une analyse ciblée des données d'enquête existantes sur la population permettrait éventuellement de constituer une base utile pour l'interprétation de ces indicateurs.
  5. Études visant à fournir un fondement empirique sur lequel reposerait l'interprétation des mesures de l'insécurité alimentaire des ménages au Canada.

    Bien que des progrès considérables aient été réalisés dans le domaine de la mesure de l'insécurité alimentaire au cours de la dernière décennie, il reste encore beaucoup d'inconnu relativement aux conséquences à court et à long terme de l'insécurité alimentaire vécue à l'échelle individuelle et des ménages au Canada. Il faut également mener des études en vue de mieux comprendre les causes de l'insécurité alimentaire au pays et d'élucider les liens entre les problèmes d'insécurité alimentaire des ménages, les changements dans les conditions économiques et sociales, les politiques sociales et les programmes d'intervention. Diverses études sur les causes et les conséquences de la chronicité, selon les divers degrés de gravité de l'insécurité alimentaire chez les ménages canadiens, faciliteraient considérablement l'évaluation des efforts de surveillance.

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