Recherche quantitative originale – Remédier à la crise des opioïdes au Canada : une analyse longitudinale de la corrélation entre le statut socioéconomique et les taux de décès, d’hospitalisations et de visites à l’urgence liés aux opioïdes dans la population (2000-2017)

Revue PSPMC

Table des matières |

Mhd. Wasem Alsabbagh, Ph. D.Note de rattachement des auteurs 1; Martin Cooke, Ph. D.Note de rattachement des auteurs 1Note de rattachement des auteurs 2; Susan J. Elliott, Ph. D.Note de rattachement des auteurs 3; Feng Chang, Pharm. D.Note de rattachement des auteurs 1; Noor-Ul-Huda Shah, M. Sc.Note de rattachement des auteurs 1; Marco Ghobrial, Pharm. D.Note de rattachement des auteurs 1

https://doi.org/10.24095/hpcdp.42.6.01f

Cet article a fait l’objet d’une évaluation par les pairs.

Rattachement des auteurs
Correspondance

Mhd. Wasem Alsabbagh, Université de Waterloo, Faculté des sciences, École de pharmacie, 10A, Victoria Street South, Kitchener (Ontario)  N2G 1C5; tél. : 519-888-4567, poste 21382; courriel : wasem.alsabbagh@uwaterloo.ca

Citation proposée

Alsabbagh MW, Cooke M, Elliott SJ, Chang F, Shah N, Ghobrial M. Remédier à la crise des opioïdes au Canada : une analyse longitudinale de la corrélation entre le statut socioéconomique et les taux de décès, d’hospitalisations et de visites à l’urgence liés aux opioïdes dans la population (2000-2017). Promotion de la santé et prévention des maladies chroniques au Canada. 2022;42(6):259-268. https://doi.org/10.24095/hpcdp.42.6.01f

Résumé

Introduction. La présence de grandes inégalités de revenu et l’augmentation des méfaits liés aux opioïdes dans l’ensemble du Canada invitent à se poser la question du rôle du statut socioéconomique (SSE) dans la crise des opioïdes. Seules quelques études ont analysé cette association, et la plupart d’entre elles s’y sont intéressées à l’échelle provinciale. Cette étude porte sur le lien entre les résultats en matière de santé liés aux opioïdes et le SSE et elle mesure les changements au fil du temps des ratios entre divers taux.

Méthodologie. L’équipe de recherche s’est servie de bases de données administratives pour répertorier les décès, les hospitalisations et les visites à l’urgence liés aux opioïdes entre 2000 et 2017. Le code postal des patients a été apparié au quintile du revenu médian des ménages selon la région de tri d’acheminement. L’équipe a calculé les taux bruts et les taux ajustés en fonction de l’âge et du sexe pour chaque quintile, ainsi que le ratio ajusté des taux annuels moyens entre le quintile le plus bas et le quintile le plus élevé. Une régression linéaire a permis d’évaluer la signification statistique de l’évolution des ratios pour tous les résultats.

Résultats. Les données ont révélé un gradient en escalier sur l’ensemble des quintiles de revenu pour les résultats relatifs aux opioïdes. Le ratio des taux annuels moyens entre le quintile le plus bas et le quintile le plus élevé a été de 3,8 pour les décès, de 4,3 pour les hospitalisations et de 4,9 pour les visites à l’urgence. Ces ratios sont demeurés généralement stables et constants tout au long de la période visée par l’étude, et ce, même si l’écart en matière de décès liés aux opioïdes entre les différents SSE a diminué graduellement (p < 0,01).

Conclusion. On observe une corrélation étroite entre le quintile de revenu d’une zone et les résultats relatifs aux opioïdes associés. Il est probable que certains facteurs psychosociaux (stress, chômage, précarité de logement), généralement davantage présents dans les zones à faible SSE, jouent un rôle considérable dans la crise des opioïdes. Les politiques en matière de santé devraient tenir compte de ces facteurs, de façon à proposer des solutions efficaces.

Mots-clés : analgésique, opioïde, mortalité, hospitalisation, service d’urgence, hôpital, classe sociale, dépendance aux opiacés, revenu, temps

Points saillants

  • Le statut socioéconomique (SSE) pourrait être un facteur important influençant les résultats liés aux opioïdes.
  • Jusqu’à maintenant, seules quelques études ont été menées sur cette association.
  • Nous nous sommes servis de bases de données administratives pour étudier le lien entre le SSE (mesuré par le quintile de revenu de la zone de résidence) et les décès, les hospitalisations et les visites à l’urgence liés aux opioïdes.
  • Nous avons observé un gradient socioéconomique pour tous les résultats relatifs aux opioïdes. Le ratio des taux entre le quintile de revenu le plus bas et le quintile de revenu le plus élevé était d’environ 4 pour les décès et les hospitalisations et d’environ 5 pour les visites à l’urgence.
  • Le ratio des taux entre le quintile de revenu le plus bas et le quintile de revenu le plus élevé est demeuré généralement stable et constant au fil du temps. Le ratio des taux de décès a quant à lui présenté une tendance à la baisse.

Introduction

Le Canada a connu une hausse importante de la mortalité et de la morbidité liées aux opioïdesNote de bas de page 1, faisant de la crise des opioïdes un enjeu prioritaire en matière de santé publiqueNote de bas de page 2Note de bas de page 3. L’incidence des méfaits attribuables aux opioïdes continue d’augmenterNote de bas de page 4Note de bas de page 5. Par exemple, le taux d’hospitalisation pour des intoxications aux opioïdes a augmenté de plus de 50 % sur dix ans au Canada (2007-2017)Note de bas de page 6 et on a observé une hausse de plus de 100 % du taux de visites à l’urgence liées aux opioïdes en Alberta et en Ontario entre 2012 et 2017Note de bas de page 6. De nombreux facteurs ont une incidence sur les effets indésirables liés à la consommation d’opioïdes et ils se répercutent chez les patients de manières diversesNote de bas de page 7.

La position socioéconomique d’une personne constitue un facteur potentiel important pour comprendre les méfaits associés aux opioïdes. Qu’elle soit exprimée par le statut socioéconomique (SSE), par la classe sociale ou simplement par les revenus ou la richesse, la position d’une personne dans la hiérarchie sociale aurait une incidence considérable sur les méfaits liés aux opioïdesNote de bas de page 8Note de bas de page 9. Une transition s’est amorcée dans les sciences de la santé depuis le milieu des années 1990, passant d’une orientation reposant sur les aspects biomédicaux et cliniques à une approche axée sur la santé des populations (« la santé en tant que science sociale »)Note de bas de page 10. Selon cette perspective, la relation entre la position sociale d’une personne et ses comportements devrait être prise en compte dans l’analyse des méfaits associés aux opioïdesNote de bas de page 1Note de bas de page 7Note de bas de page 11.

Le SSE est un concept complexe rendant compte de la position d’une personne au sein d’une hiérarchie sociale. Il est souvent exprimé par le revenu, le niveau de scolarité et le statut professionnelNote de bas de page 12Note de bas de page 13. Le SSE reflète généralement les conditions sociales et matérielles d’une personne ainsi que ses ressources sociales et économiques, à la fois actuelles et passéesNote de bas de page 14. On peut ainsi considérer que les « choix » de vie d’une personne, par exemple la consommation de substances, ne sont pas simplement la conséquence de décisions rationnelles et de son pouvoir d’agir mais sont plutôt influencés par ses expériences antérieures (famille, quartier, scolarité et divers événements survenus plus tôt dans sa vie) et par les ressources matérielles et sociales dont elle dispose et qui sont aptes à l’aider à surmonter les obstacles qu’elle rencontre. Par ailleurs, le SSE a souvent une répartition spatiale différenciée, les personnes et les familles au SSE le plus bas ayant tendance à vivre dans des secteurs où l’accès aux ressources est restreintNote de bas de page 15Note de bas de page 16.

De plus en plus d’études font état de liens entre le SSE et les méfaits liés aux opioïdesNote de bas de page 7. Plusieurs études aux États-Unis ont porté sur ce lienNote de bas de page 17Note de bas de page 18Note de bas de page 19, mais on compte peu d’études sur ce thème à l’échelle nationale au Canada. Carrière et ses collaborateurs ont analysé les hospitalisations pour intoxication aux opioïdes au Canada (excluant le Québec) entre 2011 et 2016 en jumelant les données de l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011 et les hospitalisationsNote de bas de page 20. Un revenu plus faible, un niveau de scolarité plus faible, le chômage et l’identité autochtone ont été associés à un taux plus élevé d’hospitalisations liées aux opioïdes (ratio de taux de 3,9 entre le quintile de revenu le plus élevé et le quintile de revenu le plus bas; intervalle de confiance [IC] à 95 % : 3,4 à 4,6)Note de bas de page 20. Outre ses limites du fait d’une validité discutable des données sur le revenu de l’ENM en raison de changements apportés à la méthodologie de recensement en 2011Note de bas de page 21, cette étude a porté uniquement sur les hospitalisations pour intoxication aux opioïdes à un moment précis. De plus, elle n’a pas estimé la présence du trouble de l’usage des opiacés, défini par l’American Psychiatric Association comme un « mode d’usage problématique des opiacés (prescrits et illicites) conduisant à des problèmes ou à une souffrance »Note de bas de page 22, p. 641, dont le diagnostic s’accompagne de plusieurs critères comme la dose consommée, l’envie incontrôlable de consommer, les effets de la consommation sur le travail ou l’école, la consommation dans des situations dangereuses et le sevrage sur une période de 12 moisNote de bas de page 23Note de bas de page 24.

Des études canadiennes ont analysé le lien entre le SSE et les résultats relatifs aux opioïdes à l’aide de bases de données provincialesNote de bas de page 25. Ces études ont révélé qu’en Colombie-Britannique, un faible SSE (exprimé par le quintile de défavorisation le plus élevé) est associé à une plus grande réduction de l’espérance de vie à la naissance, qui s’explique par des raisons relatives aux surdosesNote de bas de page 26Note de bas de page 27. Selon une étude réalisée en Ontario, les ratios de prévalence de la morbidité liée aux opioïdes étaient de deux à trois fois plus élevés dans les secteurs appartenant au quintile inférieur que dans les zones appartenant au quintile supérieurNote de bas de page 28. Ce résultat s’explique probablement par un taux plus élevé de prescription d’opioïdes dans ces secteurs et par le fait que la population qui y vit cherche moins à obtenir des soins.

Bien que de telles études puissent nous éclairer sur les tendances provinciales, elles sont insuffisantes pour brosser un tableau national. Toutes les provinces canadiennes sont touchées par la crise des opioïdes,Note de bas de page 29 et comprendre le lien entre cette crise et le SSE sera essentiel à la construction de politiques de prévention, de réduction des méfaits et de traitement à l’échelle nationale efficaces. Il est également important de comprendre l’évolution de cette relation au fur et à mesure que la crise progresseNote de bas de page 30.

L’objectif de cette étude a donc été d’analyser le lien entre les taux de certains résultats relatifs aux opioïdes et le SSE de différentes zones ainsi que de suivre l’évolution de ces tendances à l’échelle nationale.

Méthodologie

Notre étude observationnelle rétrospective a été réalisée au moyen de données recueillies au Canada entre 2000 et 2017. Nous en avons déjà expliqué la méthodologie précédemmentNote de bas de page 29. Nous avons utilisé des bases de données administratives nationales pour dresser un portrait exhaustif de toutes les statistiques de l’état civil et des consultations du système de soins de santé universel au CanadaNote de bas de page 31. Nous avons accédé aux données les plus complètes disponibles pour les provinces et territoires canadiens, à la fois pour les décès (ensemble du Canada pour 2000-2012 et Canada sauf le Québec pour 2013-2017), les hospitalisations (Canada sauf le Québec pour 2000-2012) et les visites à l’urgence (Ontario pour 2002-2008 et Ontario-Alberta combinés pour 2009-2012) (annexe 1; en anglais seulement).

Sources des données

Décès liés aux opioïdes

Nous avons utilisé la Base canadienne de données sur les décès de la Statistique de l’état civil (BCDECD) pour consulter les données sur les décès liés aux opioïdes entre le 1er janvier 2000 et le 31 décembre 2017. Il s’agit d’une base de données administratives qui répertorie tous les décès au Canada en fournissant des caractéristiques personnelles (âge, sexe et code postal de la résidence) et médicales de la personne décédée. La cause principale du décès et les causes additionnelles sont codées selon la dixième révision de la Classification internationale des maladies (CIM‑10). Des restrictions techniques font que les données sur les décès liés aux opioïdes n’étaient pas disponibles après 2012 pour le Québec et ne sont donc pas intégrées dans les calculs de la moyenne ou du taux annuelNote de bas de page 29. Nous avons cependant inclus les données du Québec dans l’analyse du taux annuel pour 2000 à 2012. 

Hospitalisations liées aux opioïdes

La Base de données sur les congés des patients (BDCP) contient des renseignements détaillés sur chaque épisode d’hospitalisation au Canada (sauf au Québec). Elle renferme des données personnelles (âge, sexe et trois premiers caractères du code postal de la zone de résidence) et des renseignements cliniques sur les patients. Les diagnostics sont codés selon la neuvième révision de la CIM (CIM‑9) et la CIM‑10. Jusqu’à 25 diagnostics peuvent être inscrits. Le premier diagnostic est le diagnostic « principal », les autres correspondant à des maladies concomitantesNote de bas de page 32. Les hospitalisations sont compilées par exercice financier, soit du 1er avril d’une année au 31 mars de la suivante. Dans le cadre de notre étude, les données étaient disponibles pour 2000‑2001 à 2012‑2013.

Visites à l’urgence liées aux opioïdes

Le Système national d’information sur les soins ambulatoires (SNISA) contient des données précises sur chaque visite à l’urgence dans un établissement de l’Ontario (à partir de 2002‑2003) et de l’Alberta (à partir de 2010‑2011). Le SNISA renferme également des données personnelles et cliniques. Certains établissements situés dans d’autres provinces transmettent des données au SNISA, mais seuls l’Ontario et l’Alberta transmettent les données de tous leurs établissementsNote de bas de page 33. Les données disponibles pour notre étude allaient de 2002‑2003 à 2012‑2013. Nous avons inclus tous les cas de l’Ontario dans les taux annuels et les taux annuels moyens. Nous avons aussi combiné les taux annuels de l’Ontario et de l’Alberta à partir de 2010‑2011.

Estimations de la population et du SSE

Les estimations de la population et du SSE ont été produites au moyen des données du recensement. Chaque année de la période d’étude a été associée à une estimation de la population du secteur où résidait le patient en fonction de la région de tri d’acheminement (RTA) de son domicile (annexe 2). Une RTA est une unité géographique relativement petite définie par les trois premiers caractères du code postal. Dans les zones urbaines, une RTA couvre en général environ 200 pâtés de maisons d’une grande agglomération ou l’ensemble d’une ville de taille moyenne. Dans les zones rurales, les RTA correspondent généralement à des régions plus vastesNote de bas de page 34.

Le SSE a été estimé à partir du revenu annuel brut total médian des ménages de la RTA. Les indicateurs établis au niveau agrégé constituent les mesures du SSE les plus utilisées dans la recherche en santéNote de bas de page 35, et le recours aux RTA a permis d’observer des différences locales dans les décès liés aux opioïdes avec un niveau élevé de granularité tout en protégeant la confidentialité des patients. Les RTA ont été classées en fonction des quintiles de revenu médian des ménages dans les provinces. En raison de changements apportés au recensement de 2011Note de bas de page 21, les données sur le revenu pour cette année ne sont sans doute pas fiables pour les petites régions. Nous avons donc utilisé les données sur le revenu issues du recensement de 2006 (annexe 2). Pour calculer les taux de décès annuels moyens pour l’ensemble de la période d’étude, nous avons utilisé les estimations de la population et du revenu provenant du recensement de 2016. Pour calculer les taux annuels moyens d’hospitalisations et de visites à l’urgence, nous nous sommes servis des estimations de la population de 2016 et des estimations du revenu de 2006.

Mesures

Décès liés aux opioïdes

Pour compiler les cas de décès liés aux opioïdes, nous avons utilisé l’algorithme modifié des Centers for Disease Control and Prevention et nous avons ajouté l’héroïne aux entités retenuesNote de bas de page 29. Grâce à cet algorithme, on peut repérer les décès ayant comme cause sous-jacente une intoxication à un médicament avec comme condition qu’un opioïde ou une entité liée aux opioïdes figure parmi les codes relatifs aux causes multiples de décèsNote de bas de page 36. Les codes de la CIM pour la classification des décès liés aux opioïdes sont énumérés dans l’annexe 3. La sensibilité a été estimée à 75 % et la valeur prédictive positive à 90 % pour cet algorithmeNote de bas de page 36.

Hospitalisations et visites à l’urgence liées aux opioïdes

Nous avons utilisé un algorithme de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) pour répertorier les hospitalisations et les visites à l’urgence liées aux opioïdes, que ce soient celles qui se rapportent à une intoxication aux opioïdes ou celles relatives à un trouble lié à la consommation d’opioïdesNote de bas de page 37. Nous nous sommes également servis des codes de la CIM‑9 pour compiler les hospitalisations qui ont eu lieu avant la mise en œuvre complète de la CIM‑10 au Canada (annexe 4)Note de bas de page 17. La sensibilité de l’algorithme a été de 75 % et sa valeur prédictive positive d’environ 80 %Note de bas de page 38. Nous avons tenu compte de tous les champs associés au diagnostic qui ont contribué de façon significative à la durée de l’hospitalisation ou à la visite à l’urgenceNote de bas de page 37.

Analyse des données

Nous avons couplé les cas de décès, d’hospitalisations et de visites à l’urgence aux estimations de population et au quintile de revenu de la RTA selon l’année de recensement applicable. Nous avons exclu les cas pour lesquels il manquait le code postal et les cas survenus dans des RTA pour lesquelles aucun quintile de revenu n’était attribuable ou pour lesquelles le revenu médian avait été supprimé par Statistique Canada pour des raisons de confidentialité. Nous avons calculé les taux annuels bruts de décès, d’hospitalisations et de visites à l’urgence liés aux opioïdes pour chaque quintile de revenu en additionnant tous les cas d’une année et en divisant la somme obtenue par la population estimée. Pour le calcul des taux annuels moyens, le numérateur était la somme des cas survenus au cours de la période à l’étude, tandis que le dénominateur (estimation de la population pour l’année de recensement 2016) a été multiplié par le nombre d’années de suivi. Nous avons ajusté tous les taux par standardisation directe pour tenir compte des différences d’âge et de sexe entre les quintiles de revenuNote de bas de page 39. Conformément à la méthodologie employée par l’ICISNote de bas de page 37, nous avons utilisé la population canadienne du recensement de 2011 comme population de référenceNote de bas de page 40, répartie par tranches d’âge de cinq ans.

Nous avons calculé les ratios des taux annuels moyens de décès, d’hospitalisations et de visites à l’urgence ajustés selon l’âge et le sexe en divisant le taux de chaque quintile de revenu par le taux du quintile le plus élevé. Les IC à 95 % pour les rapports de taux ont été calculés selon la méthode suggérée par NewmanNote de bas de page 41. Nous avons utilisé les quintiles de revenu le plus bas et le plus élevé pour le calcul des ratios des taux annuels. Nous avons représenté graphiquement les ratios des taux de mortalité, d’hospitalisations et de visites à l’urgence pour les années à l’étude. La signification de la pente a été déterminée par l’estimation d’une régression linéaire entre l’année et le ratio des taux. Un niveau de signification de 5 % a été utilisé pour tous les tests statistiques.

Cette étude a reçu l’approbation du Bureau d’éthique de la recherche de l’Université de Waterloo (ORE no 41558). Nous avons accédé aux données par l’entremise du Centre de données de recherche du Sud-Ouest de l’Ontario (CDR-SOO). Les analyses ont été réalisées au moyen de la version 9.4 du logiciel SAS (SAS Institute Inc., Cary, Caroline du Nord, États-Unis). Le nombre de cas et les taux bruts ont été arrondis, conformément aux règles de confidentialité de Statistique Canada, mais nous avons utilisé les chiffres non arrondis pour le calcul des taux et des ratios de taux ajustés.

Résultats

Les taux annuels moyens ont été calculés à partir des 19 560 décès, des 82 125 hospitalisations et des 71 055 visites à l’urgence recensés. Sur ce total, respectivement 96,4 %, 94,5 % et 100 % des cas ont été jumelés à une RTA associée à un quintile de revenu estimé. Le taux de réussite du jumelage s’est révélé plus élevé pour les taux annuels bruts, soit 99,4 % pour les décès 98,9 % pour les hospitalisations et 100 % pour les visites à l’urgence.

Le taux annuel moyen brut de décès liés aux opioïdes variait entre 17,9 cas par million d’habitants pour le quintile de revenu le plus élevé et 69,0 cas par million d’habitants pour le quintile de revenu le plus bas. Les taux ajustés, quant à eux, variaient entre 18,6 cas par million d’habitants pour le quintile de revenu le plus élevé et 72,1 pour le quintile de revenu le plus bas (tableau 1). Le ratio des taux entre le quintile de revenu le plus bas et le quintile de revenu le plus élevé était donc de 3,8 (IC à 95 % : 3,6 à 4,0).

Tableau 1. Taux annuel moyen de décèsNote de bas de page a liés aux opioïdes par million d’habitants au Canada (sauf au Québec) selon le quintile de revenu de la région de tri d’acheminement, 2000 à 2017
Quintile de revenu de la RTA Nombre de décès PopulationNote de bas de page b Taux annuel moyen brut Taux moyen ajusté selon l’âge et le sexe Ratio des taux ajustésNote de bas de page c IC à 95 %
1 (le plus élevé) 1 585 4 923 280 17,9 18,9 1,0 (référence) s.o.
2 2 325 5 115 515 25,3 26,4 1,4 1,3 à 1,5
3 4 035 6 070 270 36,9 38,5 2,0 1,9 à 2,2
4 4 960 6 086 520 45,3 48,2 2,6 2,4 à 2,7
5 (le plus bas) 5 955 4 792 290 69,0 72,1 3,8 3,6 à 4,0

Abréviations : IC, intervalle de confiance; RTA, région de tri d’acheminement; s.o., sans objet.

Note de bas de page a

Données de la Base canadienne de données sur les décès de la Statistique de l’état civil (BCDECD).

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Note de bas de page b

Les estimations de la population sont tirées des données du recensement.

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Note de bas de page c

Les ratios des taux sont fondés sur les taux en fonction des quintiles de revenu des ménages des régions.

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Les taux annuels moyens bruts d’hospitalisations liées aux opioïdes variaient entre 91,2 hospitalisations par million d’habitants pour le quintile le plus élevé et 402,8 hospitalisations par million d’habitants pour le quintile le plus bas (tableau 2). Les taux ajustés allaient de 96,5 cas par million d’habitants pour le quintile de revenu le plus élevé à 413,2 pour le quintile de revenu le plus bas. Le ratio des taux entre le quintile de revenu le plus bas et le quintile de revenu le plus élevé était de 4,3 (4,2 à 4,4). Pour les visites à l’urgence, le taux annuel moyen brut et le taux annuel moyen ajusté variaient entre respectivement 165,8 et 175,4 visites par million d’habitants dans le quintile le plus élevé et 842,1 et 861,6 visites par million d’habitants dans le quintile le plus bas (tableau 3). On a donc observé un rapport de taux plus marqué, de 4,9 (4,8 à 5,1), pour le taux annuel moyen de visites à l’urgence au cours de la période à l’étude.

Tableau 2. Taux annuel moyen d’hospitalisationsNote de bas de page a liées aux opioïdes par million d’habitants au Canada (sauf au Québec) selon le quintile de revenu de la région de tri d’acheminement entre 2000‑2001Note de bas de page b et 2012‑2013Note de bas de page b
Quintile de revenu de la RTA Nombre d’hospitalisations PopulationNote de bas de page c Taux annuel moyen brut Taux moyen ajusté selon l’âge et le sexe Ratio des taux ajustésNote de bas de page d IC à 95 %
1 (le plus élevé) 4 520 4 923 280 91,2 96,5 1,0 (référence) s.o.
2 5 835 5 115 515 135,6 138,9 1,4 1,4 à 1,5
3 9 020 6 070 270 200,0 203,8 2,1 2,1 à 2,2
4 15 785 6 086 520 276,2 284,7 3,0 2,9 à 3,0
5 (le plus bas) 21 855 4 792 290 402,8 413,2 4,3 4,2 à 4,4

Abréviations : IC, intervalle de confiance; RTA, région de tri d’acheminement; s.o., sans objet.

Note de bas de page a

Données de la Base canadienne de données sur les décès de la Statistique de l’état civil (BCDECD).

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Note de bas de page b

Exercices financiers.

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Note de bas de page c

Les estimations de la population sont tirées des données du recensement.

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Note de bas de page d

Les ratios des taux sont fondés sur les taux en fonction des quintiles de revenu des ménages des régions.

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Tableau 3. Taux annuel moyen de visites à l’urgenceNote de bas de page a liées aux opioïdes par million d’habitants en Ontario selon le quintile de revenu de la région de tri d’acheminement entre 2002‑2003Note de bas de page b et 2012‑2013Note de bas de page b
Quintile de revenu de la RTA Nombre de visites à l’urgence PopulationNote de bas de page c Taux annuel moyen brut Taux moyen ajusté selon l’âge et le sexe Ratio des taux ajustésNote de bas de page d IC à 95 %
1 (le plus élevé) 5 015 2 749 745 165,8 175,4 1,0 (référence) s.o.
2 8 205 2 601 525 286,7 301,6 1,7 1,7 à 1,8
3 15 190 2 912 585 474,1 499,0 2,8 2,8 à 2,9
4 20 625 2 808 070 667,7 710,1 4,1 3,9 à 4,2
5 (le plus bas) 22 020 2 377 180 842,1 861,6 4,9 4,8 à 5,1

Abréviations : IC, intervalle de confiance; RTA, région de tri d’acheminement; s.o., sans objet.

Note de bas de page a

Métadonnées du Système national d’information sur les soins ambulatoires (SNISA).

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Note de bas de page b

Exercices financiers.

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Note de bas de page c

Les estimations de la population sont tirées des données du recensement.

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Note de bas de page d

Les ratios des taux sont fondés sur les taux en fonction des quintiles de revenu des ménages des régions.

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L’observation de l’évolution du ratio des taux entre le quintile de revenu le plus bas et le quintile de revenu le plus élevé a permis de relever que le quintile le plus bas affichait constamment des taux supérieurs de décès, d’hospitalisations et de visites à l’urgence liés aux opioïdes (annexes 5 à 9). Dans le même temps, l’inégalité liée au revenu dans les taux de décès associés aux opioïdes a diminué entre 2000 et 2017 (figure 1A). Nous avons estimé la pente de la tendance temporelle linéaire à −0,13 (p < 0,01). Lorsque l’analyse a été restreinte aux années 2000 à 2012 dans l’ensemble du Canada (figure 1B), la pente a été moins prononcée (−0,10), mais est demeurée significative (p = 0,01).

Figure 1. Évolution du ratio des taux annuels de décèsNote de bas de page a liés aux opioïdes par million d’habitants entre le quintile de revenu le plus bas et le quintile de revenu le plus élevé des régions de tri d’acheminement au Canada (sauf au Québec) entre 2000 et 2017 (A) et au Canada entre 2000 et 2012 (B)
Figure 1. La version textuelle suit.
Figure 1 - Équivalent textuel
Figure 1A. Évolution du ratio des taux annuels de décès liés aux opioïdes par million d’habitants entre le quintile de revenu le plus bas et le quintile de revenu le plus élevé des régions de tri d’acheminement au Canada (sauf au Québec) entre 2000 et 2017
Année civile Ratio des taux (Canada sauf le Québec)
2000 4,33
2001 2,62
2002 4,24
2003 4,93
2004 4,18
2005 3,65
2006 3,47
2007 2,88
2008 3,25
2009 3,18
2010 2,91
2011 2,62
2012 2,49
2013 2,34
2014 2,17
2015 1,91
2016 1,99
2017 2,15
Figure 1B. Évolution du ratio des taux annuels de décès liés aux opioïdes par million d’habitants entre le quintile de revenu le plus bas et le quintile de revenu le plus élevé des régions de tri d’acheminement au Canada entre 2000 et 2012
Année civile Ratio des taux (Canada sauf le Québec)
2000 4,06
2001 2,63
2002 3,91
2003 4,07
2004 4,15
2005 3,39
2006 3,28
2007 3,13
2008 3,13
2009 3,19
2010 3,04
2011 2,56
2012 2,49

Abréviation : RTA, région de tri d’acheminement.

Note de bas de page a

Données de la Base canadienne de données sur les décès de la Statistique de l’état civil (BCDECD).

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À l’inverse, l’inégalité liée au revenu dans les taux d’hospitalisations associées aux opioïdes n’a pas changé de façon significative entre 2000‑2001 et 2012‑2013, avec une pente estimée de 0,01 (p = 0,08) (figure 2). Enfin, on ne note aucun changement significatif entre 2002‑2003 et 2012‑2013 en ce qui concerne l’inégalité dans les taux de visites à l’urgence liées aux opioïdes; la pente de la tendance étant de 0,03 (p = 0,50) (figure 3).

Figure 2. Évolution du ratio des taux annuels d’hospitalisationsNote de bas de page a liées aux opioïdes par million d’habitants au Canada (sauf au Québec) entre le quintile de revenu le plus bas et le quintile de revenu le plus élevé des régions de tri d’acheminement entre 2000‑2001Note de bas de page b et 2012‑2013Note de bas de page b
Figure 2. La version textuelle suit.
Figure 2 - Équivalent textuel
Figure 2. Évolution du ratio des taux annuels d’hospitalisations liées aux opioïdes par million d’habitants au Canada (sauf au Québec) entre le quintile de revenu le plus bas et le quintile de revenu le plus élevé des régions de tri d’acheminement entre 2000‑2001 et 2012‑2013
Année civile Ratio des taux (Canada sauf le Québec)
2000 3,38
2001 3
2002 2,91
2003 3,27
2004 2,89
2005 3,24
2006 2,95
2007 3,28
2008 2,74
2009 3,63
2010 3,81
2011 4,01
2012 3,09

Abréviation : RTA, région de tri d’acheminement.

Note de bas de page a

Données de la Base de données sur les congés des patients (BDCP).

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Note de bas de page b

Exercices financiers.

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Figure 3. ÉvolutionNote de bas de page a du ratio des taux annuels de visites aux urgences liées aux opioïdesNote de bas de page ben Ontario (entre 2002‑2003 et 2009‑2010) et en Ontario et en Alberta (entre 2010‑2011 et 2012‑2013) entre le quintile de revenu le plus élevé et le quintile de revenu le plus bas des régions de tri d’acheminement
Figure 3. La version textuelle suit.
Figure 3 - Équivalent textuel
Figure 3. Évolution du ratio des taux annuels de visites aux urgences liées aux opioïdes en Ontario (entre 2002‑2003 et 2009‑2010) et en Ontario et en Alberta (entre 2010‑2011 et 2012‑2013) entre le quintile de revenu le plus élevé et le quintile de revenu le plus bas des régions de tri d’acheminement
Année civile Ratio des taux (Ontario) Ratio des taux (Ontario et Alberta)
2002 3,75 s.o.
2003 3,57 s.o.
2004 3,92 s.o.
2005 3,29 s.o.
2006 4,4 s.o.
2007 4,6 s.o.
2008 4,09 s.o.
2009 4,44 s.o.
2010 4,17 3,42
2011 3,84 3,45
2012 3,6 3,14

Abréviation : RTA, région de tri d’acheminement.

Note de bas de page a

Exercices financiers.

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Note de bas de page b

Données du Système national d’information sur les soins ambulatoires (SNISA).

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Analyse

Cette étude a exploré les liens entre le SSE, représenté par le quintile de revenu de la zone de résidence, et les méfaits provoqués par la consommation d’opioïdes au Canada entre 2000 et 2017 pour les décès, entre 2000‑2001 et 2012‑2013 pour les hospitalisations et entre 2002‑2003 et 2012‑2013 pour les visites à l’urgence. On a pu observer la présence d’un gradient en escalier pour tous les résultats liés aux opioïdes, du quintile de revenu le plus élevé au quintile de revenu le plus bas. Les ratios des taux annuels moyens entre le quintile le plus bas et le quintile le plus élevé étaient de 3,8 pour les décès, de 4,3 pour les hospitalisations et de 4,9 pour les visites à l’urgence. Ce gradient est demeuré de manière générale stable et constant pendant la période à l’étude. Cependant, les inégalités en matière de taux de décès ont semblé se réduire graduellement entre 2000 et 2017.

Ces résultats sont similaires à ceux d’une étude antérieure menée sur les hospitalisations liées aux opioïdes (ratio des taux de 3,9)Note de bas de page 42. Notre étude a toutefois révélé que les inégalités relatives au SSE qui ont été constatées pour le risque d’hospitalisation s’appliquent également aux décès et aux visites à l’urgence liés aux opioïdes. De même, ces résultats cadrent avec les tendances observées en matière de taux de décès par d’autres causes associées à des comportements à risque élevé, comme les infections à VIH et les maladies liées à l’alcoolNote de bas de page 43. Pour ce qui est de l’évolution, ces inégalités sont demeurées dans l’ensemble stables au fil du temps au Canada. Cependant, les inégalités en matière de taux de décès tendent à diminuer.

La recherche en santé de la population portant sur les inégalités en matière de santé s’étend sur plusieurs décennies. Bien que les Canadiens aient joué un rôle de premier plan dans l’adoption d’une approche axée sur la santé de la populationNote de bas de page 44, il est clair que cette école de pensée a été popularisée après la publication en 1980 du classique Black ReportNote de bas de page 45. Ce rapport a permis de montrer que les inégalités relatives au revenu et à la santé n’avaient pas beaucoup évolué, même après 40 ans de soins de santé universels. Un autre message clé était que les tendances en matière de santé observées au sein de la population — quel que soit le résultat de santé observé — étaient liées au revenu par un gradient en escalier. Des tendances similaires ont également été observées au CanadaNote de bas de page 43Note de bas de page 46 et aux États-UnisNote de bas de page 47. Nos résultats concordent avec ce phénomène de gradient. En effet, il n’y a pas de seuil visible au‑dessus ou en dessous duquel tout le monde présente le même risque, ou même un risque semblable. Au contraire, le nombre de décès, d’hospitalisations et de visites à l’urgence liés aux opioïdes diminue avec chaque augmentation du quintile de revenu.

À ce jour, aucune explication définitive ne permet de comprendre le phénomène des gradients de revenu valable pour un si grand nombre de résultats de santé. Malgré la distribution inégale que nous avons observée, il est clair que les méfaits de la crise des opioïdes n’affectent pas seulement les personnes à faible revenu. Cette observation ne concorde pas avec l’idée reçue selon laquelle la pauvreté et l’itinérance sont les deux principaux facteurs de la crise des opioïdesNote de bas de page 48. Le risque plus élevé observé pour le deuxième quintile de revenu comparativement au premier (le quintile de revenu le plus élevé) n’est probablement pas attribuable à un risque supérieur de pauvreté ou d’itinérance. De plus, le gradient clair et cohérent donne à penser que ce ne sont pas les conditions matérielles (accès aux biens, services, qualité du quartier) qui ont la plus grande incidence. En effet, il est peu probable que les personnes habitant dans les zones correspondant au deuxième quintile de revenu le plus élevé au Canada vivent dans la pauvreté, et leur bien-être matériel n’est pas très différent de celui des personnes appartenant au quintile le plus élevé. Ces résultats laissent penser que ce sont plutôt des facteurs psychosociaux qui jouent un rôle clé en matière de gradient.

Outre un gradient clair, ces données nous permettent d’observer le déploiement de la crise au fil du temps, notamment la progression de ses effets des zones moins privilégiées aux zones mieux nanties. Ceux qui résident dans des régions à faible revenu ont été les plus touchés par divers facteurs qui sont généralement plus présents dans les zones où les personnes marginalisées sont regroupées, et ils en ont donc ressenti les effets rapidement. La marginalisation sociale a probablement intensifié les facteurs psychosociaux qui rendent certaines couches de la société plus vulnérables à cette criseNote de bas de page 49. Toutefois, les taux de décès liés aux opioïdes observés en 2005 dans les zones à faible revenu ont été atteints par les zones à revenu élevé de huit à dix ans plus tard. Par conséquent, la réduction de l’écart de mortalité entre les groupes au revenu plus faible et les groupes au revenu plus élevé pourrait signifier que la crise des opioïdes se fera tôt ou tard sentir dans l’ensemble de la société canadienne, et que le fait d’avoir un SSE élevé ne permet que d’en retarder les effets, et non de les prévenir.

Aucun facteur psychosocial précis ne peut être pointé comme étant la raison principale qui pousse un individu à consommer des substances comme les opioïdes. Nous pouvons supposer que le fait de se sentir marginalisé, de souffrir de discrimination, de subir des traumatismes, de vivre dans l’isolement social ou d’avoir un soutien social limité amène les populations des zones défavorisées à consommer des opioïdes. Le capital social, qui peut être conceptualisé comme un attribut individuel ou spatial, désigne généralement les relations qui permettent aux personnes ou aux collectivités d’accéder à diverses ressources, dont du soutien matériel, social et psychologiqueNote de bas de page 50Note de bas de page 51. Il est possible que les personnes ou les collectivités défavorisées sur le plan social soient moins en mesure de mobiliser des ressources provenant d’autrui, comme leur famille ou d’autres réseaux, capacité qui leur permettrait d’atténuer le stress psychosocialNote de bas de page 51. Les résidents des zones à faible SSE pourraient être plus vulnérables aux facteurs de stress social et aux événements indésirables qui peuvent mener à la consommation problématique d’opioïdes et posséder un accès plus restreint à d’autres types de soutien.

Au-delà du capital social, les facteurs psychosociaux liés à la culture et au soutien au sein de la collectivité (ou la contagion sociale)Note de bas de page 52 jouent un rôle important dans les comportements individuelsNote de bas de page 53. Selon la théorie de l’apprentissage social, les individus s’adaptent aux comportements observés dans leurs cercles sociaux et les imitent par des processus d’attention, de mémorisation et de motivationNote de bas de page 54. L’influence du réseau s’est révélée être un déterminant crucial dans de nombreux comportements liés à la santé. Par exemple, on a constaté que le fait d’avoir un ami qui a réussi à cesser de fumer réduit de près du tiers la probabilité de fumerNote de bas de page 55. De même, le fait d’avoir un ami dépressif a été fortement corrélé avec la probabilité de recevoir soi-même un diagnostic de dépressionNote de bas de page 56. Des résultats semblables ont été signalés pour la perte de sommeilNote de bas de page 57 et l’obésitéNote de bas de page 58. Ainsi, la contagion sociale (au sein des familles, des cercles sociaux ou des quartiers) pourrait être un facteur important en cause dans le gradient des opioïdesNote de bas de page 59Note de bas de page 60. Cet effet pourrait être amplifié lorsque l’intersectionnalité de plusieurs facteurs socioéconomiques est prise en compteNote de bas de page 61.

Offrir des opportunités économiques significatives, fournir une éducation et des soins de santé équitables et de grande qualité et raviver le capital social dans les zones marginalisées devraient faire partie des principales priorités du Canada en matière de santé publique si nous voulons parvenir à maîtriser la crise des opioïdes. Il n’est peut-être pas évident de déterminer quelles politiques et quels programmes précis sont nécessaires, mais il est évident que le fait de ne pas tenir compte des questions d’équité diminuera l’efficacité des interventionsNote de bas de page 62.

La distribution de médicaments pour contrer les surdoses d’opioïdes (la naloxone) dans les zones où les besoins sont élevés est une intervention efficace qui permet de sauver des vies, mais qui ne règle pas la cause fondamentale du problème. Les programmes de naloxone pourraient expliquer en partie la légère diminution des inégalités dans les taux de mortalité liés aux opioïdes que nous avons constatée au cours des dernières années. Néanmoins, ces programmes ne permettent pas de prévenir les hospitalisations ni les visites à l’urgence. Les inégalités observées dans ces résultats sont par conséquent demeurées constantes. À vrai dire, elles ont même augmenté, mais de façon non significative. Nos résultats font ressortir la nécessité de tenir compte des conditions psychosociales qui sous-tendent la crise en cours et le besoin de fournir des services de santé équitables et de réduire les divers stigmates associés à la consommation d’opioïdes et au traitement de la consommation problématique d’opioïdesNote de bas de page 63.

Forces et limites

Cette étude a mis en lumière le lien entre le SSE et les décès, les hospitalisations et les visites à l’urgence liés aux opioïdes en utilisant des bases de données complètes sur une longue période. Plusieurs limites importantes sont cependant à souligner. Premièrement, il est possible que certains cas n’aient pas été détectés dans les bases de données administrativesNote de bas de page 64. Avec une sensibilité de 75 %Note de bas de page 36Note de bas de page 38, par exemple, il se peut que quelques décès liés aux opioïdes nous aient échappé. Toutefois, ces erreurs de classification ne causent probablement pas de variations substantielles. Il est peu probable que la codification des résultats liés aux opioïdes diffère en fonction des zones relevant de quintiles de revenu différents. Même si une éventuelle classification erronée pouvait nous avoir amenés à sous-estimer les taux des résultats individuels liés aux opioïdes, le rapport de taux demeurerait inchangé. De plus, même si les résultats intégraient à la fois les opioïdes prescrits et les opioïdes illicites, faire la distinction entre les deux n’aurait pas modifié le ratio des taux. Deuxièmement, nous avons utilisé les quintiles de revenu de 2006 pour effectuer les évaluations sur une dizaine d’années, ce qui a pu entraîner une classification erronée de certaines zones dans certains quintiles. Cependant, on ne s’attend pas à ce qu’il y ait des changements importants dans la position relative des zones sur une période de cinq ans (comme une zone qui passerait du cinquième quintile au premier quintile). Comme notre analyse des ratios des taux portait sur les quintiles les plus élevés et les plus bas, l’effet de cette classification potentiellement erronée devrait être négligeable. Troisièmement, ce ne sont pas toutes les bases de données qui contenaient tous les résultats liés aux opioïdes à l’échelle nationale. Par exemple, la base de données sur les visites à l’urgence n’a fourni des données que pour l’Ontario et l’Alberta. Malgré cela, il s’agit à l’heure actuelle des bases de données les plus complètes dont on dispose pour la recherche.

Conclusion

Bien que les décès, les hospitalisations et les visites à l’urgence liées aux opioïdes aient une incidence sur toutes les strates de SSE au Canada, leur corrélation au SSE se fait par un gradient en escalier, et cette tendance persiste depuis plus de 20 ans. Les facteurs matériels ne peuvent pas constituer la seule explication à ce phénomène : ce sont plutôt des facteurs psychosociaux en lien avec le soutien au sein de la famille et de la collectivité qui peuvent rendre les individus très vulnérables aux méfaits liés aux opioïdes. D’après les résultats de notre étude, il faudrait adopter des cadres stratégiques ciblés qui tiennent compte des aspects psychosociaux du SSE. Les facteurs psychosociaux devraient être pris en compte aussi bien dans la conception des services et la prestation des interventions en soins de santé, notamment en ce qui concerne la gestion des opioïdes, que dans les politiques publiques qui s’attaquent à la crise des opioïdes du point de vue de l’équité.

Remerciements

L’analyse présentée dans cet article a été réalisée au Centre de données de recherche du Sud-Ouest de l’Ontario (CDR-SOO), qui fait partie du Réseau canadien des Centres de données de recherche (RCCDR). Les activités et les services offerts par le CDR-SOO sont rendus possibles grâce à l’appui financier ou en nature du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, des Instituts de recherche en santé du Canada, de la Fondation canadienne pour l’innovation, de Statistique Canada et de l’Université de Waterloo.

Financement

Une partie de cette étude a été financée par le Programme sur l’usage et les dépendances aux substances de Santé Canada (entente no 1920-HQ-000028).

Conflit d’intérêts

Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts.

Contributions des auteurs et avis

WA : conception, méthodologie, acquisition des données, analyse des données et rédaction (version préliminaire, révisions et relectures). MC : conception, méthodologie, rédaction (révisions et relectures). SE : conception, méthodologie et rédaction (révisions et relectures). FC : conception, méthodologie, acquisition des fonds et rédaction (révisions et relectures). HS : analyse des données et rédaction (révisions et relectures). MG : analyse des données et rédaction (révisions et relectures).

Le contenu de l’article et les points de vue qui y sont exprimés n’engagent que les auteurs; ils ne correspondent pas nécessairement à ceux du RCCDR et de ses partenaires ni à ceux de Santé Canada et du gouvernement du Canada.

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