Ce que les talibans souhaitent tirer d’un accord de paix

Les talibans ont accueilli favorablement une initiative de paix lancée au début de 2018 par le président Ashraf Ghani et ont respecté un bref cessez‑le‑feu. Ils ont repris leurs pourparlers de paix avec les États‑Unis au Qatar. Ils se sont exprimés à de multiples reprises, de façon coordonnée, dans le cadre du programme de négociations. Ils ont ainsi montré qu’ils étaient capables de faire preuve de souplesse et ont convaincu Kaboul qu’il existe une réelle possibilité de parvenir à une entente. Il se peut que de nombreuses années s’écoulent avant que cela se concrétise, mais jusqu’ici, le déroulement des événements laisse croire que ces démarches ne sont pas vaines.

Le présent chapitre présente des aspects cruciaux de la façon dont les talibans estiment que le processus de paix doit se dérouler. Ces conclusions ont été tirées à l’issue de très nombreuses entrevues menées en 2018 avec des personnes proches de membres importants du groupe ou en contact avec ces derniers. Il ressort de ces échanges que la vision des talibans est étonnamment homogène, ce qui pourrait laisser croire que le groupe est en fait en train de tâter le terrain. Même s’il est probable que ni Kaboul ni Washington n’accepteraient la proposition des talibans décrite ci‑après sans rien y changer, il reste que cette dernière est beaucoup plus pragmatique que les demandes formulées par les talibans par le passé et beaucoup plus susceptible de fournir aux négociateurs chevronnés un point de départ solide pour en arriver à un règlement politique viable.

Changements importants en 2018

Il y a des années que diverses démarches sont entreprises, sans grand succès, pour mettre un terme à la guerre en Afghanistan au moyen d’un règlement politique. Or, l’année 2018 a amené avec elle un vent de renouveau inattendu. En janvier 2018, les perspectives de paix semblaient toujours aussi peu reluisantes. Les talibans venaient de lancer certaines de leurs attaques les plus dévastatrices contre Kaboul. Les présidents de l’Afghanistan et des États‑Unis venaient de déclarer qu’il n’était presque plus envisageable d’espérer faire la paix avec le groupe. Toutefois, le mois suivant, le président Ghani a profité de la deuxième conférence du Processus de Kaboul pour tendre publiquement la main aux talibans en faisant des concessions que son gouvernement n’avait encore jamais faites, comme le dépôt d’un processus d’examen constitutionnel et l’acceptation des talibans comme parti politique à part entière.

Son offre a déclenché une réaction en chaîne qui a donné un bel élan au processus de paix en Afghanistan, par ailleurs très préliminaire. En mars, des manifestations et des marches en faveur de la paix ont eu lieu en Afghanistan. Au cours des mois suivants, une série de conférences a permis d’obtenir l’appui d’États limitrophes, de bailleurs de fonds et d’érudits musulmans. En juin, les parties belligérantes ont respecté, pour la première fois en 40 ans, un cessez-le-feu de trois jours à l’échelle du pays, ce qui constitue en soi une réussite remarquable. En juillet, les médias ont rapporté que les talibans et les États‑Unis avaient repris les discussions directes au Qatar. En septembre, l’administration Trump a montré à quel point elle prenait ces discussions au sérieux lorsqu’elle a dépêché Zalmay Khalilzad, un envoyé dynamique et respecté, pour les diriger. Les talibans ont renchéri en assemblant à leur tour une équipe de négociation qualifiée, qui compterait, selon la presse, des personnalités au Pakistan (Amir Khan Mottaki, un membre haut placé de la choura) et au Qatar (Muhammad Fazl et Khairullah Khairkhwa, d’anciens détenus de Guantanamo).

Cette chaîne d’événements a notamment eu pour effet de relever grandement le niveau des discussions à Kaboul et en Afghanistan quant à la formulation et aux composantes du règlement politique. Auparavant, les discussions portaient uniquement sur des questions préliminaires, par exemple déterminer s’il y avait lieu de reconnaître un bureau officiel des talibans au Qatar. Or, un observateur constaterait désormais que les membres de l’élite politique de l’Afghanistan tiennent maintenant des discussions de fond sur les éléments essentiels d’une possible entente : la forme et la composition que prendra le gouvernement une fois l’entente signée, les modifications qui pourraient être apportées à la constitution, les mécanismes qui permettront de réintégrer les combattants talibans et la façon de gérer la présence des troupes étrangères. Ce dernier élément demeure sans doute l’un des aspects les plus controversés de l’entente.

Il reste que nul ne sait ce que les talibans pensent vraiment de ces questions ni si ces insurgés sont vraiment prêts à faire la paix. Au cours de la dernière année, le groupe a envoyé des messages contradictoires à cet égard. Certes, il a accepté de respecter le cessez-le-feu en juin (probablement parce qu’il n’avait pas saisi qu’un grand nombre de personnes au sein de ses propres rangs souhaitaient profondément le retour de la paix). De plus, les déclarations publiques des talibans laissent croire qu’ils prennent au sérieux le dialogue avec les États-Unis. Toutefois, les talibans refusent encore et toujours de négocier avec le gouvernement afghan en place, qu’ils considèrent comme illégitime. Ils n’ont pas accepté officiellement de respecter un autre cessez-le-feu pour les célébrations d’Aïd al‑Adha en août 2018 et ont continué de mener une campagne militaire intensive dans presque tous les secteurs de l’Afghanistan. Il y a donc lieu de se demander ce que les talibans souhaitent réellement obtenir.

Au cours des derniers mois de 2018, une multitude d’entrevues ont été menées en Afghanistan avec des proches des talibans, d’anciens membres influents du groupe, des Afghans haut placés qui ne sont pas talibans et des étrangers qui ont établi des réseaux de communication informels avec le groupe (les interlocuteurs). Ces réseaux, qui se sont multipliés au cours de la dernière année, permettent d’en apprendre beaucoup sur les positions, les priorités et les débats internes des talibans. Il convient toutefois de ne pas se fier aveuglément à ces informations. Il peut y avoir un grand écart entre un point de vue exprimé dans une conversation privée et la position officielle qui sera ensuite adoptée au cours des négociations. Néanmoins, certains thèmes sont récurrents, peu importe le palier de la hiérarchie des talibans dont ils proviennent, ce qui laisse croire que le groupe a de plus en plus une vision homogène et cohérente de l’accord de paix qu’il souhaite conclure.

Ce que veulent les talibans

Depuis la chute de leur régime en 2001, les talibans n’ont cessé d’affirmer qu’ils visaient deux objectifs fondamentaux : le retrait des troupes étrangères de l’Afghanistan et le retour au pouvoir d’un gouvernement islamiste. Pendant des années, ils sont demeurés solidement campés sur leurs positions. Toutefois, les talibans ont depuis peu assoupli leurs visées, et il semble maintenant que des compromis puissent être envisagés.

Les talibans n’ont jamais cessé d’affirmer qu’ils ne consentiraient à entamer des discussions politiques sérieuses qu’une fois que toutes les troupes étrangères se seraient retirées d’Afghanistan. Progressivement, ils ont assoupli leur position. Ils ont d’abord accepté de participer aux négociations en Afghanistan une fois que les États‑Unis auraient établi un calendrier pour le retrait de leurs troupes. Plus récemment, ils ont même accepté de se contenter d’obtenir la date de la fin de la présence militaire des États‑Unis au pays. Les membres des talibans laissent également entendre subtilement qu’ils pourraient faire preuve de souplesse à d’autres égards. Par exemple, les États‑Unis pourraient décider de cette date de façon pratiquement unilatérale; le retrait pourrait être conditionnel (p. ex. à la conclusion du règlement politique en Afghanistan); le nouveau gouvernement afghan légitime pourrait même demander à un contingent de soldats américains de demeurer en Afghanistan.

Pour expliquer cette volte-face, les interlocuteurs talibans font valoir que l’Afghanistan pourrait se retrouver dans la même situation que la Syrie si les troupes étrangères se retiraient trop vite. Il existe cependant un point sur lequel les talibans semblent demeurer intraitables : avant toute chose, les États-Unis doivent acceptent de se retirer. Ils se montrent très peu enclins à discuter d’enjeux politiques internes avant d’avoir des garanties à cet égard. Il ne faut pas faire l’erreur de croire que les petits compromis auxquels ils ont consenti signifient qu’ils accepteront, en fin de compte, que les troupes demeurent au pays.

Les interlocuteurs talibans décrivent une série relativement cohérente d’événements qui devraient avoir lieu une fois que les États‑Unis auront annoncé la date du départ de leurs troupes. Les talibans entameraient immédiatement des discussions avec le gouvernement afghan (et probablement aussi avec d’autres factions afghanes) sur la composition d’un gouvernement de transition. À maintes reprises, les interlocuteurs ont fait savoir que les talibans ne s’opposaient pas à une grande partie des dispositions de la constitution de l’Afghanistan en place depuis 2001, pas même à la tenue d’élections régulières ni à la protection de la plupart des droits accordés aux femmes, voire l’ensemble de ces droits. Le groupe n’acceptera cependant jamais de s’intégrer à un régime qu’il accuse depuis si longtemps d’être illégitime, en partie parce qu’une telle démarche viendrait contredire l’argumentaire qu’il a présenté à toute une génération de combattants. En effet, les talibans ont toujours soutenu que la guerre était justifiée sur le plan religieux parce que le gouvernement soutenu par l’Occident n’était pas légitime. C’est ce qui vient justifier le gouvernement de transition : en effet, la seule façon pour les talibans de sauver les apparences, c’est de se joindre à un nouveau gouvernement, même s’il est semblable au précédent, et d’appuyer une nouvelle constitution, même si elle est semblable à la précédente.

La plupart des interlocuteurs talibans font état d’un gouvernement de transition qui serait établi pour une durée fixe, peut-être deux ans, et qui aurait une liste d’objectifs prédéterminés, notamment superviser un processus d’examen constitutionnel, qui ressemblerait à celui décrit dans la constitution actuelle, sans être identique; effectuer une réforme complète des services de sécurité en Afghanistan, en faisant un effort particulier pour les dépolitiser et permettre à des cadres des talibans d’en faire partie; déterminer les secteurs qui relèveront du gouvernement et ceux qui relèveront des talibans, en attendant le règlement permanent qui fera relever tous les secteurs d’une seule force nationale; composer avec les anciens combattants et les prisonniers talibans, tout en les dépouillant de leurs armes; faciliter le retour des réfugiés au pays, un enjeu que les étrangers oublient souvent lorsqu’ils établissent les principaux éléments d’un règlement, mais qui est cher aux talibans; élire un gouvernement permanent à la fin de la période de transition.

Le dernier élément de cette liste revêt une importance particulière. Il est excessivement rare que des interlocuteurs talibans réclament le rétablissement d’un émirat à la tête du gouvernement. Les dirigeants talibans affirment de plus en plus être disposés à accepter une forme de république élue. Paradoxalement, ils ne manquent pas de souligner que si les élections posent problème à l’heure actuelle, c’est en grande partie parce que le gouvernement en place les a gérées de façon chaotique et corrompue. Les principales questions en litige ont trait à la nature de la république : dans quelle mesure elle répond aux normes des talibans quant au respect de la charia, dans quelle mesure elle est centralisée (les talibans réclament systématiquement un régime fortement centralisé) et si elle représente une rupture suffisante avec le régime de Bonn, lequel était manipulé par l’Occident selon les talibans.

Si les talibans proposent bel et bien un plan semblable aux descriptions qui précèdent, il est peu probable que Kaboul et Washington l’acceptent sans modification. Washington rechignera à s’engager à retirer des troupes dès le début du processus, et n’importe quel président afghan hésitera à simplement remettre les rênes à un gouvernement de transition. La série d’événements proposée ne tient pas compte de certaines questions extraordinairement complexes et épineuses liées aux divers enjeux dont il est question, par exemple, l’éventuelle répartition des pouvoirs entre les multiples factions et groupes politiques d’Afghanistan au sein d’un gouvernement de transition, la nature des réformes religieuses conservatrices qu’exigeront les talibans, l’attribution du contrôle des régions qui font actuellement l’objet de chaudes disputes et, enfin (aspect le plus important aux yeux de bien des Occidentaux), la façon de composer avec les groupes terroristes internationaux. Néanmoins, force est de constater que la série d’événements proposée par les talibans fournit un point de départ plus que suffisant pour que des diplomates d’expérience à Kaboul et à Washington soient en mesure de commencer à préparer une ébauche de règlement politique durable. S’ils devaient planifier eux‑mêmes la transition politique de l’Afghanistan, les dirigeants de ces capitales aborderaient probablement les mêmes éléments de prime abord.

Les talibans sont-ils sincères?

Les talibans souhaitent sincèrement le retour de la paix, mais pas à n’importe quel prix. Entretemps, le groupe poursuit sans relâche sa campagne militaire. Leur position montre bien à quel point ils sont convaincus de leur compétence sur le champ de bataille. Les chefs talibans estiment que le groupe est en mesure de résister aux pressions exercées par l’armée américaine et qu’il pourrait même remporter la guerre, si les États‑Unis venaient à se retirer. Il est impossible de savoir si, advenant une victoire militaire complète, les talibans respecteraient le processus décrit ci‑dessus ou auraient comme premier réflexe de restaurer l’émirat. La plupart des chefs talibans reconnaissent cependant qu’il est fort peu probable qu’un tel cas de figure se concrétise dans un avenir rapproché. Même la présence américaine actuelle, pourtant très réduite, suffit à empêcher le groupe de prédominer dans les affrontements. Pour reprendre le pouvoir après le retrait des troupes américaines, lequel demeure incertain, les talibans devraient mener une lutte sanglante et ardue. C’est en partie pour cette raison que les chefs talibans sont prêts à envisager d’autres solutions pour rétablir la paix.

Les sceptiques souligneront que les talibans auraient pu participer à des pourparlers de paix depuis au moins 2010, lorsqu’ils ont envoyé des représentants au Qatar pour discuter avec des diplomates des États‑Unis. Beaucoup d’observateurs soutiennent que le groupe s’est uniquement servi de cette plateforme pour faire traîner le processus en longueur et obtenir des concessions de la part de Washington. Concrètement, le processus a effectivement été lent, parfois au point d’être pénible. Toutefois, les négociateurs talibans ne sont pas les seuls responsables de l’impasse. Aussi bien au sein du gouvernement afghan que du gouvernement américain, il y a eu des querelles quant à la pertinence et à la façon de traiter avec les talibans pour rétablir la paix. Les deux gouvernements ont donc hésité avant de présenter aux talibans une offre abordant les deux grands objectifs de ces derniers.

Ceux qui remettent en doute la volonté des talibans de faire la paix font état de l’ampleur des actes de violence qu’ils ont commis. Les assauts sanglants menés en 2018 dans les provinces de Farah et de Ghazni en témoignent bien. De plus, d’autres villes afghanes risquent d’être prises pour cible à leur tour en 2019, sans compter que d’autres attaques continueront d’être menées chaque jour à plus petite échelle partout au pays. Cependant, l’intensité des activités militaires n’a pas autant d’influence sur l’intérêt des talibans pour le retour de la paix que sur celui des autres parties. Hormis pendant le cessez-le-feu de juin 2018, aucune des parties (soit les Américains, le gouvernement afghan et les talibans) n’a fait preuve de retenue sur le champ de bataille, même si elle souhaitait sincèrement entreprendre des pourparlers.  

Le plus tragique, c’est qu’il y a maintenant des années que l’Afghanistan est pris dans cette impasse militaire sanglante. Chacun des principaux belligérants est prêt à envisager des solutions pacifiques, mais doute de la bonne volonté de ses adversaires et craint d’avoir trop à perdre dans les négociations. Les décisions militaires importantes que prennent les parties sont empreintes d’hésitation et de déception : les conquêtes des villes sont très éphémères, il est impossible de tenir des régions éloignées une fois qu’elles sont libérées, et les troupes envoyées ne parviennent qu’à intensifier les batailles, et pas à obtenir la victoire. En somme, tous ces affrontements entraînent de très nombreuses pertes humaines et n’aident pas vraiment le pays à se sortir de l’impasse.

Au mieux, il risque de s’écouler encore bien des années avant qu’un accord de paix exhaustif ne soit conclu, mais en 2019, il semble plus justifié que jamais d’y investir des efforts. L’omniprésence des pourparlers de paix à Kaboul et l’immense popularité du cessez-le-feu de juin 2018 laissent croire que des négociations sérieuses en Afghanistan pourraient finir par progresser rapidement. Les notions centrales d’un accord de paix que les talibans pourraient bien accueillir circulent déjà parmi les principaux intervenants afghans. La prochaine étape consiste à les amener à s’asseoir officiellement à la table de négociations et à développer ces mêmes idées.

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