Les moyens et les perspectives d’avenir de l’État islamique-Province du Khorassan

Extrêmement centralisées et motivées, les forces de l’État islamique-Province du Khorassan (EIPK) ont vu le jour en 2015 et ont infligé de cuisantes défaites aux talibans, qu’elles espéraient supplanter. Elles ont eu moins de succès en 2017-2018 lorsque les troupes américaines ont décimé les rangs de leurs dirigeants, que les fonds et les recrues se sont raréfiés et que les combattants des talibans ont commencé à être de plus en plus efficaces contre elles. La défaite en Syrie a miné la réputation et le moral de l’EIPK. Ses combattants sont encore capables d’attaquer des cibles faciles, particulièrement les tribus chiites et les civils de Kaboul, mais leur résilience dépend d’un accord d’asile conclu avec le Pakistan.

L’EIPKNote de bas de page 1  a accédé à la célébrité à une vitesse fulgurante en 2015 et a connu un retentissement médiatique et politique qui semblait totalement disproportionné avec la taille réelle de ses effectifs. Il faut cependant reconnaître qu’il a humilié à maintes reprises sur le champ de bataille des talibans pourtant beaucoup plus nombreux. Ces derniers n’ont réussi à lui infliger une défaite sévère qu’une fois dans Zaboul, en 2015-2016, mais même à cette occasion, l’EIPK est rapidement revenu à la charge, les expulsant de certains de leurs bastions dans les districts du nord de cette province. L’organisation militaire de l’EIPK a effectivement été optimisée pour lutter contre les talibans : extrêmement centralisée, elle permettait au groupe de concentrer ses unités les mieux entraînées et les plus motivées (mais aussi plus petites) là où elles étaient nécessaires beaucoup plus rapidement que les talibans.

Les autorités américaines et afghanes n’ont jamais été les cibles principales de l’EIPK, malgré des indications contraires. Lorsqu’à la fin de 2015 le groupe a pris pied dans le district d’Achin, déclenchant une série d’événements qui ont débouché sur des affrontements directs et constants avec les forces américaines dans l’est de la province de Nangarhar, l’EIPK a essentiellement envoyé comme message à ses bailleurs de fonds de plus en plus sceptiques qu’il menait un djihad contre les « croisés », et non une guerre civile contre d’autres djihadistes. Lorsqu’il a commencé à commettre des attentats terroristes à Kaboul en 2016, l’EIPK a visé surtout des civils chiites non protégés, ce qui lui a permis de mentionner expressément à ses bailleurs de fonds du golfe Persique qu’il portait de durs coups aux cibles liées à l’Iran. Il est particulièrement important de signaler que, bien qu’il s’en soit pris aux autorités américaines et afghanes, l’EIPK ne s’est jamais réorganisé et a maintenu une structure centralisée même s’il demeurait dans la ligne de mire des États-Unis, dont les opérations ont tué bon nombre de ses dirigeants à partir de 2015. Cela donne à penser qu’il considérait sa structure centralisée comme un atout essentiel, ce qui ne tient la route que si ses principaux ennemis étaient les talibans.

Quels qu’aient été les projets originaux de l’EIPK, de nombreux faits nouveaux survenus essentiellement à l’extérieur du Khorassan en 2017 et en 2018 ont changé radicalement son contexte opérationnel et la situation en général. Le présent chapitre porte sur ces rebondissements.

Les conséquences des événements en Syrie et en Irak

Le phénomène le plus important qui se soit produit en 2017-2018 a été l’effondrement graduel du prétendu califat de Daech en Irak et en Syrie. Ce revirement a eu de multiples conséquences pour Daech, mais certaines se démarquent :

  • le mythe de l’invincibilité militaire a été mis à mal;
  • le financement a été perturbé;
  • la place de la province du Khorassan dans le mouvement mondial de Daech a changé;
  • le flux des combattants a été inversé : plutôt que de quitter le Khorassan pour se rendre au Moyen-Orient, ils se sont mis à quitter le Moyen-Orient pour aller se battre au Khorassan;
  • les dirigeants de Daech ont été moins en mesure d’exercer un contrôle et une influence.

Initialement en déni, les sources au sein de l’EIPK ont fini par reconnaître, au cours de l’été 2018, que l’effondrement du califat au Moyen-Orient avait sapé le moral de l’organisation. À court terme cependant, l’EIPK a en fait profité financièrement de la crise, puisqu’une part importante des liquidités accumulées en Syrie et en Irak a été transférée au Khorassan au cours des six premiers mois de 2018. Cet argent lui a permis de compenser temporairement la baisse des dons en provenance du Golfe. Ce n’est qu’à l’été 2018, lorsque les transferts de fonds se sont taris, que l’ampleur des conséquences de l’effondrement est devenue évidente. Les répercussions ont été d’autant plus douloureuses que même les dons directs à l’EIPK en provenance du Golfe se sont alors faits plus modestes, les bailleurs de fonds s’interrogeant de plus en plus sur la viabilité du projet de Daech.

Face à cette diminution du financement de l’extérieur, le groupe a pris conscience de l’urgence de recueillir des fonds localement. Plus particulièrement, il a commencé à taxer tous ses sujets et a réorienté sa stratégie afin de s’emparer du plus grand nombre d’exploitations minières possible. Fait intéressant, à l’automne 2018, l’EIPK n’avait toujours pas levé l’interdiction du commerce de l’opium, se privant de ce fait d’une source de revenus importante. Il s’agirait d’un ordre direct d’al-Bagdadi. Le chef suprême se méfie peut-être de l’indiscipline qu’engendrerait l’implication dans le trafic des stupéfiants (comme c’est le cas chez les talibans).

À la suite de l’effondrement du califat au Moyen-Orient, le Khorassan et la Libye sont devenus les deux « provinces » jugées les plus prometteuses par les dirigeants de Daech et les plus dignes de bénéficier de la majeure partie des ressources toujours disponibles. Ces deux provinces ont aussi été choisies pour être celles où les dirigeants survivants se réinstalleraient à mesure que les derniers refuges de Daech en Syrie seraient annihilés. Évidemment, en 2018, le flux des membres de Daech du Khorassan vers l’Irak et la Syrie s’était pratiquement tari, car les ressortissants de l’Afghanistan, du Pakistan et de l’Asie centrale surtout, mais aussi d’autres pays (en plus petits nombres), essayaient plutôt de se rendre au Khorassan en empruntant des itinéraires compliqués, comme celui qui passe par la Turquie, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. Par contre, l’afflux que permettaient de tels circuits d’acheminement clandestin était modeste, dépassant rarement la centaine de combattants par mois.

Les hautes instances de Daech ont toujours eu beaucoup de mal à avoir la haute main sur l’EIPK, mais l’influence et le contrôle qu’elles exerçaient sur lui ont atteint un plancher pendant la phase finale de leur bataille perdue pour les villes d’Irak et de Syrie. Entre les mois de mai 2017 et de mars 2018, les luttes au sein de l’EIPK se sont intensifiées et le groupe s’est divisé en deux camps hostiles : une faction majoritaire composée de Pachtounes (pakistanais et afghans) concentrée le long de la frontière pakistanaise, et une faction minoritaire constituée principalement de Centrasiatiques, de Baloutches, d’Ouzbeks et de Tadjikes afghans installée sur la frontière avec l’Asie centrale. Ce n’est qu’en mars 2018, après avoir été expulsé de toutes les villes irakiennes et syriennes, que Daech est finalement intervenu de façon décisive dans cette lutte de pouvoir et a imposé une solution à l’EIPK. À ce moment‑là, Daech songeait à envoyer bon nombre de ses dirigeants en Afghanistan, où il avait besoin d’une organisation stable et totalement fonctionnelle.

Les répercussions du conflit avec les talibans

Les talibans et l’EIPK se battent pratiquement sans interruption depuis que ce dernier a commencé à empiéter sur leur territoire au printemps 2015. Au départ, les talibans n’étaient pas préparés à se battre contre cet ennemi et avaient rassemblé le plus gros de leurs unités d’élite autour de quelques villes gouvernementales qu’ils tentaient de prendre. De 2015 à 2018, la plupart des combats entre les deux groupes ont eu lieu dans la province de Nangarhar, où les deux camps ont gagné et perdu du terrain à maintes reprises. Dans l’ensemble, cependant, les assauts incessants de l’EIPK ont grandement affaibli les positions des talibans au Nangarhar ainsi que dans la province voisine de Kunar. La situation était telle qu’à l’automne 2017, le chef des talibans Haibatullah, toujours hostile à l’EIPK, a accepté de négocier un cessez-le-feu avec le groupe. La trêve n’a toutefois duré que trois semaines. Il a fallu des années et un soutien constant de l’Iran et de la Russie pour que les talibans de la choura de Quetta obtiennent leur première victoire stratégique contre l’EIPK. Cela s’est produit en août 2018, lorsque les talibans se sont emparés de la base de l’EIPK à Darzab, dans le nord-ouest de l’Afghanistan, au moment précis où l’ampleur des conséquences de la défaite du califat en Syrie et en Irak commençait à se faire sentir.

Bien que le conflit avec les talibans ait commencé à avoir des effets néfastes sur l’EIPK au cours de l’été 2018, à l’automne, ce dernier était toujours en bonne posture dans l’est de l’Afghanistan, où la possibilité qu’il s’empare de la totalité des provinces de Nangarhar et de Kunar ne pouvait plus être écartée. Toutefois, l’EIPK demeure vulnérable en raison des mauvaises relations qu’il entretient avec les tribus (beaucoup moins bonnes que celles des talibans) et de ses finances qui diminuent rapidement, problème que le groupe n’avait pas avant le milieu de 2018. L’EIPK a démontré qu’il peut s’en tirer suffisamment bien sans le soutien des tribus, mais uniquement tant qu’il dispose de ressources financières abondantes.

Les sources au sein de l’EIPK affirmaient que les rangs du groupe grossissaient rapidement en 2015 et en 2016, ce qui est probable étant donné l’expansion de son rayon d’action. En 2017 et au début de 2018, cependant, il semble que le nombre de membres ait stagné autour de 10 000 à 12 000 en Afghanistan et au Pakistan, tandis qu’au cours de l’été 2018, des sources du groupe parlaient d’aussi peu que de 8 000 membres. La définition de « membres » peut varier, ce qui joue sur la comparabilité des données, mais les sources ont reconnu qu’il y avait effectivement eu une diminution, due en partie à des problèmes de recrutement. Ayant attiré rapidement bon nombre des inconditionnels des talibans et du Tehrik-e-Taliban PakistanNote de bas de page 2  (TTP), l’EIPK avait pratiquement épuisé le bassin de recrutement le plus évident. En outre, l’effondrement du califat n’était pas tout à fait un argument massue pour convaincre les recrues éventuelles de se joindre au groupe.

Par ailleurs, les groupes restants de talibans éprouvant des sympathies djihadistes sont pragmatiques, préférant conclure des alliances avec l’EIPK, plutôt que de se joindre à lui. C’est vrai du réseau Haqqani qui, en décembre 2017 a conclu une entente avec l’EIPK afin de collaborer à Kaboul et dans quelques provinces, ainsi que de plusieurs réseaux de talibans de taille modeste dans le Kunar. Certaines sources au sein des talibans prétendent que l’EIPK paie comptant le réseau Haqqani pour son appui, notamment pour l’aider à organiser des attentats terroristes à Kaboul.

Les relations extérieures

À la fin de 2018, l’EIPK était encore loin d’être parvenu à l’autosuffisance financière. Selon des sources au sein de l’organisation, il dépendait toujours des dons provenant surtout du Golfe, de l’Arabie saoudite plus particulièrement. Les bailleurs de fonds institutionnels saoudiens encouragent l’EIPK à faire connaître les attaques violentes qu’il mène contre des « intérêts iraniens », principalement à Kaboul. De leur côté, les bailleurs de fonds privés du Golfe pressent l’EIPK de montrer ses véritables racines djihadistes en combattant les États‑Unis là où il le peut.

Le conseil militaire de l’EIPK a laissé entrevoir un important changement de son positionnement géopolitique lorsqu’il a choisi son nouveau gouverneur en mai 2017. Aslam Farouqi (nom de guerre) était un défenseur de l’apaisement avec le Pakistan en échange de la conclusion d’un accord d’asile avec les autorités pakistanaises. Depuis, il passe le plus clair de son temps en territoire pakistanais, comme la plupart des autres hauts dirigeants de l’organisation. D’après des sources au sein de l’EIPK, les services de renseignement pakistanais auraient même commencé à assurer un soutien financier à l’organisation. Le choix de Farouqi comme gouverneur était controversé : il n’a pas été reconnu par les dirigeants de Daech avant mars 2018 et il a coïncidé avec la défection d’une faction minoritaire dirigée par le commandant ouzbek Moawiya, qui n’est rentrée au bercail qu’au début de 2018.

Indubitablement, la relation avec les autorités pakistanaises a permis à l’EIPK de devenir plus résilient. Ainsi, l’élimination de ses principaux dirigeants par des drones et des avions américains a refroidi considérablement ses ardeurs. La relation n’est pas idyllique pour autant, à cause de l’opposition du groupe de Moawiya au sein de l’EIPK ainsi que des divisions à l’intérieur de l’appareil de la sécurité pakistanais sur la question d’offrir ou non l’asile à l’EIPK. Depuis mai 2017, l’EIPK n’a commis que des attentats occasionnels au Pakistan, habituellement contre des cibles non étatiques, et n’a eu à affronter que de petites vagues de répression menées par les services de sécurité. Cela donne à penser soit que les deux parties essaient constamment de renégocier les modalités de l’accord, soit que sa mise en œuvre est contestée. L’EIPK a tout de même réussi à déplacer sa base principale qui se trouvait en territoire afghan, où elle était vulnérable aux frappes aériennes américaines, vers la vallée de Tirah dans les zones tribales du Pakistan. Il est aussi en mesure d’entretenir plusieurs camps d’entraînement à divers endroits dans les zones tribales.

L’accord conclu avec le Pakistan signifie qu’en pratique l’EIPK ne mène des activités militaires qu’en Afghanistan. Il n’est pas responsable des petites opérations menées en Asie centrale, bien qu’il affirme le contraire, ni des opérations réalisées en Iran.

Perspectives

Les sources au sein de l’EIPK insistent sur le fait que le groupe n’a l’intention de renoncer à aucune des bases principales dont il s’est doté en Afghanistan depuis 2015. Toutefois, étant donné les distances qui séparent les provinces de Nangarhar, de Kunar, de Badakhchan, de Zaboul et de Djozdjan, il semble de plus en plus improbable que l’EIPK puisse y maintenir son emprise face au durcissement de l’opposition des talibans. Une certaine consolidation s’impose pour que l’EIPK se sorte de cette période difficile, jusqu’à ce que ses revenus et ses effectifs augmentent.

À la fin de l’été 2018, Daech a décidé que la Syrie demeurerait sa principale base d’opérations et qu’il poursuivrait sa transition complexe pour devenir une guérilla. Comme il devra consacrer plus de fonds au théâtre syrien que ce qu’il prévoyait pas plus tard qu’au printemps 2018, moins de ressources sont disponibles pour ses provinces de la Libye et du Khorassan.

Dans ce contexte qui évolue, l’EIPK ne peut pas se permettre de laisser ses activités chuter en dessous d’un certain niveau, de crainte que ses bailleurs de fonds restants ne décident qu’il n’a rien à offrir. Étant donné les pressions croissantes exercées par les États-Unis sur l’Iran, les services de sécurité saoudiens pourraient avoir moins besoin de faire appel à des intermédiaires comme l’EIPK contre Téhéran, quoique Riyad aura remarqué que Washington n’a pas pu éviter la défaite à ses alliés en Syrie. Les opérations à Kaboul sont la façon la plus facile et la moins coûteuse de rassurer les bailleurs de fonds du Golfe que l’EIPK continue de frapper impitoyablement des cibles iraniennes. L’Iran a réussi à contrer la plupart des efforts de l’EIPK pour établir des réseaux près de sa frontière, et le groupe ne semble pas être en mesure d’investir des ressources importantes dans ce but.

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