L’influence de la Russie et de la Chine en Afghanistan

La Russie et la Chine souhaitent toutes deux contenir l’extrémisme djihadiste à l’intérieur des frontières de l’Afghanistan. La Russie craint la propagation de ce mouvement en Asie centrale. Quant à elle, la Chine tente d’endiguer la vague de mécontentement dans la province du Xinjiang, territoire qui partage une courte frontière avec l’Afghanistan. Les deux puissances préfèrent l’impasse persistante causée par l’aide apportée par les États-Unis au gouvernement afghan aux risques posés par un gouvernement de talibans, même si ces derniers affirment que leurs ambitions ne dépassent pas les frontières afghanes. Au moment où les États-Unis s’apprêtent à quitter la région, Moscou et Beijing ont établi des contacts avec les talibans.

Même si la nature de leurs intérêts et de leur engagement en Afghanistan diverge, Moscou et Beijing poursuivent le même grand objectif : prévenir la montée des forces islamistes, dont ils perçoivent tous deux les ambitions internationalistes. Moscou craint en effet que la montée des talibans en Afghanistan donne lieu à leur progression dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale et dans les régions à majorité musulmane en Russie. De son côté, Beijing, redoute qu’elle entraîne une intensification de l’opposition musulmane au régime communiste dans la province du Xinjiang.

Malgré leurs nombreux différends avec les États-Unis, la Russie et la Chine ont accepté (et même soutenu, dans le cas de Moscou) la présence militaire des États-Unis en Afghanistan, puisque celle-ci coïncidait avec leur objectif. Or, les forces américaines et alliées ont commencé récemment à quitter le pays. Moscou et Beijing se préparent donc à leur retrait complet en travaillant avec le gouvernement précaire de Kaboul et en collaborant avec les talibans et avec leur principal appui à l’étranger, le Pakistan. Si les deux grandes puissances considéraient autrefois les talibans comme une menace, elles les voient désormais comme des alliés dans leur lutte contre des mouvements plus radicaux tels que l’État islamique-Province du Khorassan (EIPK)Note de bas de page 17  et le Mouvement de libération du Turkestan oriental.

Toutefois, les politiques de la Russie à l’égard de l’Afghanistan ont toujours été plus dynamiques que celles de la Chine. L’Union soviétique a maintenu de bonnes relations avec la monarchie afghane et lui a fourni un soutien considérable jusqu’à sa chute en 1973. Elle a fait de même avec la république qui lui a succédé, et ce, jusqu’au renversement de cette dernière par les forces marxistes en 1978. L’URSS est intervenue militairement pour soutenir le régime marxiste à la fin de 1979 et a mené une campagne anti-insurrectionnelle infructueuse contre les opposants au régime, qui bénéficiaient de l’appui de plusieurs pays, dont les États-Unis, le Pakistan, l’Arabie saoudite, la Chine et l’Iran (sous le shah, puis sous la République islamique). Les forces soviétiques se sont retirées en 1988-1989, mais l’URSS sous Mikhaïl Gorbatchev a continué de soutenir le régime marxiste à Kaboul. Ce soutien s’est tari avec la chute de l’URSS et la montée de Boris Eltsine à la fin de 1991. Après son effondrement quelques mois plus tard, le régime marxiste a été remplacé par une république islamique dirigée par les groupes du nord du pays qui avaient combattu l’occupation soviétique. Lorsque la république islamique a été à son tour renversée par les talibans, mouvement composé essentiellement de Pachtounes du sud de l’Afghanistan, Moscou a rapidement fait front commun avec ses anciens adversaires du nord du pays pour empêcher les talibans d’étendre leur suprématie dans tout le pays. Avant l’invasion de l’Afghanistan par les États-Unis en 2001, la Russie et l’Iran étaient les deux puissances extérieures qui fournissaient un soutien militaire aux opposants des talibans dans le territoire afghan. La Russie avait de bonnes raisons d’agir ainsi : en plus de servir de « refuge » à al-Qaïda, les talibans ont permis au Mouvement islamique d’Ouzbékistan de mener ses opérations depuis le nord de l’Afghanistan, notamment de lancer des raids dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale en 1999 et en 2000.

Après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le nouveau président de la Russie Vladimir Poutine a non seulement appuyé l’intervention menée par les États-Unis en Afghanistan, mais a également accepté que les États-Unis postent des troupes dans les anciennes républiques soviétiques que sont l’Ouzbékistan et le Kirghizistan dans le but de faciliter leurs opérations. Les relations russo-américaines, par contre, n’ont pas tardé à se détériorer pour diverses raisons, et le président Poutine a commencé en 2005 à demander le départ des forces américaines stationnées en Asie centrale. Cela dit, malgré les nombreuses frictions avec les États-Unis, le président Poutine a continué de soutenir les troupes américaines en Afghanistan, principalement par la mise en place du réseau de distribution du Nord qui fournissait aux États‑Unis une autre voie d’approvisionnement que celle qui traversait le territoire pakistanais, ce partenaire gênant qui soutenait lui aussi les talibans. Avec la montée de l’EIPK et sa propagation en Afghanistan, conjuguées au retrait de forces américaines et alliées ainsi qu’à la vulnérabilité croissante du gouvernement à Kaboul, Moscou en est venu à penser que les talibans seraient préférables à l’EIPK. De fait, il est d’avis que ce dernier poursuit un programme internationaliste ayant pour objet de propager le djihad en Asie centrale. En revanche, il estime que les aspirations des talibans se limitent à présent au territoire afghan. Moscou a discuté à maintes reprises avec les représentants officiels des talibans et réclame avec eux le départ des forces américaines et alliées. En outre, Moscou fournit au gouvernement à Kaboul de l’aide dans le domaine de la sécurité et se présente comme un médiateur entre Kaboul et les talibans.

La Chine entretenait des liens privilégiés avec le Pakistan avant l’intervention soviétique en Afghanistan. Voyant alors l’URSS comme son principal adversaire, la Chine s’était jointe au Pakistan et à l’Occident pour soutenir la lutte des moudjahidines afghans contre l’occupation soviétique. Tout comme Moscou, qui affirmait que les talibans soutenaient les islamistes en Asie centrale, Beijing craignait qu’ils appuient les islamistes dans le Xinjiang, où s’amplifiait le mouvement d’opposition musulman au pouvoir chinois. La Chine ne s’est pas jointe à l’intervention américaine en Afghanistan en 2001, mais semblait voir la coalition comme un moyen d’empêcher l’Afghanistan de devenir un refuge pour les mouvements islamistes aspirant à des changements dans le Xinjiang. La Chine aide le gouvernement à Kaboul sur le plan de la sécurité et aurait établi une petite base militaire en territoire afghan près de sa frontière. Depuis que les forces américaines et alliées commencent à se retirer, Beijing parle avec les talibans et poursuit sa collaboration avec le Pakistan, qui demeure son principal partenaire dans la région.

Devant l’affaiblissement de l’influence américaine en Afghanistan, d’aucuns ont soulevé la possibilité que les intérêts russes et chinois commencent à s’y faire concurrence. Toutefois, cette situation paraît improbable vu le comportement de ces deux pays en Asie centrale. À ce chapitre, Moscou et Beijing semblent satisfaits de la répartition des responsabilités selon laquelle la Russie assure la sécurité dans la région, tandis que la Chine se concentre sur le développement économique en fonction de ses propres intérêts. En Afghanistan, les intérêts économiques de la Chine sont supérieurs à ceux de la Russie, mais les liens en matière de commerce et d’investissements de ces deux grandes puissances régionales avec l’Afghanistan sont minimes. En 2017, les importations afghanes de biens en provenance de la Chine s’élevaient à 1,15 milliard de dollars américains, ce qui fait de cette dernière le principal pays importateur de l’Afghanistan. Il s’agit toutefois d’un montant négligeable pour Beijing. La même chose peut être dite des exportations afghanes de biens vers la Chine, qui se chiffraient à 3,44 millions de dollars américains. Les échanges commerciaux entre la Russie et l’Afghanistan sont encore plus modestes. Toujours en 2017, les importations afghanes en provenance de la Russie et les exportations vers ce pays se sont chiffrées respectivement à 157 millions et à 1,15 million de dollars américains.

Le principal intérêt de la Chine est de s’assurer que les forces islamistes en Afghanistan ne menacent pas le Xinjiang. Beijing estime que les politiques russes à cet égard concordent avec son objectif; il soutient donc la stratégie bipartite de Moscou consistant à appuyer Kaboul et à travailler avec les talibans à l’échelle du pays.

Que Moscou travaille de front avec deux factions en Afghanistan n’est pas inhabituel. De fait, cette approche caractérise bien la politique appliquée par la Russie dans de nombreux conflits intra-étatiques ou interétatiques. Pensons entre autres aux conflits entre Israël et l’Iran, entre les pays arabes du Golfe et l’Iran et à ceux opposant différentes factions en Libye, au Yémen, en Irak et même, dans une certaine mesure, en Syrie. Moscou préfère peut-être voir s’éterniser l’impasse entre Kaboul et les talibans, mais si les talibans devaient dominer, il voudrait entretenir de bonnes relations avec eux et lutter à leurs côtés contre l’EIPK. À en croire un commentaire formulé récemment par les Russes, Moscou semble convaincu que les talibans ne représentent plus une menace pour la Russie.

Ces deux possibilités, par contre, posent un risque pour Moscou. Une impasse persistante entre Kaboul et les talibans, dans laquelle chacune des parties serait obnubilée par son adversaire, pourrait permettre à l’EIPK et à d’autres forces du même acabit de gagner en puissance. En revanche, s’ils dominent leurs adversaires au pays, les talibans pourraient se remettre à soutenir des groupes djihadistes visant d’autres pays, comme ils l’avaient fait de 1996 à 2001. Il est possible, évidemment, que s’ils reprennent le pouvoir, les talibans se contentent de mener leurs activités en Afghanistan, comme leurs porte-parole le disent à qui veut bien l’entendre. Si cela s’avérait, les éléments les plus radicaux pourraient quitter l’organisation pour gagner les rangs de l’EIPK ou de groupes similaires.

Les préoccupations suscitées par l’EIPK ne sont pas la seule raison pour laquelle Moscou consent à travailler avec les talibans. À présent, la Russie réclame avec ces derniers le départ des forces américaines et alliées de l’Afghanistan. En effet, nombreux sont ceux à Moscou qui se réjouissent à l’idée de voir partir les États-Unis dans la foulée d’une défaite, comme l’avait fait l’URSS en 1989. Par contre, tout comme il a réclamé il y a quelques années le retrait des forces américaines d’Asie centrale et souhaité le statu quo en Afghanistan, Moscou pourrait préférer aujourd’hui le maintien du soutien militaire américain à Kaboul, et ce, même si les forces de la coalition quittaient la région. La Russie serait ainsi à l’abri des risques générés par une victoire des talibans. De plus, les fonds américains seraient maintenus à Kaboul, ce qui permettrait au gouvernement afghan de continuer à acheter des armes et d’autres biens russes, qu’elle ne pourrait se procurer autrement et que la Russie se refuse à financer.

Les intérêts russes et chinois n’ont pas trop souffert jusqu’à présent de la fragilité croissante de la sécurité en Afghanistan. Moscou et Beijing profitent, pourrait-on dire, de ce qu’aucun des antagonistes n’est suffisamment fort pour dominer les autres, mais que chacun l’est assez pour tenir en respect ses opposants. En raison de leur défaite face aux ennemis de Kaboul, les États-Unis et leurs alliés ne peuvent pas se servir de l’Afghanistan comme base sécuritaire pour disséminer l’influence occidentale en Asie centrale. La présence continue des États-Unis a toutefois empêché les talibans de triompher, eux qui étaient perçus comme une menace par Moscou et Beijing. Ce sont principalement les États-Unis et leurs alliés qui ont endossé la responsabilité d’éviter un tel dénouement.

À l’horizon

Conjugué à la montée de l’EIPK, le retrait de forces américaines et alliées d’Afghanistan (de même que la promesse du président Trump de réduire encore plus ses effectifs) a considérablement changé la donne. Si, en raison de l’effacement progressif de la présence militaire des États‑Unis et des alliés, la Russie et la Chine héritent du fardeau de la lutte contre les forces djihadistes, la montée de l’EIPK a aidé à donner aux talibans l’image d’un groupe qui ne souhaite que des changements à l’échelle du pays et qui profiterait comme ses voisins de la débâcle de l’EIPK. Dans cette conjoncture, Moscou et Beijing seraient en mesure de maintenir un équilibre qui empêcherait une quelconque partie de prendre le contrôle en Afghanistan ou de s’en prendre à leurs intérêts. Mais la situation demeure précaire. La Russie et la Chine pourraient avoir à composer avec des problèmes plus graves si les États-Unis et les alliés devaient effectivement se retirer. En effet, les talibans pourraient s’emparer du pouvoir et renouer avec leurs ambitions internationalistes, ou alors c’est ce à quoi parviendrait l’EIPK si personne ne l’empêche de développer sa puissance. Beijing et Moscou auront à s’investir beaucoup plus s’ils souhaitent mettre leurs intérêts à l’abri des forces djihadistes. Les deux pays répartiront probablement ce fardeau de façon à ce que la Chine fournisse le soutien économique dont a besoin la Russie pour gérer la sécurité d’une manière quelconque. Établir les conditions d’une telle entente pourrait causer des frictions entre les deux pays, surtout si Moscou voit Beijing lui fournir une aide économique qui lui est défavorable en échange d’une tâche qui, à ses yeux, avantage les deux parties à l’entente.

Toutefois, selon la Russie, le pire ne point pas encore à l’horizon. D’ailleurs, Moscou et Beijing mettront tout en œuvre pour tuer le problème dans l’œuf. Même s’ils ne l’admettront pas publiquement, ils éviteront le pire et réduiront au minimum le prix à payer si les États-Unis et leurs alliés maintiennent une présence suffisante en Afghanistan pour que ni les talibans ni l’EIPK ne triomphent.

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