Le rôle des acteurs régionaux

Les voisins de l’Afghanistan appuient de nombreux groupes différents sur son territoire et invoquent leurs intérêts géopolitiques, économiques ou religieux pour justifier cette ingérence. La paix détruirait en grande partie l’économie de guerre et désavantagerait bon nombre de ceux à qui elle a permis de s’enrichir. Néanmoins, les voisins soutiennent le processus de paix parce qu’il pourrait mettre fin à l’instabilité régionale et tous, sauf l’Inde, veulent que les États-Unis partent sans maintenir une présence permanente dans la région. Aucun ne veut un retrait précipité des troupes américaines, qui provoquerait une nouvelle guerre civile.

Le présent chapitre résume le rôle des acteurs régionaux dans le conflit afghan et cherche à définir les aspects les plus importants de la participation des principaux protagonistes autour de cette zone ravagée par la guerre. Un tel exercice est toujours susceptible de verser dans la simplification outrancière, et des spécialistes contesteront certains éléments de l’analyse, en partie parce que beaucoup d’acteurs ne s’entendent pas sur leurs rôles. Malgré tout, l’idée selon laquelle la plupart des voisins de l’Afghanistan veulent empêcher les États-Unis de maintenir une présence militaire à long terme dans leur cour fait généralement consensus. Les pays de la région s’entendent aussi jusqu’à un certain point sur la nécessité d’empêcher toute propagation de l’instabilité. Les désaccords sont nombreux par contre, et les voisins sont susceptibles de continuer de soutenir des intermédiaires rivaux. Pourtant, certains acteurs régionaux cherchent aussi à faciliter les négociations de paix, en partie pour mettre un terme à l’escalade de la violence à leur porte et protéger leurs intérêts dans un éventuel règlement politique.

Une guerre entre deux camps

La guerre en Afghanistan oppose de nombreuses factions afghanes et étrangères, étatiques ou non. Les détails de toutes ces factions n’ont pas tous la même pertinence cependant. Le cessez‑le‑feu de juin 2018 appuyait l’idée d’un modèle simple de conflit entre deux camps : les talibans se battent contre le gouvernement soutenu par les États-Unis. Lorsque Kaboul et les forces américaines se sont engagés publiquement à suspendre les hostilités, et que les talibans leur ont renvoyé l’ascenseur, la violence a cessé pendant trois jours sur presque tout le territoire afghanNote de bas de page 3 . « Il s’agissait d’une expérience contrôlée », a déclaré le président Ashraf Ghani. « C’est une question de discipline. Nous avons un interlocuteur [les talibans] que nous devons prendre au sérieuxNote de bas de page 4 . » Les talibans sont essentiellement des Afghans et se battent près de chez eux pour la plupart. Ils régissent aussi localement des questions comme l’éducation, les soins de santé, la justice et les impôtsNote de bas de page 5 . Des milliers de batailles sont livrées chaque année, presque toutes entre des forces favorables au gouvernement et les talibans. Comme le conflit qui oppose ces deux camps est à l’origine de 95 % des incidents violents en Afghanistan, les autres groupes militants représentent un facteur négligeable sur le champ de batailleNote de bas de page 6 .

De nombreuses factions secondaires

Le rôle des factions secondaires ne peut toutefois pas être passé sous silence. Individuellement, aucune d’elles n’a suffisamment d’influence pour orienter la conduite de la guerre ou dicter les modalités d’un éventuel accord de paix, mais collectivement, elles ont un effet considérable. Il est devenu clair au cours des dernières années que des sources régionales assurent un soutien aux talibans et à d’autres acteurs non étatiques, étant donné l’ampleur grandissante de l’insurrection et les niveaux croissants d’assistance directe aux talibans en provenance des pays limitrophes. Une telle aide résulte parfois de stratégies de couverture, les puissances régionales cherchant des alliés locaux – les talibans, les seigneurs de la guerre, les chefs de milices – capables de protéger leurs intérêts en AfghanistanNote de bas de page 7 . Certains acteurs régionaux assurent donc un soutien dosé aux deux camps, et parfois à des factions concurrentes au sein de chacun. La figure 1 montre le chevauchement de ces relations d’assistance, mais n’est fournie qu’à titre indicatif parce qu’incomplète.

Figure 1. Représentation simplifiée du soutien que des factions étrangères assurent aux acteurs du conflit
Chassé-croisé du soutien entre divers acteurs étatiques et non étatiques ainsi qu’au gouvernement de l’Afghanistan et aux talibans
Figure 1 – Description longue

Au centre de l’image se trouvent deux encadrés représentant le gouvernement de l’Afghanistan et les talibans. Plusieurs encadrés les entourant représentent les acteurs étatiques et non étatiques dans la région. Les flèches montrent le soutien fourni à chaque entité au centre de l’image. La Turquie soutient le Jamiat (tadjik), le gouvernement de l’Afghanistan et le Junbish (ouzbek). La Russie accorde un soutien au Jamiat (tadjik), au gouvernement de l’Afghanistan et aux talibans (y compris au réseau Haqqani). Quant à la Chine, elle appuie le gouvernement de l’Afghanistan et le Pakistan, et l’Inde appuie le gouvernement de l’Afghanistan. Le Pakistan soutient les talibans (y compris le réseau Haqqani), le Hezb e Islami Gulbuddin (HIG) et l’État islamique – Province du Khorassan (EIPK). Pour leur part, les Émirats arabes unis (EAU) soutiennent le Pakistan. L’Arabie saoudite (ainsi que certains bailleurs de fonds privés) offre un appui au Pakistan, à l’EIPK et au HIG. Le Qatar apporte un soutien aux talibans (y compris au réseau Haqqani) et à l’Iran. Le HIG soutient le gouvernement de l’Afghanistan. L’Iran appuie les talibans (y compris le réseau Haqqani), le gouvernement de l’Afghanistan et les groupes hazaras. Enfin, les États Unis et l’OTAN accordent un soutien au gouvernement de l’Afghanistan et aux milices proaméricaines.

Dans le sens horaire, en commençant à droite : Le Pakistan et l’Inde entretiennent leur rivalité par le biais de leurs politiques à l’égard de l’Afghanistan. Le Pakistan cherche à préserver son influence régionale en soutenant les talibans, mais appuie aussi divers groupes militants, comme l’État islamique-Province du Khorassan (EIPK) et autrefois le Hezb-e Islami/Gulbuddin (HIG), pour faire persister des menaces asymétriques sur l’Inde et le gouvernement afghan soutenu par les États-Unis. L’Inde cultive de solides relations avec le gouvernement de l’Afghanistan afin de perturber le Pakistan, notamment en entretenant des liens avec des politiciens opposés au Pakistan et des éléments des forces de sécurité afghanes. En Arabie saoudite et dans d’autres pays du Golfe, des bailleurs de fonds recueillent de l’argent pour les talibans, mais appuient aussi leurs rivaux, l’EIPK et le HIG. Le Qatar sert d’avant-poste diplomatique aux talibans, tout en soutenant la politique de l’Iran dans la région contre ses rivaux aux Émirats arabes unis (EAU) et en Arabie saoudite. L’Iran appuie le gouvernement de l’Afghanistan, mais assure aussi un soutien limité aux talibans, par exemple contre les groupes de l’EIPK près de sa frontière. Il recrute aussi au sein de groupes hazaras pour les milices chiites actives en Syrie et en Irak. La Turquie protège les peuples turciques du Nord au moyen d’hommes forts comme Rachid Dostom du parti Junbish à majorité ouzbèke et, dans une moindre mesure, de personnalités comme Atta Muhammad Noor du parti Jamiat. La Russie et d’autres membres de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) appliquent une stratégie tampon, soutenant le gouvernement établi à Kaboul tout en bâtissant des relations avec des groupes armés. Depuis peu, la Russie cultive des relations avec les talibans afin d’embarrasser les États-Unis et d’accélérer le départ de leurs troupes. Enfin, la Chine entretient des relations chaleureuses tant avec l’Afghanistan qu’avec le Pakistan, tout en menant une opération antiterroriste ciblée contre les Ouïghours avec la collaboration de nombreux acteurs, dont les talibansNote de bas de page 8 .

Les États-Unis et leurs alliés

Les protagonistes qui apparaissent sur le côté gauche de la figure 1, les États-Unis et leurs alliés, sont ceux qui ont eu l’influence la plus déterminante sur le conflit depuis 2001. Les puissances occidentales ont défini l’orientation de la guerre en décidant, à la conférence de Bonn, d’inclure des représentants de nombreuses factions armées, mais d’exclure les talibansNote de bas de page 9 . Le gouvernement qui a émergé du processus de Bonn était donc dominé par des personnalités de premier plan qui avaient combattu les talibans au cours des décennies précédentes. Certains des opposants aux talibans les plus connus ont été promus à des postes de haut rang. Le soutien assuré au gouvernement et aux forces de sécurité de l’Afghanistan a mis ce dernier à l’abri des considérations relatives à la paix et créé des motifs de prolonger le conflitNote de bas de page 10 . Par ailleurs, la campagne antiterroriste que mènent les États‑Unis et leurs alliés en Afghanistan depuis 2001 demeure pour eux la principale raison d’assurer une présence militaireNote de bas de page 11 . Pour sa part, la communauté internationale applique un programme normatif en Afghanistan, cherchant à promouvoir les droits de l’homme – et de la femme – et les valeurs démocratiques libéralesNote de bas de page 12 . Elle s’aliène ainsi les acteurs qui, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Afghanistan, n’adhèrent pas aux normes occidentales et suscite la résistance des acteurs régionaux opposés aux États-Unis. De son côté, Washington continue de soutenir des milices indépendamment des forces afghanes, compliquant davantage la situation politiqueNote de bas de page 13 .

Des tensions régionales

Il serait également possible d’illustrer les rôles des divers acteurs régionaux en reprenant la figure 1 et en l’examinant à travers le prisme du conflit plutôt que du soutien. La figure 2 montre les lignes de tension importantes entre les factions principales et secondaires. Ce diagramme ne tient pas compte de certains types de conflit qui sont de courte durée ou demeurent latents : par exemple, les rivalités entre le Junbish, le Jamiat, le HIG et les groupes hazaras d’une part, et le palais présidentiel, d’autre part, qui pourraient changer au cours de la période électorale prévue pour 2019. Aucun trait n’a été tracé entre l’Iran et le HIG parce qu’il est difficile de déterminer à l’heure actuelle si les tensions historiques entre Gulbuddin Hekmatyar et Téhéran ont été soulagées; il en va de même entre le HIG et la Russie. Des flèches ont cependant été dessinées dans les deux sens entre le Pakistan et l’Afghanistan, même si Islamabad affirme qu’il n’y a pas d’hostilité entre les deux pays. En fait, des escarmouches le long de la ligne Durand et l’hébergement de dirigeants des talibans par le Pakistan montrent bien qu’il existe des tensions.

Figure 2. Représentation simplifiée des tensions régionales et de leurs répercussions en Afghanistan
Chassé-croisé du soutien entre divers acteurs étatiques et non étatiques ainsi qu’au gouvernement de l’Afghanistan et aux talibans
Figure 2 – Description longue

Au centre de l’image se trouvent deux encadrés représentant le gouvernement de l’Afghanistan et les talibans (y compris le réseau Haqqani). Plusieurs encadrés les entourant représentent les acteurs étatiques et non étatiques dans la région. Les flèches montrent les tensions qui existent entre chaque entité dans les encadrés ainsi qu’au sein de celles ci. Ces entités sont des pays limitrophes ou des intervenants, notamment le Qatar, l’Iran, les EAU, le Pakistan, l’Inde, la Chine, la Russie (Organisation du Traité de sécurité collective), la Turquie, l’Arabie saoudite (ainsi que certains bailleurs de fonds privés), les États Unis et l’OTAN. Les entités non gouvernementales comprennent le Jamiat (tadjik), le Junbish (ouzbek), le HIG, l’EIPK, les groupes hazaras et les milices proaméricaines.

Les intérêts commerciaux

Les acteurs représentés dans les figures 1 et 2 peuvent être subdivisés en factions, l’enjeu transversal de premier plan étant l’économie de guerre. Dans tous les camps, qu’il s’agisse du gouvernement, des groupes d’opposition, des talibans, des gouvernements régionaux ou des forces de sécurité régionales, des personnalités importantes ont joliment profité de la guerre. L’économie de guerre incite à maintenir le statu quo ou à jouer du coude pour améliorer sa position commerciale et dissuade d’apporter des changements profonds, comme de conclure un accord de paix. En mai 2016, lorsque celui qui était alors le chef des talibans, Akhtar Mansour, a trouvé la mort dans une frappe de drone au Pakistan, des querelles ont éclaté entre les insurgés de haut rang au sujet des 900 millions de dollars américains qui auraient disparu de ses comptes bancaires. Dans l’autre camp, des personnalités bien connues parmi l’élite afghane seraient milliardaires. De telles fortunes témoignent souvent d’une implication dans l’industrie de l’opium en Afghanistan, qui a connu un essor important depuis 2001 et domine maintenant le marché mondialNote de bas de page 14 . Cette industrie prospère dans les zones livrées à l’anarchie, de même que d’autres marchés illicites comme le commerce des armes, la contrebande du bois d’œuvre et l’exploitation minière illégaleNote de bas de page 15 . En outre, les entreprises légales associées au conflit représentent le plus gros employeur non agricole, soit directement dans le cas des forces de sécurité, soit indirectement pour ce qui est des industries du camionnage, de la logistique, de la construction, de l’approvisionnement en carburant et de la sécurité privée, pour ne citer que celles-làNote de bas de page 16 . Cela complique sérieusement tout processus de paix futur : des négociations de paix couronnées de succès pourraient nuire à l’économie de guerre, ce qui priverait des gens de leur gagne-pain.

Conclusion

La principale crainte dans la région est que les États-Unis veuillent avoir des bases militaires permanentes en Asie du Sud. Une présence persistante des troupes américaines, comme c’est le cas en Corée du Sud, est inacceptable pour l’Iran, le Pakistan, la Russie et la Chine. L’Inde par contre souhaite un engagement à long terme des États-Unis. La nouvelle d’un éventuel retrait des troupes américaines suscite donc un optimisme prudent chez la plupart des acteurs régionaux importants. Les voisins pourraient être moins enclins à perturber la stratégie américaine s’ils croyaient que Washington renoncera finalement à son bastion stratégique à leur porte. Toutefois, ce n’est pas parce qu’ils veulent que les États-Unis partent qu’ils souhaitent un retrait abrupt. Toutes les parties reconnaissent qu’un retrait précipité pourrait provoquer une nouvelle guerre civile qui déstabiliserait toute la région. Les voisins n’aiment pas les surprises, et les signaux incertains de la Maison‑Blanche inquiètent.

Jusqu’à un certain point, cette inquiétude pourrait provoquer une réflexion constructive. Les puissances régionales qui ont des intérêts en Afghanistan doivent maintenant prendre des décisions difficiles qui décideront de l’avenir après le départ des États-Unis. Elles pourraient participer aux négociations de paix pour calmer leurs voisins ou renforcer leur soutien aux intermédiaires afghans qui alimentent la guerre civile. Plus vraisemblablement, elles pourraient jouer sur ces deux tableaux. Les déclarations publiques des diplomates régionaux ne révéleront pas grand-chose sur leurs projets. La circulation des armes et le soutien des groupes mandataires seront de meilleurs indices. Des signes encourageants ont cependant été détectés en 2018 lorsque les puissances régionales se sont présentées en facilitatrices des négociations de paix, parfois en collaboration avec les États-Unis. Reste à voir si ces interventions diplomatiques se révéleront constructives en 2019. La politique régionale à l’égard de l’Afghanistan est à la croisée des chemins.

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