Chapitre 2 - Fractionnement ou frictions? L’avenir de la relation entre al-Qaïda et l’EIIL

Les antécédents de violence entre éléments du mouvement djihadiste donnent à penser que la scission entre l’EIIL et le noyau d’al-Qaïda est la règle plutôt que l’exception. Al-Qaïda dominait après les attentats du 11 septembre 2001. Elle avait le financement, le contrôle des camps d’entraînement, le leadership charismatique de Ben Laden, le prestige d’attentats couronnés de succès ainsi que le désir d’unir les forces djihadistes. Elle a perdu ces avantages dans une large mesure, et des différences marquées sont apparues entre les deux groupes. Al-Qaïda n’est pas d’accord avec l’importance que l’EIIL accorde au califat dans l’immédiat et rejette sa violence, sa persécution des minorités et sa vision apocalyptique. Elle préférerait commencer par s’attaquer à l’ennemi lointain et est ouverte aux alliances avec des groupes ayant des objectifs compatibles. L’EIIL est en pleine ascension à l’heure actuelle, mais les progrès réalisés par des groupes affiliés à al-Qaïda comme le Front al-Nosra pourrait rétablir l’équilibre concurrentiel.

Les divisions ont toujours miné le mouvement djihadiste moderne. Ce sont probablement des djihadistes rivaux qui ont assassiné le meneur du mouvement arabe afghan, Abdullah Azzam, en 1989, tout comme d’autres djihadistes ont essayé à maintes reprises de tuer Oussama Ben Laden lorsqu’il était au Soudan. Al-Qaïda elle-même était un mouvement dissident de la cause plus vaste des Arabes afghans et a souvent eu de la difficulté à collaborer avec ses frères djihadistes, et plus encore à les diriger. En fait, étant donné les antécédents sanglants de violence intestine du mouvement djihadiste dans son ensemble, la scission de 2014 entre le noyau d’al-Qaïda et l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) semble relever davantage de la règle que de l’exception.

À la fin des années 1990 et immédiatement après les attentats du 11 septembre 2001, al‑Qaïda a réussi à réconcilier de multiples courants du mouvement djihadiste moderne. Plusieurs facteurs expliquent cette harmonie relative :

  • premièrement, al-Qaïda a souvent eu accès à des fonds considérables qui lui permettaient d’inciter les groupes à travailler ensemble et de récompenser la collaboration;
  • deuxièmement, al-Qaïda contrôlait l’accès aux camps d’entraînement au Pakistan et en Afghanistan. Même les groupes qui ne partageaient pas sa vision voulaient accroître les compétences de leurs membres. Le contrôle des camps d’entraînement a permis à al-Qaïda non seulement d’orienter les recrues vers ses clients préférés, donnant ainsi à un groupe de même tendance dans un pays la possibilité de se renforcer, mais également de faire du prosélytisme auprès des recrues en entraînement, mobilisant ainsi les groupes autour d’une vision commune;
  • troisièmement, Ben Laden avait une philosophie et une personnalité inhabituelles. C’était un homme charismatique et pourtant humble. Il n’imposait pas l’adulation, mais inspirait ceux qui l’entouraient : une combinaison idéale pour unifier un mouvement constitué de personnalités fortes et zélées;
  • quatrièmement, al-Qaïda a acquis un prestige considérable au fil du temps grâce à ses attentats contre les États-Unis et à d’autres exploits. Cette popularité s’est accrue, permettant ainsi au groupe d’obtenir plus de financement et d’attirer un grand nombre de recrues de meilleure qualité, et donc de disposer d’encore plus de pouvoir pour l’avenir;
  • enfin, après les attentats de 2001, les activités de lutte contre le terrorisme des États‑Unis et de leurs alliés, qui ont ciblé sans discrimination plusieurs courants du mouvement djihadiste – ce qui était tout à fait compréhensible étant donné leurs nombreux objectifs et entraînements communs –, ont incité les appareils externes des différents groupes à unir leurs efforts par instinct de préservation (en Afghanistan et au Pakistan surtout).

Al-Qaïda elle-même est maintenant sur la défensive, et bon nombre de ces facteurs —mais pas tous — ont perdu de leur importance. Al-Qaïda a probablement toujours des camps d’entraînement au Pakistan et en Afghanistan, mais, étant donné les efforts des forces armées pakistanaises et les frappes de drones, ils ne sont plus que le pâle reflet de ce qu’ils étaient pendant la période qui a précédé les événements du 11‑Septembre. De même, l’organisation ne bénéficie plus du même accès aux fonds et aux recrues. Zawahiri n’a ni le charisme ni la personnalité conciliante de Ben Laden, et le prestige global du groupe a diminué sous sa direction : sur le plan opérationnel, le noyau d’al-Qaïda n’a pratiquement rien fait depuis cinq ans.

Tout n’a pas changé, cependant. Les relations personnelles entre les membres, fondées souvent sur une expérience commune des combats en Afghanistan, en Irak et sur d’autres théâtres du djihad, constituent le ciment qui lie le mouvement dans son ensemble. Bon nombre des individus impliqués, surtout à l’extérieur du noyau en Irak et en Syrie, se considèrent comme des frères d’armes et n’ont pas envie de choisir leur camp. De plus, al‑Qaïda et l’EIIL cherchent à attirer les mêmes sources de financement et les mêmes recrues, ce qui les incite à suivre des voies semblables.

Néanmoins, à mon avis, la rupture entre les deux groupes est profonde et repose sur des différences fondamentales sur les plans de l’idéologie et de la stratégie :

  • bien qu’al-Qaïda et l’EIIL partagent une même vision de base à long terme d’un monde régi par la loi islamique, leurs priorités sont radicalement différentes. Le chef de l’EIIL, Baghdadi, considère l’établissement d’un État comme prioritaire et accorde une importance moindre à la majorité des autres objectifs du groupe. En revanche, Zawahiri accorde toujours la priorité à l’« ennemi lointain » et hésite à établir un État avant que les conditions nécessaires soient réunies;
  • dans les secteurs qu’elle contrôle, al-Qaïda conseille aux groupes qui y sont affiliés, comme AQPA et le Front al-Nosra, de bien traiter les minorités et d’être l’ami du peuple en général. L’EIIL, quant à lui, met l’accent sur la pureté religieuse et le recours à la terreur pour imposer sa volonté;
  • al-Qaïda et l’EIIL se distinguent aussi sur l’importance qu’ils accordent à la guerre contre les chiites et à la coopération avec les groupes non djihadistes;
  • enfin, certains membres de l’EIIL croient en l’apocalypse, ce qu’al-Qaïda rejette avec mépris.

La violence et les rivalités personnelles exacerbent ces différences. Depuis 2014, les deux groupes se livrent une intense guerre de propagande, les idéologues haut placés d’al-Qaïda accusent l’EIIL d’être sanguinaire et ridicule, tandis que l’EIIL reproche à al-Qaïda sa relation (très réelle) avec l’Iran, entre autres péchés. En Syrie, les combats entre le Front al-Nosra et l’EIIL sont âpres et ont fait des milliers de morts. À l’extérieur du Levant, les commandants fidèles à l’EIIL se posent en rivaux d’al-Qaïda ou de ses alliés en Afghanistan, dans le Caucase, en Afrique du Nord, au Yémen et ailleurs.

À court terme, cependant, de nombreux djihadistes — particulièrement ceux qui ne sont pas liés à des groupes établis ayant juré loyauté à un camp ou à l’autre — sont susceptibles de collaborer ou de passer d’un groupe à l’autre selon celui qui est le plus prestigieux. L’attentat contre Charlie Hebdo à Paris en janvier 2015, par exemple, a été commis principalement par des hommes armés associés à AQPA, mais Amedy Coulibaly — qui avait prêté allégeance à l’EIIL — a perpétré des attentats simultanés et était en contact avec les principaux tireurs. De même, les deux auteurs de l’attentat de San Bernadino, en Californie, en 2015, avaient été radicalisés par l’idéologue d’AQPA, Anouar al-Aulaki, et ne sont passés dans le camp de l’EIIL qu’après un certain temps.

À long terme, un groupe pourrait éclipser l’autre. L’EIIL semble en pleine ascension à l’heure actuelle, et l’inaction prolongée d’al-Qaïda, combinée à de possibles progrès de l’EIIL, pourrait favoriser un cycle de défections et de perte de financement qui finirait par paralyser al-Qaïda. Cette hypothèse serait encore plus probable si Zawahiri devait décéder, étant donné l’absence de successeur désigné. Al‑Qaïda ne disparaîtrait probablement pas totalement, mais deviendrait un acteur de second plan dans l’univers djihadiste mondial. Inversement, si le noyau d’al-Qaïda parvenait à redonner une impulsion à sa cause, par l’entremise d’importants groupes affiliés comme AQPA ou le Front al-Nosra, elle pourrait rétablir l’équilibre entre les deux organisations. Si l’EIIL est actuellement plus fort en général, l’importance qu’al-Qaïda accorde au terrorisme et à l’Occident devrait faire de Zawahiri et de ses partisans un sujet de préoccupation constant pour les responsables américains, canadiens et européens de la lutte contre le terrorisme.

En définitive, cependant, le mouvement djihadiste dans son ensemble risque de demeurer vigoureux. Il a revêtu diverses formes au cours des 25 dernières années, mais différentes guerres et autres calamités lui ont permis de prospérer et il est maintenant beaucoup plus influent et puissant qu’il ne l’était à ses débuts.

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