Chapitre 8 - Relations entre l'Iran et la Russie : situation actuelle et évolution possible

À l’heure actuelle, l’Iran et la Russie ont plusieurs intérêts communs. Par exemple, leurs dirigeants éprouvent de l’antipathie pour l’Occident, craignent la montée d’une opposition démocratique et le djihadisme sunnite, et soutiennent le régime Assad en Syrie. Par ailleurs, non seulement la Russie vend des armes à Téhéran, mais elle a terminé la construction d’un réacteur nucléaire pour l’Iran et envisage d’en construire d’autres.

Toutefois, il y a aussi eu — et continue d’y avoir — plusieurs différends importants entre Téhéran et Moscou, dont les suivants : le ressentiment qu’éprouve toujours l’Iran à l’égard de la perte de territoire iranien aux mains de l’empire tsariste au XIXe siècle; les interventions tsaristes et soviétiques en Iran au XXe siècle; le soutien de l’Union soviétique au mouvement sécessionniste dans le nord‑ouest de l’Iran juste après les Première et Deuxième guerres mondiales; le soutien de l’Union soviétique à Saddam Hussein pendant la guerre irano‑irakienne de 1980 à 1988.

Depuis l’effondrement de l’URSS en 1991, l’Iran et la Russie (ainsi que d’autres États littoraux) n’ont pas réussi à s’entendre sur une formule de délimitation des frontières maritimes dans la mer Caspienne et de division des ressources minérales dans les fonds marins. L’ancien partage soviéto‑iranien ne prévoyait qu’une part de 11 pour 100 de la mer Caspienne pour l’Iran. Après la chute de l’URSS et l’émergence de trois autres pays riverains de la mer Caspienne (Azerbaïdjan, Kazakhstan et Turkménistan), en plus de la Russie et de l’Iran, Moscou a proposé de diviser la mer le long d’une « ligne médiane modifiée » qui donnait à chaque État riverain un pourcentage de la mer Caspienne correspondant à sa part du littoral. Selon ce régime, une part de seulement 13 pour 100 devait revenir à l’Iran. Téhéran a toutefois insisté pour que la mer Caspienne soit divisée également et que chaque pays riverain reçoive une part de 20 pour 100. L’Iran s’est engagé dans la diplomatie de la canonnière sur cette question en 2001, alors que Moscou a fait de même en 2002. Les négociations dans ce dossier se poursuivent depuis, mais aucun accord n’a encore été conclu.

Téhéran est aussi mécontent du fait que malgré sa déclaration d’amitié, Moscou cherche aussi à améliorer ses relations avec les adversaires de l’Iran : les États arabes du Golfe et Israël. Même les secteurs de coopération se sont révélés être une source de controverse : Moscou a retardé ou annulé la vente d’armes à l’Iran à la demande de l’Occident, a pris un temps démesuré pour achever la fabrication du réacteur nucléaire à la centrale de Bouchehr et semble avoir des priorités différentes de celles de Téhéran dans le cadre des négociations en cours en vue de la conclusion d’un accord de paix en Syrie. Plus récemment, alors que Moscou s’est joint à Riyad pour lancer un appel au gel de la production de pétrole, Téhéran a délibérément refusé et insiste sur le fait que l’Iran augmentera plutôt sa production (ce qui contribue à la baisse des prix).

Ainsi, même s’ils coopèrent dans une mesure assez importante, l’Iran et la Russie ont toujours d’importantes différences qui limitent cette coopération. D’ailleurs, malgré leurs intérêts communs, ils n’ont pas réussi à surmonter ces différences. Ni l’un ni l’autre ne s’est montré disposé à faire des concessions pour améliorer leurs relations. Par contre, leurs différences ne sont pas suffisamment importantes pour les empêcher de coopérer dans des dossiers d’intérêt commun. Toutefois, pour comprendre les points forts et les faiblesses de la relation entre l’Iran et la Russie, il faut d’abord savoir comment les deux pays se perçoivent mutuellement.

Comment l’Iran perçoit la Russie

Les dirigeants iraniens et russes partagent une profonde antipathie pour l’Occident en général et les États‑Unis en particulier. Toutefois, en règle générale, les dirigeants iraniens, comme la population iranienne, ne voient pas la Russie d’un bon œil en raison des nombreuses expériences négatives que l’Iran a eues avec elle et de leurs attentes limitées quant au respect par Moscou des ententes conclues actuellement avec Téhéran. Pourtant, même si les plus hauts dirigeants iraniens partagent cette image négative de la Russie, ils ont néanmoins jugé utile de coopérer avec celle-ci dans plusieurs secteurs. Ils auraient certes souhaité que la Russie oppose son veto directement aux sanctions économiques que l’Occident avait demandé instamment au Conseil de sécurité des Nations Unies d’imposer à l’Iran dans le dossier nucléaire, mais ont quand même apprécié les mesures prises par Moscou pour retarder leur entrée en vigueur et les atténuer. Malgré son irritation face au manque de fiabilité de la Russie en tant que fournisseur d’armes et aux retards dans l’achèvement du réacteur nucléaire à la centrale de Bouchehr, Téhéran reconnaît quand même que Moscou a livré la marchandise lorsque l’Occident refusait de le faire. Pour les dirigeants iraniens, le régime Poutine en particulier constitue aussi un allié contre ce que les deux pays considèrent comme des tentatives de promotion de la démocratisation de la part de l’Occident. Ils apprécient aussi le ferme soutien de Moscou pour le régime Assad et son intervention à l’appui de ce dernier, sans lesquels Téhéran n’aurait peut‑être pas réussi à empêcher le remplacement du régime syrien par un régime arabe sunnite hostile à l’Iran.

Malgré tout, les dirigeants iraniens sont bien conscients des limites de leur partenariat avec la Russie. Ils ont la ferme impression que Moscou souhaite en réalité trouver une forme de modus vivendi avec les États‑Unis et l’Occident et qu’il est toujours prêt à mettre fin à son soutien pour l’Iran s’il arrive à arracher, à Washington notamment, suffisamment de concessions. Même si les différends entre la Russie et les États‑Unis rendent impossible une telle éventualité, que Téhéran considère comme le « pire des scénarios », les dirigeants iraniens sont bien conscients que Moscou et Téhéran sont des rivaux sur les marchés pétroliers et gaziers. Par ailleurs, la Russie (surtout à cause des sanctions occidentales et des faibles prix du pétrole) n’a absolument pas la même capacité d’investir en Iran que l’Occident, la Chine ou d’autres pays asiatiques dynamiques. Une Russie en déclin économique n’offre que des possibilités limitées pour les exportations iraniennes et, à part les armes et les réacteurs nucléaires, il n’y pas grand-chose que Téhéran souhaite acheter à la Russie. Même si l’Iran peut être certain que la Russie ne le laissera pas tomber en échange d’une embellie des relations avec les États arabes du Golfe ou Israël, la coopération de Moscou avec ces premiers irrite Téhéran et lui cause de l’embarras dans le cas du second.

Comment la Russie perçoit l’Iran

Moscou a beaucoup apprécié la ferme opposition de Téhéran à la politique étrangère américaine. Comme la Russie a parfois collaboré avec les États‑Unis, alors qu’en règle générale, l’Iran ne l’a pas fait, Washington a pu effectivement la considérer comme une partenaire dans ses échanges avec l’Iran. Par ailleurs, les sanctions économiques directes que les États‑Unis ont imposées à l’Iran, conjuguées aux pressions exercées par Washington sur ses alliés occidentaux pour qu’ils limitent leurs échanges commerciaux avec Téhéran, ont été très avantageuses pour Moscou. En bloquant les investissements occidentaux dans le secteur pétrolier iranien, les États‑Unis ont non seulement limité la production de l’Iran (ce qui a été avantageux pour d’autres exportateurs de pétrole comme la Russie), mais ont empêché également l’investissement par des entreprises occidentales dans des pipelines pouvant transporter, en passant par l’Iran, le pétrole et le gaz du bassin de la mer Caspienne destiné aux marchés mondiaux. Ils ont ainsi augmenté artificiellement la dépendance de ces pays à l’égard des voies d’exportation passant par la Russie.

En fait, la Russie craint avant tout que l’hostilité entre Téhéran et Washington prenne fin et que l’Iran n’ait ainsi plus besoin d’elle. Même si depuis la révolution iranienne de 1979, une telle éventualité semblait peu probable, Moscou craignait que les efforts de l’administration Obama en vue de conclure un accord nucléaire avec Téhéran ne donnent lieu à un rapprochement entre l’Iran et les États‑Unis. Les dirigeants russes comprenaient que si Moscou avait tenté de bloquer un accord que Washington et Téhéran souhaitaient conclure, ce dernier aurait procédé sans Moscou. Toutefois, heureusement pour la Russie, l’opposition du Guide suprême, l’ayatollah Khamenei , à un rapprochement plus étroit avec les États‑Unis et le maintien par Téhéran d’un ferme soutien à l’égard du régime Assad et de son hostilité envers Israël et les États arabes du Golfe donnent à penser qu’une embellie des relations entre Washington et Téhéran est très peu probable en ce moment.

Pourtant, même en l’absence d’une telle amélioration des relations, la politique iranienne irrite la Russie à bien des égards. Selon Moscou, l’hostilité entre Washington et Téhéran aurait dû faire augmenter la dépendance et le respect de l’Iran à l’égard de la Russie. Non seulement l’Iran n’a manifesté aucune gratitude à la Russie pour ses efforts, mais il s’est plaint du fait qu’elle aurait pu en faire plus. La persistance de l’Iran dans son refus des solutions proposées par Moscou pour régler le dossier de la mer Caspienne irrite aussi les dirigeants russes. À l’heure actuelle, la Russie considère que l’Iran et elle ne sont pas au même diapason sur plusieurs dossiers : alors que l’économie de la Russie est de plus en plus isolée (en raison des sanctions occidentales et de la réaction de Moscou à ces sanctions), l’Iran améliore ses liens économiques avec l’Occident.

Par ailleurs, au lieu de se joindre aux efforts de Moscou pour isoler la Turquie après qu’un avion militaire russe a été abattu par les forces turques en novembre 2015, Téhéran a au contraire tenté de renforcer les relations avec Ankara. Si la Russie a décidé de restreindre sévèrement ses liens commerciaux avec la Turquie après cet incident, l’Iran et la Turquie, pour leur part, ont annoncé des projets en vue de renforcer les leurs. En outre, Téhéran, tout comme Ankara, voit d’un mauvais œil le soutien que la Russie accorde aux forces kurdes en Syrie (comme la Turquie, l’Iran compte une importante population kurde et ne veut pas qu’elle fasse sécession).

Perspectives d’avenir

Malgré les difficultés qui perdurent, les relations entre l’Iran et la Russie sont peut‑être plus solides en ce moment qu’elles ne le seraient si les liens entre l’Iran et les États‑Unis devaient s’améliorer ou se détériorer de façon radicale. Si, pour une raison ou pour une autre, ses relations avec l’Occident s’améliorent, l’Iran aura tout simplement moins besoin de la Russie. Même s’il ne se joindra peut‑être pas aux États‑Unis pour s’opposer à la Russie, l’Iran ne fera certainement pas front commun avec la Russie contre les Américains. En outre, comme l’hostilité entre l’Iran et les États‑Unis a favorisé les exportations de pétrole russe, une détérioration croissante des relations entre la Russie et l’Occident pourrait être avantageuse pour les exportations de pétrole iranien.

Par contre, si l’hostilité entre l’Iran et les États‑Unis atteint à nouveau un point où un conflit ouvert s’avère possible, il est peu probable que Moscou viendra à la défense de Téhéran. Le président Vladimir Poutine pourrait profiter des relations houleuses entre l’Iran et les États‑Unis pour poursuivre ses visées expansionnistes dans l’ancien espace soviétique, mais comme les forces russes sont déjà engagées dans l’est de l’Ukraine, en Syrie et dans le Nord‑Caucase, il se peut qu’il ne veuille pas prendre le risque de les disperser excessivement en les impliquant dans encore un autre conflit. Comme par le passé, l’hostilité entre l’Iran et l’Occident risque de se traduire par un accroissement des relations commerciales non pas entre l’Iran et la Russie, mais plutôt entre l’Iran et la Chine.

De même, les relations entre l’Iran et la Russie pourraient se détériorer à la suite de changements politiques à Téhéran, qu’ils soient positifs ou négatifs. La montée de forces démocratiques en Iran favoriserait la coopération avec l’Occident. À l’inverse, l’ascension de forces islamistes adhérant davantage au chiisme risque de mener à une réaffirmation du point de vue de l’ayatollah Khomeini, père de la révolution iranienne, pour qui l’Orient comme l’Occident étaient les « grands Satans ». La Syrie risque d’être une source de tensions, la Russie étant plus disposée à accepter un compromis avec les Arabes sunnites et les Kurdes dans ce pays, alors que l’Iran tient absolument à soutenir les chiites alaouites qui composent le régime Assad. En outre, la tolérance d’un Iran formé davantage d’islamistes chiites à l’égard du rapprochement de Moscou avec Israël et les pays arabes du Golfe sera bien moindre que celle dont fait preuve Téhéran à l’heure actuelle.

En outre, la montée de la Chine et de l’Inde et la rivalité croissante entre ces deux pays risquent d’avoir une plus grande incidence sur les relations internationales de l’Iran et d’autres pays de la région que toute décision que pourrait prendre la Russie. En fait, si la Chine et l’Inde décident de se faire concurrence en accordant de l’aide à l’Iran et en lui achetant du pétrole, l’influence de la Russie à Téhéran pourrait devenir nettement accessoire.

Enfin, comme l’effondrement interne ou les préoccupations concernant des conflits à l’étranger ont déjà amené l’Union soviétique, puis la Russie, à se retirer du Moyen‑Orient ou à ne pas lui porter attention, la même chose pourrait se produire à l’avenir. Téhéran pourrait ainsi avoir non seulement l’occasion, mais aussi une bonne raison d’étendre son influence dans le Caucase et dans au moins une partie de l’Asie centrale, même si ce n’est que dans le but d’empêcher d’autres pays ou des forces islamistes sunnites de le faire.

Toutefois, en ce moment, aucun de ces scénarios ne paraît aussi probable que le statu quo, c’est‑à‑dire une situation où les forces réformistes pro‑occidentales dirigent le gouvernement, alors que les religieux conservateurs anti-occidentaux détiennent le contrôle absolu. Un tel Iran continuera vraisemblablement de coopérer avec Moscou lorsque leurs intérêts concordent. Toutefois, il n’hésitera pas à poursuivre des politiques différentes de celles de Moscou lorsque leurs intérêts divergent. Même si l’on observe en Iran de profonds clivages entre pro‑Occidentaux et anti‑Occidentaux, il n’y a pas beaucoup de pro‑Russes.

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