Recherche qualitative originale – Exploration des facteurs de risque contextuels et des caractéristiques des personnes décédées des effets toxiques aigus d’opioïdes et d’autres substances illégales : prise en compte de l’avis des coroners et des médecins légistes

Revue PSPMC

Table des matières |

Tamara ThompsonNote de rattachement des auteurs *, Ph. D.Note de rattachement des auteurs 1; Jenny RotondoNote de rattachement des auteurs *, M. Sc. S.Note de rattachement des auteurs 2; Aganeta Enns, Ph. D.Note de rattachement des auteurs 2; Jennifer Leason, Ph. D.Note de rattachement des auteurs 3; Jessica Halverson, M.S.P., M. Trav. Soc.Note de rattachement des auteurs 2; Dirk Huyer, M.D.Note de rattachement des auteurs 4; Margot Kuo, M.S.P.Note de rattachement des auteurs 2; Lisa Lapointe, B.A., LL. B.Note de rattachement des auteurs 5; Jennifer May-Hadford, M.S.P.Note de rattachement des auteurs 2; Heather Orpana, Ph. D.Note de rattachement des auteurs 2Note de rattachement des auteurs 6

https://doi.org/10.24095/hpcdp.43.2.01f

Cet article a fait l’objet d’une évaluation par les pairs.

Rattachement des auteurs
Correspondance

Aganeta Enns, Agence de la santé publique du Canada, 785, avenue Carling, Ottawa (Ontario)  K1A 0K9; tél. : 343‑551‑4367; courriel : aganeta.enns@phac-aspc.gc.ca

Citation proposée

Thompson T, Rotondo J, Enns A, Leason J, Halverson J, Huyer D, Kuo M, Lapointe L, May-Hadford J, Orpana H. Exploration des facteurs de risque contextuels et des caractéristiques des personnes décédées des effets toxiques aigus d’opioïdes et d’autres substances illégales : prise en compte de l’avis des coroners et des médecins légistes. Promotion de la santé et prévention des maladies chroniques au Canada. 2023;43(2):55-66. https://doi.org/10.24095/hpcdp.43.2.01f

Résumé

Introduction. Les décès par intoxication aigüe liée à une substance demeurent un important problème de santé publique au Canada. Cette étude explore les points de vue des coroners et des médecins légistes concernant les facteurs de risque contextuels et les caractéristiques associés aux décès causés par les effets toxiques aigus d’opioïdes et d’autres substances illégales au Canada.

Méthodologie. Des entrevues approfondies ont été réalisées avec 36 coroners et médecins légistes de huit provinces et territoires entre décembre 2017 et février 2018. Les enregistrements audio des entrevues ont été transcrits et codés par thèmes clés à l’aide d’une analyse thématique.

Résultats. Quatre thèmes permettent de décrire les points de vue des coroners et médecins légistes : 1) Qui sont les personnes victimes d’un décès par intoxication aigüe liée à une substance? 2) Qui sont les personnes présentes au moment du décès? 3) Pourquoi des personnes décèdent‑elles des suites d’une intoxication aigüe? 4) Quels sont les facteurs sociaux contextuels qui contribuent à ces décès? Les décès touchent tous les groupes démographiques et socioéconomiques, atteignent des personnes qui consomment des substances soit occasionnellement, soit de manière chronique, soit pour la première fois. La consommation en solitaire est un facteur de risque, mais la consommation en présence d’autres personnes peut aussi constituer un facteur de risque si ces autres personnes ne sont pas capables d’intervenir ou ne sont pas préparées à le faire. La majorité des personnes décédées d’une intoxication aigüe liée à une substance présentaient un ou plusieurs facteurs de risque contextuels parmi les suivants : substances contaminées, antécédents de consommation de substances, antécédents de douleurs chroniques et tolérance diminuée. Les facteurs sociaux contextuels ayant contribué aux décès sont la présence d’une maladie mentale diagnostiquée ou non diagnostiquée, la stigmatisation, l’absence de soutien et l’absence de suivi médical.

Conclusion. Nos résultats ont révélé des facteurs contextuels et des caractéristiques associés aux décès par intoxication aigüe liée à une substance qui aident à éclaircir les circonstances de ces décès à l’échelle du Canada et qui sont susceptibles d’orienter les mesures de prévention et des interventions ciblées.

Mots‑clés : opioïdes, drogues illégales, méfaits liés aux substances, surdose, décès, coroners et médecins légistes, recherche qualitative

Points saillants

  • Les personnes décédées d’une intoxication aigüe liée à une substance relevaient de l’ensemble des groupes démographiques et socioéconomiques et elles avaient des antécédents de consommation de substances variés : première consommation, consommation occasionnelle, consommation de longue durée ou prise en charge des douleurs chroniques.
  • La consommation de substances en solitaire et celle en présence de personnes qui ne  connaissent pas les signes d’une intoxication aigüe ou qui ne sont pas capables d’intervenir ont été identifiées comme des facteurs de risque de décès par intoxication aigüe liée à une substance.
  • La majorité des personnes décédées d’une intoxication aigüe liée à une substance présentaient un ou plusieurs des facteurs de risque contextuels ou certaines des caractéristiques parmi les suivants : consommation de substances ayant une puissance ou une composition inattendue (c.‑à‑d. substances contaminées); présence d’une maladie mentale diagnostiquée ou non diagnostiquée; antécédents de traumatisme, de consommation de substances ou de douleurs chroniques; tolérance diminuée à un médicament; antécédents de stigmatisation et enfin absence de soutien ou de suivi médical.
  • Les coroners et les médecins légistes sont une source sous‑utilisée de connaissances spécialisées qui peuvent aider à mieux comprendre les décès causés par une intoxication aigüe aux opioïdes ou à d’autres substances.

Introduction

Les décès causés par une intoxication aigüe aux opioïdes ou à d’autres substances, qui demeurent un important problème de santé publique au Canada, sont en grande partie attribuables à « une interaction entre, d’une part, des opioïdes prescrits, détournés de leur usage médical ou produits illégalement (comme le fentanyl) et, d’autre part, l’arrivée récente de nouveaux opioïdes synthétiques puissants sur le marché illicite des drogues »Note de bas de page 1,p.3. En avril 2016, la Colombie‑Britannique a déclaré l’état d’urgence sanitaire en raison de l’augmentation des taux de décès par intoxication aigüe liée à une substance. Cette augmentation était en grande partie associée aux opioïdes illégaux, notamment le fentanyl et ses analoguesNote de bas de page 1.

Depuis avril 2016, la situation s’est détériorée et d’autres provinces et territoires du Canada ont aussi fait état d’une augmentation des décès dus aux opioïdes ou à d’autres substances illégalesNote de bas de page 2Note de bas de page 3. Entre janvier 2016 et mars 2022, plus de 30 000 décès apparemment liés à une intoxication aux opioïdes ont été déclarés au CanadaNote de bas de page 4. Depuis le début de la surveillance nationale en 2016, les taux les plus élevés de décès apparemment liés à une intoxication aux opioïdes ont été observés en 2021. Les régions où ces décès sont les plus nombreux continuent à être l’Ouest canadien et l’Ontario, mais d’autres provinces ont aussi constaté une hausseNote de bas de page 4. Le nombre de décès impliquant également d’autres substances est aussi préoccupant : par exemple, des stimulants ont été détectés dans environ 60 % des cas de décès accidentel lié aux opioïdes en 2021Note de bas de page 5

Plusieurs études ont utilisé des données ou des rapports produits par des coroners et des médecins légistes pour faire la lumière sur les décès causés par une intoxication aigüe aux opioïdes ou à d’autres substances. Les facteurs de risque contextuels de décès par intoxication aigüe liée à une substance les plus couramment observés dans ces études sont des antécédents de maladie mentaleNote de bas de page 6Note de bas de page 7, des antécédents de tentative de suicideNote de bas de page 7, la sortie d’un établissement médical ou thérapeutiqueNote de bas de page 8, une surdose non mortelle récenteNote de bas de page 9, une sortie de prison récenteNote de bas de page 10, la consommation de plusieurs substancesNote de bas de page 11, des antécédents de douleurs chroniquesNote de bas de page 6 et des antécédents de consommation de substancesNote de bas de page 6. Toutefois, la majorité de ces études visaient une province ou un territoire en particulier, portaient sur un nombre limité de circonstances de décès par intoxication aigüe liée à une substance ou s’appuyaient sur les renseignements consignés par les coroners et médecins légistes dans des tableaux et des rapports.

Des recherches ont porté sur les points de vue des victimes de surdoses non mortellesNote de bas de page 12Note de bas de page 13Note de bas de page 14Note de bas de page 15Note de bas de page 16 ainsi que des proches (amis et membres de la famille) des personnes décédées d’une surdoseNote de bas de page 17Note de bas de page 18Note de bas de page 19. Toutefois, à notre connaissance, les points de vue des coroners et des médecins légistes n’ont pas été publiés, hormis dans un rapport préliminaire non évalué par les pairs qui a été publié en ligneNote de bas de page 20 à partir de données collectées dans le cadre de l’étude que nous présentons ici.

Le nombre élevé de décès par intoxication aigüe liée à une substance au Canada constitue une crise de santé publique complexe à plusieurs facettes, et des données probantes nationales sur les contextes de ces décès sont nécessaires pour faire la lumière sur les facteurs en cause et orienter les interventions ciblées. La collecte des points de vue des coroners et des médecins légistes sur les facteurs contextuels intervenant dans les décès par intoxication aigüe liée à une substance pourrait produire de nouvelles données probantes qui aideraient à éclaircir les circonstances et les caractéristiques communes à l’échelle du Canada, car les coroners et les médecins légistes possèdent une vaste expérience acquise au fil du temps et ils obtiennent des données riches et complexes auprès de différentes sources dans le cadre des enquêtes qu’ils mènent sur les décès.

Cette étude qualitative visait à obtenir les points de vue des coroners et des médecins légistes sur les décès causés par une intoxication aigüe aux opioïdes ou à d’autres substances sur lesquels ils ont été appelés à enquêter et à établir des données probantes approfondies sur les facteurs contextuels et les caractéristiques communs à l’échelle du Canada.

Méthodologie

Considérations d’ordre éthique et assurance de la qualité

Le Comité d’éthique de la recherche de Santé Canada et de l’Agence de la santé publique du Canada a approuvé cette étude (certificat CER no 2017‑0016). Pour assurer la fiabilité de l’étude, nous avons intégré dans la méthodologie des mesures visant à établir la crédibilité, la constance interne et la transférabilitéNote de bas de page 21. La crédibilité a été établie par la diffusion des résultats à tous les participants, de manière à ce qu’ils puissent les étudier et soumettre des commentaires en retour. Ces commentaires ont ensuite été incorporés dans les résultats. Des spécialistes de la recherche qualitative ont échangé avec les co‑chercheurs un ensemble de transcriptions codées afin de confirmer les codes attribués et l’analyse thématique, de corroborer les résultats et d’établir la constance interne. Pour favoriser la transférabilité, nous avons fourni, dans la mesure du possible, des descriptions détaillées du contexte des participants et de la méthode de collecte de données afin de faciliter les évaluations de l’applicabilité des résultats à d’autres contextes.

Plan d’étude

Cette étude qualitative a été menée auprès de coroners et de médecins légistes de huit provinces et territoires du Canada. Dans le cadre d’entrevues semi‑structurées, ces derniers ont été invités à discuter des interactions entre les caractéristiques, les facteurs de risque contextuels et les possibilités d’intervention qui ressortaient le plus couramment dans les enquêtes auxquelles ils avaient participé.

La méthodologie valorise les expériences et les perceptions des coroners et des médecins légistes, car elle va au‑delà des observations consignées dans les dossiers individuels et leur permet de regrouper certains détails concernant des cas différents pour faire ressortir des caractéristiques et des facteurs contextuels communs. Sur le plan pratique, cette méthodologie permet d’organiser les connaissances à l’échelle nationale dans une synthèse contextuelle significative.

Recrutement

Les coroners et les médecins légistes ont été choisis en raison de la portée et de la complexité des renseignements qu’ils reçoivent de nombreuses sources dans le cadre des enquêtes sur les décès, ainsi que de leurs responsabilités liées à la compréhension des décès.

Nous avons communiqué avec des coroners en chef et des médecins légistes en chef pour les inviter à participer et pour évaluer leur intérêt à contribuer à notre étude. Ceux qui étaient intéressés ont rédigé une lettre de soutien et fourni une liste de coroners et de médecins légistes à l’échelle régionale et locale à recruter pour assurer une vaste représentation géographique. L’échantillon de participants a été stratifié par province et territoire. Les entrevues ont été réparties entre les provinces et territoires participants en fonction de leur proportion de la population canadienne et de leur nombre de décès apparemment liés à une intoxication aux opioïdes à l’échelle du pays.

Des coordonnateurs de l’étude de l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC) ont envoyé aux participants proposés par les coroners en chef et les médecins légistes en chef un courriel les invitant à participer à l’étude. Ce courriel comportait une description de l’étude, une lettre de soutien de leur coroner en chef ou médecin légiste en chef, un questionnaire court et un formulaire de consentement. Le questionnaire contenait des questions sur les caractéristiques sociodémographiques des personnes décédées, sur l’environnement dans lequel la majorité des cas étaient survenus (milieu urbain, rural ou éloigné) et sur le nombre d’années d’expérience d’enquêtes sur les décès. Nous n’avons pas révélé aux coroners en chef et aux médecins légistes en chef l’identité des personnes proposées qui ont participé à l’étude.

Entrevues

Des entrevues semi‑structurées ont été utilisées pour permettre aux participants d’exprimer leurs points de vue sans s’écarter du but de l’étude et pour que des comparaisons entre répondants puissent être établies. Le guide d’entrevue a fait l’objet d’un essai pilote sur deux coroners et médecins légistes, et les modifications qui s’imposaient ont été apportées aux questions.

Les enquêtrices n’avaient accès à aucune donnée permettant d’identifier les participants, hormis leur province ou leur territoire. Les entrevues se sont déroulées par téléphone conformément au guide d’entrevue semi‑structurée (tableau 1), dans la langue officielle du choix de chaque participant (français ou anglais). Les entrevues, qui ont été enregistrées sur une ligne téléphonique sécurisée de l’ASPC, ont duré entre 40 minutes et 2 heures. Chaque participant a participé à une seule entrevue avec une seule personneNote de bas de page . Seuls le participant et une chercheure étaient présents lors des entrevues téléphoniques. Aucun participant ne s’est retiré de l’étude après avoir été recruté. Les participants ont été invités à discuter des décès dus aux opioïdes ou à d’autres substances illégales sur lesquels ils avaient mené des enquêtes au cours des deux dernières années. Les coroners et les médecins légistes avaient à décrire des caractéristiques et des tendances plutôt qu’à fournir des renseignements sur des cas précis. Les deux spécialistes de la recherche qualitative ont pris des notes après chacune des entrevues.

Tableau 1. Guide d’entrevue utilisé dans l’étude
Principales questions d’entrevue Questions exploratoires ou de suivi
Quel poste occupez‑vous au bureau du coroner ou du médecin légiste et quelles sont les expériences et les études qui vous ont mené vers ce poste? Quels sont les diplômes et les formations que vous avez reçus en lien avec ce poste?
Pouvez‑vous décrire votre expérience des enquêtes sur les décès dans les populations vulnérables?
Pouvez‑vous fournir un aperçu des procédures en place dans votre bureau pour enquêter sur les décès par intoxication aigüe? Est‑ce que des modifications ayant été apportées aux procédures d’enquête, d’analyse ou de déclaration de votre bureau pourraient avoir eu une incidence sur les nombres ou les détails des décès déclarés dans votre province ou votre territoire?
Existe-t-il des mesures ou des analyses dont l’omission ou l’exclusion pourrait influencer votre caractérisation des circonstances du décès?
Pouvez‑vous me parler des décès par intoxication aigüe sur lesquels vous avez enquêté au cours des deux dernières années? Quelles sont les interactions que vous avez observées entre les facteurs sociaux, démographiques et économiques?
Est‑ce que ces interactions varient selon les substances en cause?
Quelles sont les substances et les associations de substances qui sont les plus fréquemment en cause dans les décès sur lesquels vous avez enquêté?
Avez‑vous constaté des tendances sur le plan de la consommation de plusieurs substances ou d’autres associations dangereuses dans les jours précédant les décès?
Avez‑vous constaté des différences entre les personnes décédées ou les circonstances des décès selon si les substances en cause étaient des médicaments utilisés à titre personnel, des médicaments détournés de leur usage médical ou des substances illégales?
À la lumière de vos enquêtes, quels sont selon vous les principaux facteurs de risque de décès par intoxication aigüe, et qui sont les personnes les plus touchées par ces facteurs? Avez‑vous constaté une évolution des facteurs de risque?
Êtes‑vous en mesure d’associer les facteurs de risque aux populations que vous avez mentionnées précédemment, ou ces facteurs de risque sont‑ils présents dans toutes les populations?
Avez‑vous remarqué un changement dans le type de personnes qui décèdent ou dans les substances en cause, particulièrement durant les deux dernières années? Vous avez mentionné [groupe ou substance mentionné à la question précédente] plus tôt. Avez‑vous remarqué un changement dans la proportion de personnes décédées présentant cette caractéristique ou consommant cette substance?
Quels changements anticipez‑vous concernant les substances en cause?
Dans vos enquêtes, avez‑vous observé des occasions de prévenir ces décès qui pourraient avoir été manquées ou sous‑utilisées? Y a‑t‑il des activités de prévention des surdoses ou des intoxications aigües qui, selon vous, devraient être envisagées ou priorisées par votre province ou votre territoire?
En ce qui concerne les personnes qui présentent un risque élevé de surdose ou d’intoxication aigüe, y a‑t‑il davantage d’interventions en amont qui, selon vous, devraient être priorisées ou mises en œuvre?
Je vais maintenant vous demander de passer en revue les statistiques sur les décès liés aux opioïdes fournies par votre province ou votre territoire. Quel contexte vous semble utile pour faire une analyse comparative de ces données avec celles des autres provinces et territoires? Est‑ce qu’il y a des différences entre les drogues illégales et les drogues non illégales?
Y a‑t‑il autre chose dont vous aimeriez parler concernant la lutte contre ce problème? Y a‑t‑il d’autres points que vous jugez importants à retenir?

Gestion des données

Les données de l’étude ont été protégées conformément à la Directive sur la collecte, l’utilisation et la diffusion de l’information sur la santé publique de l’ASPC (2013, document non publié). Les enregistrements des entrevues ont été transcrits mot pour mot. Les transcriptions en français ont été traduites en anglais par un traducteur professionnel, et une membre bilingue de l’équipe de recherche (HO) a vérifié la fidélité des traductions en les comparant aux transcriptions originales.

Pour protéger la confidentialité, tous les renseignements permettant d’identifier les participants ont été retirés des transcriptions des entrevues et toutes les entrevues ont reçu un numéro d’identification. Les données issues des entrevues ont fait l’objet d’un contrôle de l’exactitude, puis elles ont été importées et gérées avec le logiciel NVivo11Note de bas de page 22.

Analyse des données

Nous avons utilisé, dans le cadre de cette étude, le processus d’analyse thématique en six phases de Braun et ClarkeNote de bas de page 23. Une importance spéciale a été accordée à la fiabilité du codage afin de garantir que le codage et l’analyse des données étaient exacts et fiables.

L’analyse des données a commencé par la lecture et la relecture des transcriptions des entrevues par les spécialistes de la recherche qualitative. Cette démarche visait à leur permettre de se familiariser avec la profondeur et la portée des données pour établir un guide contenant la liste des codes utilisés. Les codes sont les éléments qui servent à classer les propos des participants. Un code peut être un mot, une phrase ou un paragraphe qui décrit le phénomène à l’étudeNote de bas de page 24. À la suite du codage initial des données issues de l’entrevue, les spécialistes de la recherche qualitative ont entrepris un processus de consensus itératif visant les codes établis.

Les spécialistes de la recherche qualitative ont ensuite réparti les codes entre thèmes fondamentaux, organisateurs et globauxNote de bas de page 25. Un thème est une vaste catégorie qui sert à décrire en termes généraux le phénomène auquel renvoie un codeNote de bas de page 25. Les thèmes « fondamentaux », qui sont les plus simples à obtenir à partir des données de l’entrevue, servent d’assises aux thèmes d’ordre supérieurNote de bas de page 25. Les thèmes fondamentaux qui touchent des questions similaires peuvent être regroupés en thèmes « organisateurs », qui sont d’ordre intermédiaire. Enfin, un regroupement de thèmes organisateurs constitue un thème « global », l’ordre le plus élevé des thèmes, qui réunit les éléments organisationnels essentiels permettant de tirer du texte une interprétation ou une explication de baseNote de bas de page 25.

Les deux spécialistes de la recherche qualitative ont discuté des similitudes et des divergences constatées dans le processus de codage et d’analyse thématique, puis elles sont arrivées à un consensus pour valider la description des données. Une fois les thèmes établis, elles ont établi une carte thématique et rédigé la description des données. La figure 1 représente visuellement les thèmes globaux, organisateurs et fondamentaux sous la forme d’une carte de réseaux.

Figure 1. Structure d’un réseau de thèmes
Figure 1. La version textuelle suit.
Figure 1 - Équivalent textuel

Cette figure illustre une carte de réseaux thématique générique. Tel une toile, on retrouve au centre la plus grande bulle contenant le « Thème global ». Quatre bulles légèrement plus petites proviennent de cette bulle centrale, chacune contenant un « Thème organisateur ». Enfin, à chacune des bulles avec un « Thème organisateur » se rattachent un nombre variable de bulles plus petites contenant un « Thème fondamental ».

Résultats

Des entrevues ont été réalisées avec 36 participants de huit provinces et territoires dans le cadre de l’étude. Le tableau 2 présente les caractéristiques des participants ainsi que les provinces et territoires représentés dans l’étude.

Tableau 2. Caractéristiques des 36 participants
Caractéristique  Fréquence, n (%)
Sexe
Femme 23 (64 %)
Homme 13 (36 %)
Âge en années (médiane [intervalle]) 49 (26 à 74)
Profession
Coroner 31 (86 %)
Médecin légiste 2 (6 %)
Coroner en chef, médecin légiste en chef ou toxicologue en chef 3 (8 %)
Nombre d’années d’expérience des enquêtes sur les décès (médiane [intervalle]) 9 (1 à 35)
Région des décès ayant fait l’objet d’une enquêteNote de bas de page a
Milieu urbain 32 (89 %)
Milieu suburbain 25 (69 %)
Milieu rural 25 (69 %)
Milieu éloigné 16 (44 %)
Province ou territoire
Colombie-Britannique 8 (22 %)
Saskatchewan 4 (11 %)
Ontario 10 (28 %)
Québec 8 (22 %)
Nouvelle-Écosse 3 (8 %)
Autres provinces et territoires 3 (8 %)

Les résultats portent sur le thème global des « facteurs de risque contextuels et des caractéristiques associés aux décès par intoxication aigüe liée à une substance ». Quatre thèmes organisateurs ont été établis à partir du thème global : 1) Qui sont les personnes victimes d’un décès par intoxication aigüe liée à une substance? 2) Qui sont les personnes présentes au moment du décès? 3) Pourquoi des personnes décèdent‑elles des suites d’une intoxication aigüe? 4) Quels sont les facteurs sociaux contextuels qui contribuent à ces décès? La figure 2 présente le thème global, les thèmes organisateurs et les thèmes fondamentaux sous la forme d’une carte thématique.

Figure 2. Carte thématique des facteurs de risque contextuels et des caractéristiques
Figure 2. La version textuelle suit.
Figure 2 - Équivalent textuel

Cette figure illustre la carte thématique des résultats.

La plus grande bulle, qui présente le thème global, contient le texte « Facteurs de risque et caractéristiques contextuels ».

Les quatre bulles légèrement plus petites rattachées à cette grande bulle présente les thèmes organisateurs, dont chacune est connectée à plusieurs bulles encore plus petites présentant les thèmes fondamentaux, de la manière suivante :

  • Thème organisateur : « Qui sont les victimes d’un décès par surdose? »
    • Thème fondamental : « Décès constatés dans tous les groupes démographiques et socioéconomiques »
    • Thème fondamental : « Première consommation »
    • Thème fondamental : « Consommation occasionnelle »
    • Thème fondamental : « Consommation chroniques »
    • Thème fondamental : « Personnes atteintes de douleurs chroniques »
  • Thème organisateur : « Quels sont les facteurs Sociaux contextuels qui contribuent à ces décès? »
    • Thème fondamental : « Problème de santé mentale »
    • Thème fondamental : « Stigmatisation »
    • Thème fondamental : « Absence de soutien »
    • Thème fondamental : « Absence de suivi médical »
  • Thème organisateur : « Qui sont les personnes présentes au moment du décès? »
    • Thème fondamental : « Consommation de substances en solitaire »
    • Thème fondamental : « Consommation de substances en présence d’autres personnes »
  • Thème organisateur : « Pourquoi des personnes décèdent-elles des suites d’une intoxication aigüe? »
    • Thème fondamental : « Substances inconnues »
    • Thème fondamental : « Trouble lié à la consommation de substances »
    • Thème fondamental : « Antécédents de douleurs chroniques »
    • Thème fondamental : « Tolérance diminuée à un médicament »

Thème organisateur 1: Qui sont les personnes victimes d’un décès par intoxication aigüe liée à une substance?

Cinq thèmes ont été établis à partir du thème organisateur « Qui sont les personnes victimes d’un décès par intoxication aigüe liée à une substance? » : décès constatés dans tous les groupes démographiques et socioéconomiques, première consommation, consommation occasionnelle, consommation chronique et personnes atteintes de douleurs chroniques.

Les coroners et les médecins légistes ont souligné que les décès sur lesquels ils avaient enquêté touchaient tous les groupes démographiques et socioéconomiques. Dans le passé, la majorité des décès par intoxication aigüe liée à une substance survenaient chez des personnes ayant un faible statut socioéconomique. Toutefois, au cours des deux dernières années de la période à l’étude, les coroners et les médecins légistes ont constaté partout au Canada un changement dans le profil des décès par intoxication aigüe. De plus en plus, ils ont observé que les décès touchaient des personnes aux statuts socioéconomiques et aux emplois variés, avec une gamme élargie d’antécédents de consommation (première consommation, consommation occasionnelle, consommation chronique) et incluant des personnes prenant des médicaments pour traiter les douleurs chroniques.

Les personnes consommant des substances ont été considérées comme présentant un risque de décès par intoxication aigüe si elles en étaient à leur première consommation ou si elles faisaient une consommation occasionnelle de substances, étant donné la possibilité qu’elles puissent mal connaître les substances consommées, notamment leur source et le risque que ces substances soient contaminées par d’autres substances non divulguées (par ex. fentanyl). Le risque dans les situations de première consommation et de consommation occasionnelle a été aussi considéré comme accru si la personne présentait une faible tolérance biologique. Voici quelques commentaires des coroners et des médecins légistes concernant les cas de consommation occasionnelle et de première consommation.

D’après ce que j’ai entendu mes collègues dire au sujet de leurs cas, c’est l’adolescent ou l’adolescente qui consomme des drogues pour la première fois, c’est le « rave », les fêtes plus courantes où les gens consomment des drogues, et je pense que le fentanyl est de plus en plus mélangé avec des drogues courantes qui ne sont pas considérées comme des drogues majeures et qui ne correspondent pas au stéréotype des drogues qui sont utilisées par les grands consommateurs. (S019 ON)
J’ai eu des cas impliquant des jeunes qui sont toujours à la fête [...] Ils ne savent pas ce qu’ils achètent parce qu’ils obtiennent leurs drogues dans la rue [...] Ils pensent savoir ce qu’ils achètent. Mais en réalité ils ne le savent pas. (S062 QC)

Les coroners et les médecins légistes ont indiqué qu’ils voyaient encore des personnes ayant des antécédents de consommation chronique d’opioïdes et de substances illégales décéder des suites d’une intoxication aigüe liée à une substance, comme l’illustre le commentaire ci‑dessous :

Les cas que j’ai vus n’étaient pas tous des personnes qui avaient des antécédents de consommation de longue durée [...] Beaucoup d’entre elles en avaient, mais pas toutes. Certains cas avaient un emploi stable ou étaient le genre de personne qui, vous savez, consomme occasionnellement les fins de semaine... Mais la plupart d’entre elles avaient des antécédents – et quand je parle d’antécédents, je veux dire qu’elles ne viennent tout juste de commencer et peuvent cesser de le faire – des antécédents qui, selon l’âge de la personne, pouvaient remonter à quelques années. (S026 BC

Les personnes atteintes de douleurs chroniques à la suite d’une intervention chirurgicale ou d’une blessure liée au travail ont aussi été considérées comme présentant un risque de décès par intoxication aigüe. Un participant a déclaré ce qui suit :

Certains d’entre eux étaient des gens de métier, je pense qu’il y avait des travailleurs de la construction... Dans certains des cas, je dirais qu’ils souffraient de douleurs et qu’ils avaient abandonné les analgésiques pour les remplacer sans doute par des substances illégales. (S079 ON)

Les coroners et les médecins légistes ont souligné que certains des cas sur lesquels ils avaient enquêté étaient des personnes qui avaient commencé à prendre des médicaments à cause de douleurs chroniques et qui étaient devenues dépendantes de ces médicaments, mais qui sans doute ne s’étaient pas vu offrir d’autres traitements ou n’y avaient pas eu accès.

Thème organisateur 2 : Qui sont les personnes présentes au moment du décès?

Le thème organisateur « Qui sont les personnes présentes au moment du décès? » englobait deux thèmes interreliés : la consommation de substances en solitaire et la consommation de substances en présence d’autres personnes.

Les coroners et les médecins légistes ont mentionné les personnes consommant des substances en solitaire, notamment les personnes vivant seules susceptibles d’avoir été isolées ou marginalisées. Un participant a parlé de personnes consommant des substances en solitaire et n’ayant personne pour intervenir en cas d’intoxication aigüe ou de décès :

La plupart des cas que je vois sont des personnes qui sont décédées seules. Elles décèdent dans leur salon ou leur salle de bains et, pour la majorité d’entre elles, il n’y a personne pour composer le 911 et sonner l’alarme. (S026 BC)

Les participants ont aussi fréquemment soulevé le thème de la « consommation de substances en présence d’autres personnes dans des lieux sous supervision médicale ou avec des personnes connues ». Les participants ont mentionné une sécurité accrue des personnes qui consomment des substances dans des sites d’injection sûrs ou des sites de consommation supervisée, tout en se montrant préoccupés par le fait que ces sites ne sont pas accessibles ou à proximité pour toutes les personnes qui consomment des substances. Les participants ont également parlé de situations où les consommateurs de substances étaient en présence d’autres personnes ne connaissant pas les signes d’une intoxication aigüe liée à une substance et n’étant donc pas en mesure d’intervenir en présence de ces signes.

Thème organisateur 3 : Pourquoi des personnes décèdent‑elles des suites d’une intoxication aigüe?

Quatre thèmes ont été établis à partir du thème organisateur « Pourquoi des personnes décèdent‑elles des suites d’une intoxication aigüe? » : les substances inconnues, les troubles liés à la consommation de substances, les antécédents de douleurs chroniques et la tolérance diminuée à un médicament.

Les coroners et les médecins légistes ont parlé de personnes décédées parce qu’elles avaient consommé des substances inconnues et que les substances consommées étaient contaminées par des composants non divulgués (comme le fentanyl ou le carfentanil). Un participant a précisé que personne n’était à l’abri d’un décès par intoxication aigüe liée à une substance :

Personnellement, j’ai en fait l’impression que même les personnes qui consomment des substances ne savent pas toujours ce qu’elles utilisent, car certains historiques montrent clairement qu’elles s’attendaient manifestement à consommer un type de drogue alors que leur organisme en contenait d’autres qui n’auraient vraiment pas dû être présentes, selon les attentes de l’utilisateur. (S055 NS)

Le thème des « troubles liés à la consommation de substances » englobe les cas qui avaient consommé des substances de manière chronique ou qui avaient des antécédents de consommation de substances. Certains décès ont été précédés d’une ou plusieurs intoxications aigües non mortelles liées à une substance. Un participant a déclaré ce qui suit :

Dans tous les cas sur lesquels j’ai enquêté, la consommation chronique de substances ou les antécédents de consommation de substances ont été un facteur en cause. Un autre facteur de risque [...] [est] la consommation d’alcool [...], ce n’est pas toujours mentionné dans le rapport toxicologique, mais nous le voyons dans les antécédents, nous en entendons parler par les familles [...]. Nous constatons aussi [...] la consommation simultanée avec des drogues illégales ou des opiacés, cela peut varier, donc lorsqu’ils ne sont pas en train de consommer de l’alcool, ils consomment des drogues, je vois que dans les antécédents d’un grand nombre de cas, la consommation d’alcool est mentionnée, et elle est généralement chronique. (S041 SK)

Des décès par intoxication aigüe ont aussi été attribués à des antécédents de douleurs chroniques chez les personnes qui ont commencé à prendre des médicaments à la suite d’une blessure ou d’une intervention chirurgicale et qui soit souffrent de douleurs chroniques et ont de la difficulté à gérer leur douleur, soit ne se sont pas vu offrir des solutions de rechange après l’arrêt de leurs médicaments.

Vous savez, en ce qui concerne les douleurs chroniques, ça a été [...] chez des personnes qui s’étaient fait prescrire des médicaments pour gérer une douleur chronique ou une blessure, mais qui se sont ensuite vu retirer les médicaments [...] À titre d’enquêteurs, nous examinons les dossiers, et on ne dirait pas que ces personnes se soient vu offrir une autre solution ou de l’aide, vous savez. (S023 NWT

La diminution de la tolérance s’est révélée un thème important associé aux décès par intoxication liée à une substance. Les coroners et les médecins légistes ont mentionné que des personnes ayant récemment quitté un établissement correctionnel, médical ou thérapeutique étaient décédées d’une intoxication liée à une substance parce que leur tolérance aux drogues avait diminué après qu’ils aient cessé de consommer ces substances pendant un certain temps. Certains participants ont indiqué que des personnes décédées avaient fait l’essai de substances alors qu’elles présentaient une tolérance diminuée à leur sortie de prison ou après avoir cessé de consommer pendant un certain temps.

Les cas où une personne sort d’un établissement correctionnel [...] puis commence à consommer sont plutôt constants. Ils ne sont pas si nombreux, mais nous en avons [...] une demi‑douzaine par année, ce qui à tout le moins laisse entrevoir un point d’intervention. [...] Et d’après moi, le problème est que ces personnes ont un accès relativement limité à leurs drogues de choix dans les établissements correctionnels. [...] mais lorsqu’elles en sortent [...], le type et la quantité de drogues accessibles ne sont évidemment plus les mêmes, et ce changement dans l’accès est mortel. [...] Je ne pense pas que ces cas soient si nombreux, mais ce sont ceux qui m’ont le plus marqué. (S055 NS)

Thème organisateur 4 : Quels sont les facteurs sociaux contextuels qui contribuent à ces décès?

Quatre thèmes ont été établis à partir du thème organisateur « Quels sont les facteurs sociaux contextuels qui contribuent à ces décès? » : les problèmes de santé mentale, la stigmatisation, l’absence de soutien et l’absence de suivi médical coordonné. Les coroners et les médecins légistes de partout au Canada ont aussi souligné que certaines des personnes décédées sur lesquelles ils avaient enquêté présentaient plusieurs de ces facteurs de risque en même temps.

Les problèmes de santé mentale ont constitué un thème important dans les discussions sur les facteurs de risque contextuels et les caractéristiques des victimes d’un décès par intoxication aigüe liée à une substance. Il s’agit de maladies mentales diagnostiquées, non diagnostiquées ou non traitées.

En ce qui a trait aux problèmes de santé mentale, d’après ce que j’ai pu constater [...] ces problèmes sont connus et diagnostiqués [...] la personne consulte un psychiatre ou un psychologue ou son médecin de famille [...] et reçoit des médicaments. [...] Ça peut être la dépression. Ça peut être une psychose. Ça peut être un trouble de la personnalité. [...] C’est généralement un de ces problèmes. [...] Ou encore, la personne peut être atteinte d’un problème de santé mentale qui est évident, mais n’a pas été diagnostiqué. Parce que la personne n’a pas consulté qui que ce soit. (S062 QC)

D’autres participants ont parlé des tendances entourant les facteurs complexes et interreliés, notamment des liens entre les problèmes de santé mentale, la douleur et les médicaments prescrits et non prescrits :

Les personnes qui souffrent de douleurs, [...] fibromyalgie, dépression [...], il y a une tendance qui semble se dessiner [...] : vivre seul [...], avoir une dépendance à l’alcool dans bien des cas [...], souffrir de douleurs chroniques [...], de maux de dos ou de fibromyalgie, [...], avoir eu des épisodes de dépression [...], on en voit un grand nombre qui consomment des médicaments qui ne leur ont pas été prescrits. (S090 QC)
J’ai enquêté sur un autre décès [...] un homme qui [...] était camionneur [...] a été victime d’un accident [...], s’est rendu à l’urgence [...], il prenait des antidépresseurs et avait des symptômes de dépression. [...]. Mais il ne prenait pas de stupéfiants, il n’avait pas de problème de consommation de substances [...], le médecin lui a prescrit [...] – il ne l’avait jamais vu, c’était à l’urgence [...] – des comprimés de stupéfiants en quantité suffisante pour se suicider. Et c’est ce qui est arrivé. Cette nuit‑là, il les a tous pris. (S084 QC)

Dans certains cas, les problèmes de santé mentale ont aussi été associés à des traumatismes sexuels ou physiques de même qu’à des idées suicidaires et des tentatives de suicide antérieures. La citation ci‑dessous décrit ces sentiments de désespoir et de perte :

Eh bien, je crois que les personnes qui vivent du désespoir et de la tristesse, et c’est là que le portrait de la santé mentale entre en jeu [...], un grand nombre de ces personnes qui ont un problème de consommation de drogues [...] [sont] séparées de leur famille, que ce soit de leur propre initiative ou une décision des membres de la famille qui en ont assez de voir leurs biens être volés ou leurs bijoux être prêtés sur gage. [...] Elles ont perdu la garde de leurs enfants [...], leur emploi, leur partenaire [...] [et] elles sont tout simplement perdues [...], cela s’accompagne d’un sentiment de désespoir. Si vous avez en plus de la difficulté à composer avec des traumatismes de votre enfance, quelle est la chose la plus facile à faire? Continuer de consommer, car il est si difficile pour cette personne de voir la lumière. (S026 BC)

Autour du thème de la stigmatisation, les coroners et les médecins légistes ont expliqué comment certaines personnes avaient eu de la difficulté à composer avec plusieurs sources de stress et pourraient avoir présenté un risque accru de décès par intoxication aigüe liée à une substance. Un participant a souligné le stress que vivent les personnes lorsqu’elles traversent des périodes difficiles et tentent de surmonter la stigmatisation associée à la consommation de substances et à l’obtention de soins :

Elles sont maintenant dans la rue et elles essaient d’obtenir les drogues dont elles ont besoin à cause de leur dépendance et c’est compliqué [...], il n’y a aucune réduction des méfaits et il y a tellement de stigmatisation dans le système de santé, et je le vois encore aujourd’hui [...], c’est une des choses qui me préoccupent le plus. (S023 NWT)

L’absence de soutien a été soulignée comme un facteur de risque de décès par intoxication aigüe, car un grand nombre des personnes décédées ayant fait l’objet d’enquêtes par les coroners et les médecins légistes étaient séparées de leur famille ou n’avaient pas accès à des programmes ou à des services, ce qui augmentait leur risque de décès. Un des participants a déclaré :

Pour certaines de ces personnes qui souhaitent avoir accès à de l’assistance post‑traumatique, avez‑vous la moindre idée du temps d’attente? Ils sont ridicules, et ces personnes, dont un grand nombre reçoivent de l’aide au revenu, ne peuvent pas se permettre un service de consultation – elles s’inscrivent donc sur ces listes d’attente ridicules qui durent plusieurs mois. (S026 BC)

Les coroners et les médecins légistes ont mentionné l’absence de suivi médical comme facteur de risque contextuel de décès par intoxication aigüe liée à une substance. Les participants ont décrit des situations où la personne n’avait pas reçu, ou été en mesure de recevoir, un suivi médical coordonné après un contact avec le système de santé, comme une visite à l’urgence, des consultations répétées de son médecin de famille ou d’un autre médecin, ou des demandes de renouvellement précoces d’une ordonnance. Comme l’a souligné un des participants :

Je pense qu’il y a eu plusieurs cas qui ont subi des interventions psychiatriques et qui ont peut‑être cessé d’avoir un suivi ou peut‑être [...] le patient ne s’était pas présenté ou avait été perdu de vue par son psychiatre et ne prenait donc plus ses médicaments habituels. (S079 ON)

D’autres participants ont souligné que le fait de se rendre à l’urgence plusieurs fois était un signe possible de risque d’intoxication aigüe liée à une substance, comme l’illustre cette citation au sujet du congé de l’urgence :

Ils sont transportés en ambulance et il n’y a personne pour eux. Qu’est‑ce qu’on fait ? [...] Vous mettez un petit pansement sur une personne qui vient d’être admise, vous vous assurez qu’elle respire encore, vous lui injectez de la naloxone, puis vous repartez. Qu’avez‑vous fait pour empêcher cette personne de revenir le lendemain? (S026 BC)

Les coroners et les médecins légistes ont aussi indiqué que l’absence de coordination entre les services sociaux et les services de santé, tout comme les barrières liées aux frais, pouvaient être des facteurs de risque contextuels de décès par intoxication liée à une substance.

Analyse

Les coroners et les médecins légistes ont constaté des augmentations du nombre de décès par intoxication aigüe, et ils ont établi que ces décès surviennent chez un éventail de personnes plus large qu’auparavant, à savoir des personnes qui consomment des substances de façon occasionnelle, de façon régulière ou chronique ou pour la première fois, ou encore pour traiter des douleurs chroniques. Les coroners et les médecins légistes ont en grande partie attribué ces changements à l’évolution de la composition et de l’activité des substances consommées. Ils ont expliqué que ces substances pourraient avoir été contaminées par du fentanyl, des analogues du fentanyl ou d’autres nouveaux opioïdes synthétiques dont la présence n’a pas été divulguée, ce qui correspond à la littérature publiée aux États‑UnisNote de bas de page 26 et aux analyses faites par les services de vérification des drogues à Vancouver (Canada)Note de bas de page 27.

À l’instar des analyses provenant des sources de données provinciales et internationales, qui ont révélé qu’un grand nombre des décès par intoxication aigüe étaient survenus chez des personnes consommant des substances en solitaireNote de bas de page 19Note de bas de page 28, nos résultats indiquent que les personnes consommant des substances en solitaire présentent un risque de décès parce qu’il n’y a personne sur place pour intervenir ou demander de l’aide au besoin. Les coroners et les médecins légistes ont mentionné que les personnes consommant des substances en solitaire vivent généralement seules et sont susceptible d’avoir été isolées ou marginalisées. Ces thèmes correspondent aux études menées en Colombie‑Britannique, qui ont fait ressortir les facteurs communs suivants associés à la consommation en solitaire : absence de personnes avec qui consommer ou absence d’autres choix; confort et commodité; sécurité; contraintes en matière de matériel ou de ressources; absence de logement sûr et enfin stigmatisation ou volonté de dissimuler aux autres sa consommation de droguesNote de bas de page 29Note de bas de page 30Note de bas de page 31. Toutefois, la plupart des études sur ce sujet ont porté sur des personnes qui consultent des services de réduction des méfaits ou des sites de consommation supervisée et elles ne sont donc peut-être pas valables pour les personnes qui n’ont pas utilisé ces services et qui pourraient être particulièrement nombreuses à consommer en solitaire.

Les participants ont mentionné qu’outre la consommation en solitaire, la consommation en présence d’autres personnes pouvait aussi accroître le risque si ces personnes n’étaient pas capables d’intervenir ou ne connaissaient pas les signes de surdose. Une étude menée auprès de pairs témoins d’intoxications aigües liées à une substance au pays de Galles a révélé que les pairs étaient en mesure d’intervenir, mais que des facteurs spécifiques au contexte pouvaient bloquer ou retarder l’intervention, notamment si les signes de surdose passent inaperçus (par exemple, un pair présumant à tort qu’une personne dort alors qu’elle est inconsciente)Note de bas de page 32.

Nos résultats montrent que plusieurs thèmes interreliés touchant les facteurs contextuels peuvent avoir contribué aux décès, notamment les substances contaminées, les maladies mentales diagnostiquées et non diagnostiquées, les antécédents de consommation de substances, les antécédents de douleurs chroniques, la tolérance diminuée aux substances, l’absence de soutien de la part de la famille et des amis, l’incapacité à accéder à des programmes ou des services de soutien et enfin la stigmatisation associée à la consommation de substances.

Le thème de la stigmatisation, qui est ressorti de la vaste gamme de renseignements complexes tirés des enquêtes des coroners et les médecins légistes sur les décès, corrobore les recherches antérieures qui ont établi que la stigmatisation constitue un facteur important dans le contexte des décès par intoxication aigüeNote de bas de page 33Note de bas de page 34Note de bas de page 35. Il existe plusieurs types de stigmatisation associée à la consommation de substances (internalisée, rencontrée, structurelle, publique et anticipée) qui peuvent avoir des effets négatifs, par exemple un stress accru, la dissimulation de la consommation de substances, l’isolement et une diminution de l’accès aux services de santé ou de contacts avec ces derniersNote de bas de page 35Note de bas de page 36. Les coroners et les médecins légistes ont expliqué que les personnes pouvaient avoir vécu de l’isolement, du stress ou un manque de soutien (de la part des amis, de la famille ou des programmes et services ciblés) ou ne pas avoir eu accès à des services et des suivis médicaux coordonnés après des contacts répétés (par exemple plusieurs visites à l’urgence).

Plusieurs des circonstances et des facteurs contextuels mentionnés par les coroners et les médecins légistes correspondent aux résultats d’études qualitatives menées antérieurement aux États‑Unis et au Royaume‑Uni auprès des membres de la famille et des amis de personnes décédées des effets toxiques aigus d’opioïdes et d’autres substances, notamment en ce qui concerne les antécédents de consommation de substancesNote de bas de page 18Note de bas de page 19, les maladies mentales diagnostiquées ou nonNote de bas de page 17Note de bas de page 18Note de bas de page 19, l’absence de soutienNote de bas de page 18, les antécédents de douleurs chroniquesNote de bas de page 17Note de bas de page 18, les consultations répétées de médecins pour traiter la douleurNote de bas de page 17 et la tolérance diminuée aux substancesNote de bas de page 19. Bon nombre de ces facteurs sont susceptibles d’être présents en même temps : par exemple, Yarborough et ses collaborateursNote de bas de page 18 ont constaté que les maladies mentales, l’instabilité du soutien social, les antécédents de douleurs chroniques et l’absence de prise en charge efficace de la douleur étaient des facteurs courants chez les victimes d’intoxication aigüe. Des recherches quantitatives ont déjà montré qu’un grand nombre de ces facteurs (tolérance diminuée après la sortie d’un établissement correctionnel, médical ou thérapeutiqueNote de bas de page 37Note de bas de page 38Note de bas de page 39, maladies mentales et troubles de consommation de substancesNote de bas de page 40) sont associés à un risque d’intoxication aigüe, mais la plupart de ces analyses sont restées limitées à un ou deux de ces facteurs. En révélant la présence de plusieurs facteurs contextuels dans de nombreux cas ainsi que les manières dont ils peuvent interagir, nos résultats ont mis en évidence la nécessité de mieux comprendre les tendances associées aux facteurs qui peuvent accroître le risque d’intoxication aigüe mortelle.

Points forts et limites

La littérature qui a jusqu’à présent servi à caractériser les décès par intoxication aigüe liée à une substance au Canada se limite globalement à des analyses quantitatives de faibles quantités de données sur les facteurs contextuels et à des analyses portant sur une seule province ou région. Notre étude enrichit cette littérature en explorant en profondeur les facteurs contextuels multidimensionnels à l’échelle du pays, à l’aide d’une source sous‑utilisée d’information spécialisée. À notre connaissance, cette étude qualitative est la première à couvrir la plupart des provinces et des territoires du Canada et à explorer à cette échelle les points de vue des coroners et des médecins légistes dans le but de faire la lumière sur les circonstances des décès causés par les effets toxiques des opioïdes et d’autres substances illégales.

Notre recherche comporte plusieurs limites. Les coroners et les médecins légistes des provinces et territoires participants n’ont pas tous été interviewés, et les provinces et territoires du Canada ne sont pas tous représentés dans l’étude. Par conséquent, les points de vue exprimés ne correspondent qu’à un petit nombre de professionnels des enquêtes sur les décès au Canada. Il est clair que les perceptions des coroners et des médecins légistes participants peuvent être différentes de celles des coroners et des médecins légistes non participants.

Comme les coroners et les médecins légistes ont été invités à regrouper de manière informelle de l’information concernant plusieurs cas, il est possible qu’un biais de rappel soit survenu, car les cas les plus intenses, récents ou troublants pourraient avoir été plus marquants que les autres. Les réponses au sujet des changements au fil du temps pourraient aussi être biaisées : les nombreux renseignements publiés récemment sur les opioïdes et la grande médiatisation du sujet pourraient avoir influencé les réponses. Des biais personnels concernant les interventions et les facteurs de risque pourraient avoir influencé les réponses, mais le professionnalisme des participants est susceptible d’avoir atténué cette limite. Enfin, la situation décrite dans cette étude correspond aux facteurs de risque et aux caractéristiques des personnes décédées au moment des entrevues, qui se sont déroulées entre décembre 2017 et février 2018. Avec l’évolution des circonstances, notamment en ce qui concerne l’incidence de la pandémie de COVID‑19 sur le contexte des décès causés par les effets toxiques des drogues, d’autres recherches sont nécessaires pour déterminer comment ces facteurs de risque contextuels et ces caractéristiques changent.

Conclusion

Notre étude présente les points de vue des coroners et des médecins légistes d’un peu partout au Canada concernant les facteurs de risque contextuels et les caractéristiques associés aux décès causés par les effets toxiques d’opioïdes et d’autres substances illégales. Il existe peu de données pancanadiennes sur ces facteurs, et la consultation de coroners et de médecins légistes pour décrire ce contexte est peu mentionnée dans la littérature. Ces derniers ont souligné le caractère fluctuant de l’épidémie et cerné un groupe de caractéristiques et de circonstances interreliées semblant être associées aux décès par intoxication aigüe liée à une substance. Ces observations, qui fournissent un aperçu à l’échelle nationale des facteurs multidimensionnels qui entourent ces décès, permettent de faire des recoupements avec des analyses antérieures ayant porté sur une seule province et avec des analyses quantitatives dont les facteurs et les descriptions contextuelles étaient limités. Les thèmes abordés dans cette étude permettent ainsi d’approfondir notre connaissance des circonstances complexes qui interviennent dans les décès par intoxication aigüe liée à une substance, et ils fournissent également un aperçu des mesures de prévention et des interventions ciblées susceptibles de prévenir ces intoxications et ces décès.

Les recherches à venir devraient s’appuyer sur des collaborations avec les coroners et les médecins légistes et sur les résultats de leurs enquêtes pour approfondir la compréhension des décès par intoxication aigüe liée à une substance et pour orienter les mesures à prendre face à ce problème. Par ailleurs, d’autres études devraient s’intéresser aux expériences passées et présentes ainsi qu’aux points de vue des personnes les plus touchées par la consommation d’opioïdes et de substances illégales, que ce soit parce qu’elles en consomment elles‑mêmes ou parce qu’elles vivent avec une personne qui en consomme. La compréhension de ces expériences et de ces avis sur les mesures à prendre pourrait aider à brosser un portrait plus complet du contexte de la vie d’un individu et à cerner l’information prioritaire nécessaire pour orienter les mesures d’éducation et de sensibilisation et les interventions destinées à prévenir les intoxications aigües et les décès liés à une substance.

Remerciements

Nous souhaitons remercier tous les participants des bureaux des coroners et des médecins légistes de la Colombie‑Britannique, de la Saskatchewan, du Manitoba, de l’Ontario, du Québec, du Nouveau‑Brunswick, de la Nouvelle‑Écosse et des Territoires du Nord‑Ouest pour avoir pris le temps d’échanger leurs connaissances et leurs réflexions sur leurs expériences. Nous souhaitons également remercier tous les membres du Groupe de travail sur la surveillance des surdoses d’opioïdes et du Forum national des coroners en chef et des médecins légistes en chef pour leurs commentaires.

Financement

Cette étude a été subventionnée par l’Agence de la santé publique du Canada et réalisée en tant que projet du groupe de travail sur les études épidémiologiques du Groupe de travail sur la surveillance des surdoses d’opioïdes du Comité consultatif spécial du Conseil du Réseau de santé publique, auquel siègent des représentants de l’ensemble des provinces et des territoires.

Conflits d’intérêts

Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts.

Contributions des auteurs et avis

JR et JH ont conçu l’étude et participé à la révision critique de l’article. TT a réalisé des entrevues, analysé et interprété les données et rédigé et révisé l’article. JL a réalisé des entrevues, analysé et interprété les données et participé à la révision critique de l’article. JMH, DH, LL et MK ont participé à la conception de l’étude et à la révision critique de l’article. HO et AE ont analysé et interprété les données et rédigé et révisé l’article.

Le contenu de l’article et les points de vue qui y sont exprimés n’engagent que les auteurs; ils ne correspondent pas nécessairement à ceux du gouvernement du Canada.

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