De l’incertitude à la maturité (1968-1989)

À l’époque, personne ne pensait qu’il faudrait 20 ans pour mettre en œuvre la nouvelle politique, mais ce fut le cas. En juin 1968, Pierre Elliott Trudeau devint le 15e premier ministre du Canada, porté par une vague d’enthousiasme public qui qualifiait son accession au pouvoir de début d’une nouvelle ère. La nécessité de « faire les choses différemment » était un thème fréquent de ses premiers discours, et les Canadiens semblaient le suivre. Cependant, la Marine canadienne (officiellement devenue le Commandement maritime, ou COMAR), était moins enthousiasmée par certains aspects de la nouvelle direction, particulièrement celle que donnait Trudeau dans son discours d’avril 1969 sur la politique de défense et la politique étrangère (ci-dessus). En effet, ce discours semblait marquer le début d’une nouvelle ère du service en mer qui s’attaquait aux racines transatlantiques profondes de la Marine :

À l’heure actuelle, nous commençons à prendre conscience que notre pays ne se limite pas à un seul océan, qu’il n’est pas un pays atlantique ni même un pays bordé par deux océans, l’Atlantique et le Pacifique, mais bien un pays doté de trois océans. Nous commençons à nous rendre compte que le littoral du Pacifique est plus important, pour les Canadiens, que nous ne le concevions par le passé. 1
Toile montrant trois navires se suivant sur l’eau du point de vue d’un pilote dans son poste de pilotage.

Richard Rudnicki, Persian Gulf War -Enroute. On voit ici les NCSM Athabaskan, Terra Nova et Protecteur en formation; les choses ont très peu changé depuis 1975.

La Marine, qui se sentait politiquement vulnérable et qui venait d’être privée de son individualité par l’unification forcée, se méfiait à juste titre de toute suggestion de changement de direction. Les réformes de Hellyer au milieu des années 1960 l’avaient décimée, par des coupures de personnel et en ne remplaçant pas les destroyers et les frégates de la guerre, avec pour résultat que l’engagement naval du Canada vis-à-vis de l’OTAN avait diminué de moitié depuis 1963. La vision de Trudeau menaçait de perturber la zone de confort stratégique que donnait l’OTAN. Face à de nouvelles compressions budgétaires et sans perspective de nouveaux navires en dehors des quatre destroyers de la classe Iroquois et de deux nouveaux pétroliers ravitailleurs d’escadre, la Marine n’était pas très optimiste quant à son avenir. Et pour assombrir encore le tableau, on avait au Quartier général de la Défense nationale (QGDN) l’impression que la Marine avait été mise « au coin » pour s’être opposée à certains concepts de l’unification, notamment la perte de son identité. Improprement nommés « la révolte des amiraux » par les médias, les actes indépendants d’une poignée d’officiers supérieurs furent erronément jugés comme symboliques de l’attitude de la Marine. On comprend donc que la Marine entrait dans l’ère Trudeau avec une certaine appréhension; il lui faudrait 15 ans pour reprendre confiance en elle.

L’histoire de la Marine de 1968 à la fin de la guerre froide en 1989 est une suite de rebondissements politiques dans lesquels l’argent, ou plutôt le manque d’argent, joua un grand rôle. La technologie aussi joua un rôle, d’autant plus que la Marine essayait de se tenir à jour en matière de guerre anti-sous-marine à une époque de compressions budgétaires où les nouvelles technologies révolutionnaient la nature des opérations navales dans le monde entier. C’est une remarquable histoire de persévérance et de foi, particulièrement de foi dans le processus politique qui, tout le monde l’espérait, financerait un jour une modernisation bien nécessaire de la flotte. Il fallait du leadership pour maintenir cette foi et donner à la Marine l’espoir qu’il y avait vraiment de la lumière au bout du tunnel. Mais les politiciens ne donnèrent pas cette lumière immédiatement; ils étudièrent la politique de défense de long en large et en travers, à la recherche d’options moins coûteuses.

Une étude « maison » de la politique de défense, autant axée sur l’argent que sur la politique, commença au printemps 1968 et mit en lumière des divisions internes au sein du Cabinet. Même si beaucoup des discussions portaient sur l’alignement ou le non-alignement de la politique de défense et de la politique étrangère du Canada, le débat portait réellement sur le coût de l’OTAN, et on essayait de décider si le Canada devrait ou non rester membre de cette alliance militaire. Le ministère des Affaires étrangères était le champion de l’OTAN, pas seulement parce que le Canada avait contribué à la fondation de cet organisme, mais parce qu’il voyait la participation à l’Alliance comme une politique prudente de sécurité. C’est le point de vue qui l’emporta en fin de compte. En outre, on voyait la défense bilatérale du continent comme un besoin fondamental de la préservation de la souveraineté politique et territoriale.

Quatre navires voguent côte à côte sur des eaux bleues claires.

« Frères de l’âge spatial » — Vue rare de tous les bâtiments de la classe Iroquois en mer au milieu des années 1970.

Cette étude de la politique de défense continua malgré le ralentissement économique, et il devint de plus en plus urgent de réduire encore le budget de la défense. La décision du Cabinet de maintenir le budget de la défense à son niveau de 1968 (1,72 milliard de dollars) mit le MDN dans une situation impossible, car il n’y avait pas assez d’argent pour répondre aux engagements en cours. En septembre 1969, le ministre de la Défense nationale, Léo Cadieux, annonça ce qu’avait prévu le Ministère pour fonctionner dans le cadre de ce budget. Pour la Marine, ce n’était pas une surprise, car toutes les réductions avaient été négociées à l’avance. Le porte-avions Bonaventure devrait être retiré du service, ce que les amiraux acceptèrent de mauvais gré, mais ils se rendirent compte qu’il valait mieux abandonner cet ancien porte-avions, qui avait peu de valeur tactique pour l’OTAN, que de renoncer à un escadron de destroyers ASM dont l’OTAN avait grand besoin. Les quatre destroyers de la classe Iroquois seraient bâtis et les deux pétroliers ravitailleurs seraient terminés. Trois destroyers de la classe Restigouche seraient placés en réserve afin de libérer du personnel pour les nouveaux destroyers. Mais la Marine dut se battre pour que les coupures s’arrêtent là. En effet, toute autre réduction des forces aurait été perçue comme une abrogation des responsabilités de la Défense au sein de l’OTAN et dans le Pacifique, abrogation susceptible de conduire les Américains à prendre en charge une partie de la sécurité dans ces eaux.

Après de longs débats politiques, le Livre blanc sur la politique de défense fut déposé en août 1971 et il donna enfin quelques renseignements sur l’avenir de la Marine opérationnelle (le Commandement maritime) : le patrouilleur maritime à long rayon d’action (PATMAR) Argus serait remplacé; il y aurait un modeste programme de modernisation de la flotte; la taille de la flotte était fixée à 24 destroyers (avec quelques-uns en réserve) et la flotte deviendrait « polyvalente » plutôt que spécialisée en guerre anti-sous-marine. Le Ministère et les amiraux s’étant mis d’accord, il restait à faire fonctionner ce modèle avec le maigre budget alloué et, même si l’avenir de la Marine semblait très sombre, les engagements de participation à l’OTAN et de défense du continent devaient être tenus. Il fallait donc que les navires restent opérationnels.

Malgré la perte de son identité traditionnelle, la Marine se concentra rapidement sur les opérations plutôt que sur la politique, et cela pour deux raisons. La majorité des jeunes officiers de la flotte n’avait pas abandonné la Marine pendant la crise de l‘unification — ils avaient trop investi dans leur carrière navale, avaient des responsabilités familiales et n’avaient pas suffisamment d’argent de côté pour envisager de changer de carrière. En outre, la Marine avait été décimée dans ses échelons supérieurs par les réductions forcées de personnel et par le départ à la retraite anticipée de ceux qui s’opposaient aux réformes de Hellyer, et il y avait maintenant des perspectives d’augmentation de solde et de meilleures chances de promotion pour tous les grades, ce qui améliorait considérablement les conditions de service. En second lieu, le leadership dynamique du Vice-amiral J.C. « Scruffy » O’Brien, chef du Commandement maritime, incita tout le monde à se concentrer sur le travail à faire en mer. O’Brien ne mâchait pas ses mots, et son message était simple : « Trouvez-moi ces maudits sous-marins russes et laissez-moi m’occuper de la politique! » Avec sagesse, la Marine fit exactement ce qu’il disait.

Avec l’encouragement sans équivoque d’O’Brien, la Marine se jeta dans les opérations anti-sous-marines à une époque où la marine soviétique élargissait sa capacité et sa portée mondiale et où l’OTAN voulait faire preuve de compétence pour dissuader l’aventurisme soviétique. La contribution de la Marine canadienne consistait à faire participer le plus possible de navires aux exercices de l’OTAN et à maintenir un destroyer dans la toute nouvelle Force navale permanente de l’Atlantique (STANAVFORLANT). En même temps, les Américains demandaient une plus grande présence maritime et aérienne dans le littoral nord-américain, surtout dans le Pacifique, pour compenser les bâtiments américains envoyés en Asie du Sud-Est. En outre, Trudeau avait à cœur de faire respecter la souveraineté canadienne, surtout dans l’Arctique; des navires furent donc déployés dans le Grand Nord et visitèrent plus souvent les localités isolées des deux côtes.

Ayant donné la priorité aux opérations, la Marine réussit à maintenir sa réputation de force ASM de premier plan, malgré quelques difficultés techniques. Au début des années 1970, elle dut apprendre à fonctionner sans porte-avions, et elle y arriva, même si ce n’était pas facile. Les hélicoptères ASM Sea King embarqués sur les destroyers convertis de la classe Saint-Laurent offraient un soutien rapproché et distant et donnaient à la flotte une plus grande souplesse opérationnelle. L’arrivée, au début des années 1970, de deux nouveaux ravitailleurs, le Protecteur et le Preserver, et de quatre destroyers de classe Tribal améliorera grandement la situation. À la fin des années 1970, la flotte était devenue une série de groupes opérationnels ASM autonomes (encore appelés escadrons) qui pouvaient fonctionner pratiquement n’importe où dans le monde.

La Marine avait commencé à devenir très canadienne, plutôt qu’un clone de la RN. L’uniforme vert de l’unification, source de ridicule au sein de l’OTAN où les autres marins portaient encore l’uniforme traditionnel noir ou bleu marine, était détesté par tous mais ne fit pas obstacle à la compétence professionnelle. La Marine retrouva un uniforme plus traditionnel au milieu des années 1980; cet uniforme était assez différent de l’uniforme britannique pour être facilement reconnaissable, et tous les marins le portèrent avec fierté. Si la Marine avait réussi à se transformer en une marine « nationale » indépendante et à éviter la politique potentiellement destructrice de l’identité, c’est grâce à l’héritage de Scruffy O’Brien, héritage qui n’est pas suffisamment reconnu comme un des grands éléments transformateurs de la Marine. En effet sans lui, la Marine ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui et n’aurait certainement pas été en mesure de s’acquitter du rôle qui lui avait été confié dans les années qui suivirent la Guerre froide.

Lorsque O’Brien dit à la flotte d’aller à la poursuite « des maudits sous-marins russes », il disait tout simplement aux navires de se concentrer sur leur rôle principal. Et c’est ce qu’ils firent au sein de l’OTAN, c’est aussi ce qu’ils firent dans le cadre de la structure bilatérale de défense du continent et c’est aussi ce qu’ils firent dans les eaux canadiennes lorsqu’un sous-marin soviétique s’approchait un peu trop. En théorie, la Marine avait quatre fonctions principales :

  • assurer la surveillance des eaux canadiennes et avoisinantes et répondre aux menaces, en donnant la priorité aux activités des navires de guerre et des sous- marins étrangers, ce qui se faisait généralement en accord avec les forces américaines dans le cadre des plans de défense continentale canado-américains (CANUS);
  • maintenir une présence visible dans les eaux canadiennes afin de dissuader toute activité criminelle ou hostile et de faire respecter la souveraineté territoriale;
  • contribuer à la force de dissuasion de l’OTAN, dont la STANAVFORLANT aux opérations de contingence avant le déclenchement d’hostilités et aux plans de guerre; et
  • appuyer la politique étrangère du Canada de diverses façons : escales dans des ports étrangers et participation aux opérations de maintien de la paix des Nations Unies.
Six navires voguent côte à côte sur l’eau.

Bâtiments de la STANAVFORLANT en formation au large du rocher de Gibraltar, avec au centre le navire amiral, le destroyer Iroquois, en février 1979; à sa droite (sur son côté bâbord,) se trouve le destroyer britannique HMS Sheffield qui sera coulé trois ans plus tard dans la guerre des Malouines.

Ces tâches reposaient sur deux hypothèses. D’abord, que les navires désignés qui s’entraînaient en vue des missions complexes de l’OTAN puissent aussi effectuer des missions nationales et continentales. Ensuite, qu’à l’exception d’une attaque surprise, toute guerre à venir serait précédée d’une période de tension au cours de laquelle il serait essentiel de mener des opérations ASM dans les eaux nord-américaines tout en mettant en œuvre les plans de contingence de renforcement de l’Europe.

L’engagement du Canada envers le Commandement suprême allié de l’Atlantique (SACLANT) de l’OTAN s’élevait à 16 destroyers à différent stades de disponibilité opérationnelle (certains en disponibilité immédiate, d’autres à 15 jours de disponibilité et d’autres à 30 jours de disponibilité), trois sous-marins et différents aéronefs maritimes. Les trois ravitailleurs restaient sous contrôle canadien et quatre des destroyers restèrent sous contrôle national dans le Pacifique pour les opérations CANUS. Les missions de « guerre » de la Marine commençaient donc bien avant toute déclaration officielle d’état d’urgence ou de guerre, et cette réalité était contraire au concept initial de la planification « unifiée » de la guerre adoptée par le QGDN, où de nombreux officiers des autres armées semblaient incapables de comprendre les principes fondamentaux de la stratégie maritime de la guerre froide. Les officiers de marine supérieurs devaient souvent expliquer que les marines font la guerre différemment des autres armées puisqu’elles jouent au départ un rôle « habilitant » pour le travail des forces terrestres et aériennes. Ce manque de compréhension explique en partie pourquoi la Marine était considérée comme un obstacle au concept de l’unification.

La flotte canadienne était répartie en escadrons de destroyers ASM mais, en raison de leur manque d’armes anti-aériennes, ces navires étaient généralement intégrés dans des formations multinationales plus grandes ou étaient associés à un destroyer lance-missiles de la marine américaine. Ils avaient pour rôle de protéger les navires marchands, particulièrement les navires de renforcement transatlantique, ce qui fixait les besoins d’entraînement selon une progression logique d’exercices individuels, d’équipe, de bord et de formation. Ces derniers faisaient partie d’une série d’exercices maritimes de l’OTAN qui se terminaient chaque année à un grand « jeu de guerre » comme Ocean Safari, Teamwork, ou  Northern Wedding.

L’engagement envers la STANAVFORLANT était généralement rempli de façon permanente par un destroyer, mais d’autres navires participaient aux deux ou trois exercices de l’OTAN qui se déroulaient chaque année, et il y avait un grand exercice de flotte tous les deux ans. Les sous-marins participaient généralement à deux exercices de l’OTAN par an. Entre les carénages, les essais et les croisières d’endurance ainsi qu’au moins un exercice national et un exercice canado- américain (CANUS) par an, la flotte de l’Atlantique était à son niveau d’activité maximale. Sur la côte Ouest, la flotte participait aux exercices du plan bilatéral de défense du continent dans le cadre duquel le Canada était chargé de la guerre ASM dans le détroit de Juan de Fuca et dans une bonne partie du golfe d’Alaska. Les exercices se déroulaient pratiquement tous dans le cadre de la structure de défense canado-américaine, dont le très attendu exercice biennal RIMPAC. Pendant la guerre du Vietnam, la marine américaine eut recours à des réservistes pour effectuer ces exercices bilatéraux habituels, ce qui alourdit le fardeau des navires canadiens, mais ceux-ci s’acquittèrent de leur mission avec fierté et efficacité.

Un sous-marin remonte à la surface de l’eau tandis qu’un navire s’en approche. Un aéronef canadien survole la scène.

Un des « maudits sous-marins russes » de l’Amiral O’Brien, un SSBN de la classe Hotel, désemparé à la surface, au nord-est de Terre-Neuve, trouvé par un Argus de la force aérienne le 15 mars 1972.

Attraper les « maudits sous-marins russes » d’O’Brien était plus facile à dire qu’à faire. En effet, ces sous-marins étaient furtifs, et la Marine devait sans cesse parfaire ses compétences de guerre ASM pour espérer les attraper. La marine soviétique était en pleine expansion et, grâce aux nouvelles technologies, elle commençait à rattraper son retard tactique sur l’OTAN. Au début des années 1970, en raison de la baisse de capacité de la flotte navale américaine attribuable à la guerre du Vietnam et d’une certaine cécité stratégique dans certaines capitales européennes, un point de vue troublant s’installa : que l’OTAN pourrait perdre le contrôle de l’Atlantique. Or, la grande leçon qu’avait donnée la Deuxième Guerre mondiale est qu’il n’est pas possible de renforcer ou de reprendre l’Europe sans contrôler l’Atlantique, mais cette leçon semblait avoir été temporairement oubliée. C’était très inquiétant, et l’OTAN prit donc une série de mesures, dont le remaniement des plans de circonstance et de guerre navale, et il adopta une nouvelle approche de développement de la force collective.

Vers la fin des années 1970 et dans les années 1980, la marine américaine s’était remise de la guerre du Vietnam et avait rétabli sa capacité dans l’Atlantique. Quant à la marine soviétique, elle élargissait son rôle de protection du flanc et adoptait un rôle de défense en profondeur le long des routes susceptibles d’être empruntées par la marine américaine, en particulier dans la mer de Norvège. Le résultat fut un important programme soviétique de construction de navires de grande taille et très capables, de plusieurs types de sous-marins et de quelques bombardiers armés de missiles d’une grande efficacité. Même si les Soviétiques avaient prévu d’attaquer les navires de renforcement de l’OTAN, cette tâche n’avait pas la même priorité stratégique que de défaire les Américains — et donc l’OTAN — dans la mer de Norvège ou encore de leur en interdire l’accès. Comme un analyste l’expliqua beaucoup plus tard, « la flotte soviétique était conçue pour des affrontements brefs et intenses, pour faire le plus de dégâts possibles puis se retirer à vitesse maximale. Le but principal de la flotte soviétique était donc l’interdiction des mers plutôt que leur contrôle » 2 Curieusement, il fallut à l’Occident beaucoup de temps pour comprendre la stratégie soviétique et pour se rendre compte que le contrôle de la mer de Norvège était la clé de tout le processus. Les initiatives de l’OTAN entraînèrent une certaine réorganisation pour la flotte canadienne dans les années 1980 et influencèrent aussi les programmes de modernisation et de remplacement des navires. Mais en attendant, la Marine devait se débrouiller avec la flotte qu’elle avait.

En 1968, la flotte canadienne était encore relativement moderne, mais elle arrivait à un stade où les nouvelles technologies, notamment celles dont était équipée la flotte soviétique, commençaient à rendre une modernisation urgente. La Marine canadienne était constamment aux prises avec ce problème à cause de la répugnance des politiciens à engager les fonds nécessaires à la modernisation de la flotte, particulièrement la construction de nouveaux navires, qui devenait de plus en plus coûteuse. Par conséquent, il fallait maintenir l’efficacité de la flotte existante par une série de programmes de modernisation. En 1962, les navires de la classe Saint-Laurent avaient été convertis en destroyers porte-hélicoptères, et toute une série de programmes de modernisation suivirent, par exemple le Programme de prolongation de la durée de vie des destroyers (DELEX) et le Programme de modernisation opérationnelle des sous-marins (SOUP). Les quatre nouveaux destroyers de la classe Iroquois semblaient vouloir rester d’actualité en mer, mais à eux seuls, ils ne suffisaient pas. Ils manquaient de systèmes de défense antiaérienne de zone pour protéger un groupe de navires, mais ils étaient équipés des derniers systèmes de détection ASM, de propulsion et de commandement et de contrôle. Bien qu’ils aient été conçus comme navires chef de file, ces destroyers furent utilisés au début sans plan d’ensemble, tout comme les escorteurs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’était pas la faute du Canada. En effet, dans les années 1970, l’OTAN n’avait pas encore suffisamment développé son concept des opérations pour répondre aux tactiques des avions et des sous-marins soviétiques et de leurs armes à longue portée. L’OTAN avait donc adopté une réponse ponctuelle à la menace soviétique, mais cela allait changer.

La perte du Bonaventure entraîna un problème technique et deux problèmes tactiques. L’absence de surveillance ASM à longue portée, qui était auparavant assurée par les CS2F Trackers, fut en partie compensée à court terme par l’utilisation de bouées acoustiques à basse fréquence (LOFAR) (Jezebel) et par l’installation d’équipements d’analyse AQA-5 sur les destroyers. Ces bouées étaient larguées par des Sea King, mais ces derniers n’étaient pas en mesure d’en relever les données. Les patrouilleurs maritimes (PATMAR) à long rayon d’action offraient un soutien éloigné dans les eaux nord-américaines, toujours à la suite de contacts établis par les hydrophones SOSUS, partagés par le Canada et les États-Unis. Les sonars passifs remorqués par les navires et les sous-marins étaient préférables, mais cette technologie en était encore à ses débuts dans les années 1970. Les destroyers s’acquittaient relativement bien de la coordination tactique, autre fonction importante du porte-avions, mais il y avait une pénurie de spécialistes chevronnés de la « direction », capables de démêler des situations complexes de tactique mer-air. L’évolution du concept du groupe opérationnel autonome, dirigé par état-major tactique plutôt qu’administratif, apporta une solution à ce problème dans les années 1980. Le soutien aux Sea King déployés s’avéra plus difficile. Les destroyers de la classe Saint-Laurent avaient une capacité de maintenance de première ligne, mais leur hangar était petit et les destroyers ne transportaient pas beaucoup de pièces de rechange. Les destroyers de classe Iroquois et les nouveaux ravitailleurs avaient de meilleures installations, mais ils manquaient de pièces de rechange et d’équipement d’essai. Du point de vue de la souplesse opérationnelle et du soutien technique, le porte-avions était irremplaçable, mais cette capacité était beaucoup trop coûteuse et politiquement inacceptable. Grâce à leur ingéniosité et à leur détermination, les Canadiens étaient en mesure de faire fonctionner la flotte avec relativement d’efficacité, mais on voyait bien qu’elle allait bientôt être complètement dépassée. Si le Canada voulait être à la hauteur de ses alliés de l’OTAN et des Soviétiques et rester un membre crédible de l’alliance navale, il lui fallait des navires modernes.

Des navires ornés de drapeaux de toutes sortes et rattachés les uns aux autres sont amarrés au quai.

Navires canadiens et alliés au quai de la Place Canada, dans le port de Vancouver, pour la revue navale du 75e anniversaire de la Marine, le 23 août 1985.

Le Livre blanc de 1971 recommandait une étude exhaustive des besoins de sécurité maritime à venir du Canada avant d’acquérir de nouveaux équipements. Cette étude commença en novembre 1971, et les résultats furent présentés au Cabinet en mai 1972; elle recommandait le remplacement du PATMAR Argus et la mise en route d’un nouveau programme de construction navale. Le remplacement de l’Argus se fit relativement vite, mais le programme de construction de navires fut soumis à une série de nouvelles études des options. La première étude, terminée à la fin janvier 1974, devait examiner quatre concepts : un navire de contrôle et de surveillance de 9 100 t pouvant embarquer neuf hélicoptères; un destroyer de 2 275 t, à la fois polyvalent et spécialisé en guerre ASM; une corvette ou frégate de 1 350 t, elle aussi polyvalente et spécialisée en guerre ASM, et un hydroptère de 360 t. Une étude complémentaire fut faite en février et mars 1974 et étudia la possibilité d’une refonte des destroyers de la classe Mackenzie et aussi d’acquisition de quatre sous-marins de plus. Aucune de ces études ne fit de recommandations fermes; elles se contentèrent de faire des observations sur le degré de difficulté et le rapport qualité-prix des idées étudiées. Une troisième étude fut faite en août et septembre 1974 et examina trois options particulières tirées des études précédentes, à la demande des planificateurs. À ce stade, il était clair que seul un navire de 2 700 à 3 600 t répondrait aux besoins du Canada, et il devint évident aussi qu’une frégate de patrouille conçue et construite au Canada, ayant les caractéristiques et les capacités de la frégate américaine FFG-7, était la meilleure solution.

Le choix du modèle final et des chantiers de construction navale était bien entendu une décision politique, et ce ne fut pas la première fois qu’un chantier allait être choisi en fonction de la circonscription électorale dans laquelle il se trouvait. Pourtant, la décision politique prit plus longtemps que prévu, et ce retard eut de graves répercussions sur l’efficacité de la flotte. Il était dû en partie au processus bureaucratique alambiqué qui régit les programmes d’immobilisations, mais il faut savoir qu’au milieu des années 1970, le Canada était en plein crise financière — les taux d’intérêt avaient atteint des niveaux vertigineux — et que toutes les grandes dépenses de l’État furent suspendues. La gestion du budget de la défense pendant cette période était un véritable cauchemar et donna lieu à toute une série d’études destinées à trouver le moyen d’honorer les engagements militaires dans les limites d’un budget fixe.

Au début de 1974, l’inflation avait plongé le pays dans une crise financière à laquelle le MDN n’échappa pas. En août 1974, le Ministre demanda conseil au Cabinet : les Forces armées n’avaient pas assez d’argent pour maintenir le niveau actuel d’activité, ce qui veut dire que la nouvelle politique de défense (publiée en 1971) n’était déjà plus d’actualité. En novembre, le Cabinet chargea un comité d’étude de la structure de la défense d’examiner toutes les options possibles pour remédier aux problèmes du MDN, notamment la possibilité de modifier les engagements du Canada envers l’OTAN, de revoir le NORAD et de réexaminer la participation du Canada à la guerre ASM stratégique. La réaction initiale du MDN fut de chercher des économies aux endroits habituels : personnel, opérations et maintenance et programmes d’immobilisations. Pour la Marine, cette rationalisation représentait une réduction d’un tiers des jours de mer, ce qui l’obligeait à réduire les campagnes d’instruction et les exercices réguliers. Les programmes de modernisation furent donc retardés et, dans certains cas, annulés. Au fur et à mesure que toutes ces réductions commencèrent à prendre effet, les planificateurs militaires supérieurs commencèrent à exprimer leur frustration face à ce qu’ils percevaient comme un problème systémique de sous-financement chronique à l’égard des tâches et des engagements donnés par le gouvernement. Le chef d’état-major de la Défense, le Général J.A. Dextraze, ne jeta pas l’éponge et déclara que si les Forces armées devaient fonctionner avec le financement irréaliste qui leur était alloué, certaines capacités, certaines installations et certains engagements devraient être abandonnés. Cela attira l’attention des politiciens, d’autant plus que certains pensaient que la question avait été résolue une fois pour toutes dans le Livre blanc de 1971. Une étude exhaustive en trois phases fut donc ordonnée. Le premier rapport, remis en février 1975, réexaminait les différentes tâches et attirait l’attention des politiciens sur les questions qui déterminaient la structure de la force et les infrastructures connexes. Trois des tâches essentielles du MDN concernaient la Marine : la souveraineté nationale, la sécurité du continent et le soutien du renforcement de l’Europe. Cette étude eut un effet secondaire, celui de faire comprendre au Cabinet que la Marine avait un rôle différent de celui des autres armées et de gagner son appui.

Un navire vogue sur des eaux glacées.

Malgré leur obsolescence pour les opérations, les destroyers de classe Mackenzie furent utilisés pour l’instruction du personnel de la côte Ouest et furent déployées à bien des endroits; on en voit ici un dans la baie Glacier, en Alaska.

Le rapport sur la seconde phase — l’étude de la structure de la force — fut envoyé au Cabinet le 10 novembre 1975; il contenait une section sur les capacités de combat maritime qui persuada les politiciens qu’il fallait procéder immédiatement au remplacement des destroyers. Malheureusement, le programme de remplacement des navires se trouva coincé dans le processus d’étude de la structure de la défense, qui essayait de mettre en place un modèle chiffré de modernisation des forces. Le programme fut aussi retardé par des disputes politiques et par d’incessantes questions sur les besoins de base d’une flotte de brise-glaces et d’une capacité de surveillance océanique ainsi que par certaines préférences personnelles quant au type de navires à acquérir. L’idée d’une flotte d’État, unique et unifiée, commença à prendre forme. La Marine reçut donc l’ordre d’examiner les avantages possibles de navires qui pourraient aussi servir à la surveillance des pêches à long terme.

Finalement, en septembre 1977, le nouveau programme de construction de navires commença à avancer, car l’une des innombrables études avait conclu que les navires de guerre peuvent assurer tous les aspects de la protection de la souveraineté, comme ils le font actuellement au Canada, ce qui n’est pas le cas des bateaux patrouilleurs armés, qui ne peuvent pas assumer le rôle de défense collective. Pour naviguer dans les eaux canadiennes, il fallait donc un navire d’environ 2 700 t. À bien des égards, c’était la conclusion que la Marine attendait, et elle contribua à l’approbation du programme de construction navale par le Cabinet en décembre. Mais à cause des retards politiques et de la crise financière, rien n’avait été fait sur le plan de la modernisation et du remplacement des navires existants, et certaines des options à l’étude (la modernisation de la classe Mackenzie) n’étaient plus économiques. On en était arrivé au point où l’efficacité de combat de la flotte dépendait de l’acquisition de nouvelles frégates et jusqu’à l’arrivée de ces frégates, la disponibilité opérationnelle souffrirait.

Après deux ans de rédaction, un mémoire au Cabinet sur le remplacement des six derniers destroyers de la classe Saint-Laurent fut déposé le 3 novembre 1977. Dans une annexe très étoffée, les avantages de navires plus petits pour les tâches nationales avaient été minutieusement étudiés, comme l’avait demandé le Cabinet. Les conclusions de l’étude tenaient compte des engagements de défense du Canada sur son propre territoire, vis à vis de l’OTAN et vis à vis des États-Unis.

Les contraintes liées à la tenue en mer et à la vitesse nous empêchent d’utiliser de petits bateaux patrouilleurs en pleine mer pour bien protéger la souveraineté. Bien que des bâtiments patrouilleurs légèrement armés puissent s’acquitter des tâches liées à la protection de la souveraineté et à l’application de la réglementation en temps de paix, ils viendraient s’ajouter aux vingt-quatre navires au potentiel de combat nécessaires et ne représenteraient donc pas une option rentable. 3

Le 22 décembre 1977, le Cabinet approuva la proposition d’une flotte de base de 24 navires de type destroyer. Il convint aussi qu’une frégate polyvalente d’environ 3 600 t répondrait mieux aux besoins du Canada en matière de sécurité maritime. Mais cette approbation ne portait que sur six navires, et l’état-major de la Marine dut donc se pencher sur le remplacement des 14 autres destroyers et du reste de la flotte le moment venu. Au cours des deux années suivantes, un programme de remplacement des navires (PRN) prit forme, selon un calendrier de planification très optimiste.

Programme Classes de navires à remplacer Début de la planification Contrat de définition du projet Contrat de construction Livraison
FCP/(PRN I) Saint Laurent (6) 1976 1979-1980 1981-1982 1985-1986
PRN II Restigouche (3) et Mackenzie (4) 1980 1983 1985 1989-1990
PRN III Restigouche améliorée (4), Annapolis (2) et Saint Laurent (1) 1983 1986 1988 1992-1996
PCAS Sous-marins Oberon (3) 1985 1988 1990 1995
NSO Provider et Preserver (2) 1989 1992 1994 1998-2002
PRN IV Iroquois (4) 1993 1996 1998 2002-2004

Bien que le gouvernement libéral ait déclaré en décembre 1977 qu’il avait l’intention de construire six frégates, le contrat de construction ne fut approuvé qu’en juin 1983. Le concept initial prévoyait que les navires seraient construits entre 1985 et 1990, mais la lenteur du processus bureaucratique retarda la construction, et le premier navire ne put pas être livré en 1985 comme prévu. Il faut dire que le projet commença très mal en raison de la fragilité de l’industrie canadienne de la construction navale et du fait qu’aucun navire destiné à la Marine n’avait été construit dans les 10 dernières années. Il y avait donc très peu de chantiers capables de construire des navires de guerre, et certains de ceux qui avaient cette capacité étaient en difficulté financière. En outre, la technologie navale avait subi une révolution au cours des 20 années précédentes et il y avait maintenant de nouveaux systèmes et de nouveaux armements, mais aussi de grands changements dans la façon dont les navires étaient construits. Mais il existait une base d’expérience, surtout dans les chantiers du Québec qui avaient construit les quatre destroyers de la classe Iroquois. Le programme de la frégate canadienne de patrouille donna donc aux chantiers l’occasion de se moderniser, mais cette modernisation ne fut pas facile à mettre en route. Toutes ces difficultés, et le coût total de l’entreprise, donnèrent naissance au mythe que le Canada aurait intérêt à acheter ses navires de guerre à l’étranger.

On s’en doute, le processus d’octroi du marché était complexe et extrêmement politique. En répartissant les travaux entre plusieurs chantiers afin de garder en vie le plus possible de chantiers, particulièrement au Québec, le gouvernement se mit « entre l‘arbre et l’écorce », et la politique des grands projets d’État fut en conflit avec les objectifs commerciaux d’une industrie très compétitive. Le travail fut donc réparti afin de créer le plus possible de retombées économiques en région. Cela eut toutefois un effet quasi désastreux, car les chantiers du Québec durent travailler avec le chantier Saint John Shipbuilding (SJSL) qui, au début, n’avait pas le savoir-faire nécessaire pour gérer le programme dans son ensemble. Un peu plus tard, les chantiers du Québec se regroupèrent, ce qui arrangea la situation, mais la discorde s’était installée entre les acteurs principaux, SJSL, l’entrepreneur principal, et Marine Industries Limited (MIL), sous-traitant pour trois des navires. Même l’entreprise qui avait obtenu le contrat de conception initial, Versatile Systems Engineering (VSEI), se trouva prise dans la réorganisation. Le programme était en retard avant même d’avoir commencé. SJSL eut de la difficulté à mettre le programme en marche, mais elle arriva quand même à résoudre les problèmes avec l’aide d’un chantier naval américain, Bath Iron Works. Mais une foule d’obstacles se combinèrent pour ralentir un projet déjà complexe : l’effondrement économique du sous-traitant principal initial (Versatile), la rivalité des chantiers au sujet de la construction des frégates et d’autres possibilités de marché avec le gouvernement, dont le malheureux projet SSN, ainsi que la nécessité politique de partager la manne entre plusieurs régions. Dans un tel contexte, n’importe quel chantier canadien aurait probablement été dans l’impossibilité de démarrer les travaux à temps.

Encouragée par la possibilité d’obtenir le contrat de construction des six autres frégates, et ayant repris le dessus, SJSL voulait bien entendu remettre le programme sur les rails. Lorsque la deuxième partie du contrat lui fut octroyée en décembre 1987, sans obligation de sous-traitance, SJSL put s’attaquer aux problèmes de construction, mais le conflit entre les deux chantiers devait d’abord être résolu. L’affaire fut finalement portée devant les tribunaux et malgré cela, le travail continua dans les deux chantiers. Le programme prenant de plus en plus de retard, SJSL prit l’entière responsabilité de la conception, de la construction et de l’assemblage des coques des frégates et fut finalement en mesure de livrer les 12 frégates à temps. Trois coques furent construites chez MIL et neuf chez SJSL; Paramax supervisa l’intégration des systèmes. Malheureusement le démarrage difficile de ce programme, puis le conflit entre les chantiers refroidit l’enthousiasme du public pour les nouveaux navires alors qu’en réalité, ce programme aurait dû être perçu universellement comme un chef-d’œuvre de conception et d’innovation canadiennes. Les navires ne seraient mis en service qu’au début des années 1990 mais entre-temps, le Canada devait s’acquitter de ses engagements envers l’OTAN à l’aide de ses anciens navires.

Au début des années 1980, le rôle de la Marine avait évolué. Il consistait désormais en une série de tâches à effectuer « au pays » et « au loin », fortement inter-reliées et bien définies, encore centrées sur l’OTAN, mais reconnaissant l’importance nouvelle du Pacifique qu’avait prévue Trudeau. Les opérations de la flotte étaient en grande partie déterminées par le besoin d’exercice en vue des trois tâches principales :

  1. Fournir continuellement un destroyer à la force navale permanente de l’Atlantique et fournir un commodore pour exercer le commandement de la STANAVFORLANT, à tour de rôle avec les autres marines de l’Alliance, soit environ tous les cinq ans.
  2. Fournir trois ou quatre destroyers et un navire de soutien logistique à la famille des plans de la force maritime de circonstances de l’Atlantique du SACLANT, c’est- à-dire mener des opérations de dissuasion, protéger la navigation de renforcement, soutenir les opérations amphibies, surveiller les unités navales soviétiques.
  3. Effectuer des opérations de guerre ASM dans les eaux nord-américaines avec les forces navales américaines afin de rechercher les sous-marins lance-missiles balistiques et autres sous-marins soviétiques déployés dans ses eaux avant une manœuvre politique agressive; en cela, la réponse navale à la crise des missiles de Cuba de 1962 restait un scénario tout à fait plausible. 

La Marine avait un autre rôle : celui de protéger le groupe-brigade canadien transportable par air et par mer (CTAM), mais c’était là un rôle très controversé à l’OTAN, et il fut retiré de la liste à la fin des années 1980. Ces rôles n’étaient pas très différents de ceux qu’avait la Marine 10 ans plus tôt, mais ils lui donnaient une fonction opérationnelle plus précise qui facilitait beaucoup la planification et l’établissement du calendrier des exercices.

En 1979, le SACLANT entreprit une étude destinée à élaborer un nouveau concept d’opérations maritimes (CONMAROPS). Ce concept établirait le lien entre la très symbolique Force navale permanente, la famille des plans de force de circonstance maritime, qui devraient être activés aux premiers stades d’une crise, et la guerre elle-même. Un des objectifs de l’étude était une meilleure intégration des forces nationales en un concept multinational. C’était difficile, car la famille navale de l’OTAN avait tendance à être une communauté de communautés plutôt qu’une communauté animée d’un objectif unique. Le cadre de ce nouveau concept avait été influencé par de récentes études faites par les Américains, particulièrement Sea War 85. Le CONMAROPS devint donc le moyen d’intégrer les marines de l’OTAN en une force unique et efficace.

En 1984, le commandant du SACLANT, l’Amiral Wesley MacDonald, vint à Ottawa et informa les parlementaires canadiens des nouveaux concepts navals de l’OTAN applicables à la défense aérienne de zone et leur expliqua que le Canada devait adopter le système du groupe opérationnel. Pour certains, c’était une tentative scandaleuse par un Américain d’influencer la politique canadienne. En réalité, il était tout à fait normal qu’un commandant suprême de l’OTAN, quelle que soit sa nationalité, informe les politiciens d’un pays membre de l’Alliance des rôles que joueraient ses forces en temps de guerre. Et d’ailleurs, ce nouveau concept avait été en grande partie élaboré par des officiers canadiens qui travaillaient à l’état-major du SACLANT. Le concept lui-même était très complexe et prévoyait divers navires formés en groupe opérationnel doté de sa propre capacité de commandement et de contrôle, de sa propre défense aérienne de zone, de systèmes ultramodernes de guerre ASM, de soutien aérien intégré (hélicoptères embarqués) et de son propre soutien logistique en mer. L’OTAN avait adopté le modèle du groupe opérationnel néerlandais, et c’est sur ce modèle que fut construit le modèle canadien, à quelques variantes près. La première était le secteur occidental de l’Atlantique (WESTLANT) qui avait moins besoin de défense aérienne que le secteur oriental (EASTLANT). Pour le Canada, cela voulait dire qu’il était temps d’arrêter de tergiverser et de passer à l’action.

Et d’ailleurs, peu après le briefing du SACLANT, le ministre de la Défense nationale présenta le budget 1984–1985 de la défense au Parlement, accompagné d’une déclaration pertinente sur la structure de la force : « Nous élaborons la structure de la force maritime selon le concept opérationnel des groupes opérationnels nationaux autonomes et équilibrés, équipés chacun des différents véhicules nécessaires aux tâches données ». Les objectifs de l’OTAN pour 1987–1992 prévoyaient trois groupes opérationnels canadiens à partir de 1987 et un quatrième à partir de 1992. Il appartenait à la Marine de produire cette capacité, au départ avec les navires qu’elle avait, mais en comptant sur les frégates pour le long terme.

Ce nouveau modèle canadien — groupes opérationnels autonomes aux capacités de combat équilibrées — allait bouleverser la façon dont les navires étaient affectés aux missions et aux exercices. Le nouveau groupe opérationnel — un destroyer Iroquois modernisé, deux à quatre frégates et un ravitailleur — ne serait opérationnel qu’au milieu des années 1990 au plus tôt, mais la Marine commença à faire des remaniements une dizaine d’années à l’avance. Outre la modernisation des équipements, elle commença à planifier la réorganisation de la structure de la flotte et donc à abandonner l’ancien concept de l’escadron basé sur le type d’équipement. En juillet 1986, elle annonça l’établissement d’un groupe opérationnel sur chaque côte et d’un groupe de soutien parallèle pour les grands carénages, les essais et les croisières d’endurance nécessaires pour préparer les navires à fonctionner en groupe opérationnel. Un an plus tard, le NCSM Huron partit pour la côte Ouest en échange du Gatineau, et une installation de soutien des hélicoptères fut établie sur la côte du Pacifique. L’Annapolis et le Terra Nova changèrent eux aussi de côte à la fin de 1989.

La Marine s’employa à réduire de façon systématique l’écart entre la flotte vieillissante des années 1970 et le groupe opérationnel FCP/Iroquois. Dans le cadre du programme DELEX (prolongation de la vie des destroyers), les destroyers à vapeur furent équipés de nouveaux radars et sonars et de nouveaux systèmes électroniques de combat et de communication. Mais surtout, ils furent équipés du système de réception-affichage des données (SARAD). Cette modernisation permit aux navires d’être intégrés dans les formations de l’OTAN et de s’acquitter de missions de guerre ASM, malgré leur trop grande vulnérabilité en cas d’attaque aérienne. Mais surtout, ce programme redonna confiance en la capacité de recherche et d’interception de l’équipe hélicoptère-destroyer de guerre ASM. Les sonars remorqués étaient encore à l’essai, mais ils deviendraient opérationnels avant longtemps. Le programme de modernisation opérationnelle des sous-marins (SOUP) équipa les vieux Oberon de nouveaux sonars, périscopes, systèmes de communication et de conduite du tir ainsi que de tubes lance-torpilles Mk 48. Les trois sous-marins redevinrent opérationnels et purent être affectés par l’OTAN à la surveillance des détroits GIUK. Toutes ces mesures étaient en fait très nécessaires pour apaiser le SACLANT et le convaincre que la Marine canadienne n’allait pas manquer à ses engagements de défense collective faute de navires et de sous-marins capables.

Mais il restait encore du travail. Par exemple, les destroyers de la classe Iroquois devaient être modernisés afin de pouvoir prendre le rôle de navire de commandement du groupe opérationnel et d’avoir une capacité de défense aérienne de zone. Les ravitailleurs vieillissaient et devraient être remplacés, surtout le Provider, et les Sea King avaient aussi besoin d’être remplacés. Les nouvelles frégates étaient des bâtiments polyvalents, mais elles devaient encore faire leurs preuves sur le plan opérationnel. Dans l’ensemble, c’était un très bon plan, qui donnerait au Canada une marine moderne, polyvalente et capable de combattre.

Cependant, quelques obstacles politiques surgirent. Le gouvernement Trudeau avait été défait en juin 1984 par les Conservateurs de Brian Mulroney, qui promettaient encore une autre étude de la défense. La Marine ne voyait pas l’utilité d’une autre étude, car il aurait suffi d’augmenter les dépenses en immobilisations pour résoudre la plupart des problèmes immédiats, mais le nouveau gouvernement décida de compliquer un peu les choses. Pendant qu’il prenait son temps à rédiger le Livre blanc — à toutes fins pratiques, un exercice de relations publiques — deux grandes questions dominaient les discussions : la souveraineté et les sous-marins. Dans le premier cas, le débat fut déclenché par le voyage dans l’Arctique du brise-glace de la Garde côtière américaine Polar Sea à l’été de 1995, et dans le dernier, par la suggestion que les sous-marins Oberon devraient être remplacés par des sous-marins à propulsion nucléaire dotés d’une plus grande autonomie.

Le livre blanc de 1987 relia les deux enjeux et proposa que le Canada acquière une flotte de 10 à 12 sous-marins à propulsion nucléaire pour faire respecter la souveraineté du Canada, particulièrement dans l’Arctique. Mais c’était beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Il y eut tout d’abord l’énorme problème que posait la construction de ces sous-marins. Fallait-il les construire au Canada ou les acheter à l’extérieur? La Grande-Bretagne et la France firent des propositions de transfert de la technologie nécessaire. Bien entendu, des consortiums Canada-Europe se formèrent. Mais il y eut opposition de toutes parts. Les Américains ne voyaient pas l’utilité d’une telle capacité et se montrèrent prêts à régler la question politique du droit de passage dans le passage du Nord-Ouest. Il y avait aussi énormément d’opposition politique et publique à l’achat de sous-marins à propulsion nucléaire. Beaucoup de gens, omettant de faire la différence entre la propulsion nucléaire et les armes nucléaires, pensaient que le Canada faisait une grave erreur et s’engageait dans la voie nucléaire. La Marine accepta la proposition et renonça naïvement à huit frégates pour obtenir à long terme 10 à 12 sous-marins à propulsion nucléaire.

Du point de vue stratégique et tactique, le concept était valable, mais le coût du programme ne fut jamais vraiment évalué avec exactitude, notamment le coût de mise en place de l’infrastructure nécessaire. Le programme fut donc annulé dans le budget d’avril 1989, ce qui permit au gouvernement, à un coût financier modeste, d’éviter une confrontation politique potentiellement destructrice. Cette décision eut cependant des effets catastrophiques sur la Marine. Non seulement elle avait perdu huit frégates, mais elle allait devoir passer beaucoup de temps à trouver des sous-marins conventionnels de remplacement. Elle avait aussi vu s’envoler la possibilité de déployer trois groupes opérationnels autonomes, et bien entendu le quatrième. La Marine devrait donc se contenter d’être une flotte à deux groupes opérationnels, avec la possibilité d’un troisième en cas de mobilisation face à une crise majeure.

La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, mit symboliquement fin à 40 années de guerre froide. Les « maudits sous-marins russes » d’O’Brien ne menaçaient plus la sécurité de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Presque par coïncidence, la Marine canadienne avait aussi pratiquement terminé sa transition de force spécialisée en guerre ASM, qui aurait été assignée à l’OTAN un navire à la fois, au concept du groupe opérationnel affecté à des tâches spécifiques. La vingtaine d’années comprise entre 1968 — période où la politique menaçait de démanteler la Marine — et novembre 1989 — aube d’une nouvelle ère d’incertitude internationale — fut une période au cours de laquelle la Marine canadienne évolua et se transforma en une véritable entité nationale. Sachant que pendant ces 20 années, les dirigeants politiques s’opposèrent presque continuellement à la modernisation de la Marine, cette transformation est vraiment remarquable. Si O’Brien n’avait pas encouragé la flotte à « [trouver] ces maudits sous-marins russes et [à le laisser s’occuper] de la politique! », ce processus d’évolution aurait été beaucoup plus difficile.


Auteur : Peter T. Haydon

1 P.E.Trudeau, « Notre politique de défense et notre politique étrangère », Déclarations et discours, 12 avril 1969 (69/8), 2–3.

2 Marshall Lee Miller, “Soviet Military Development,” Armed Forces Journal International (avril 1987), 36.

3 Mémoire au Cabinet, Besoins en matière de navires de surface, 3 novembre 1977 (BCP).

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