ARCHIVÉ - Maladies chroniques au Canada

 

Volume 29 · Supplément 1 · 2010

Le cancer et l’environnement : dix questions d’intérêt dans le domaine de l’épidémiologie environnementale du cancer au Canada

Shirley A. Huchcroft, Yang Mao et Robert Semenciw, Rédacteurs

Notions de base en épidémiologie

Plusieurs des chapitres qui suivent portent sur des expositions spécifiques et traitent de questions méthodologiques propres à l’exposition examinée. Dans le présent chapitre, au contraire, nous définissons brièvement les principes généraux et les stratégies utilisés en épidémiologie des cancers reliés à l’environnement et nous utilisons des expositions spécifiques pour illustrer certaines notions épidémiologiques. Ces notions garantissent un contexte pour évaluer de façon critique les données présentées dans les recensions des études d’exposition et peuvent se révéler utiles aux lecteurs moins familiers avec les méthodes utilisées en épidémiologie. On peut retrouver des détails de nature méthodologique dans des publications portant sur l’épidémiologie environnementale, la médecine et la statistique1-9a.

Types de données tirées d’études épidémiologiques

À la fois pour des raisons d’ordre éthique et pratique, les études qui visent à examiner les effets de l’exposition des populations humaines à des contaminants de l’environnement doivent reposer sur l’observation plutôt que sur l’expérimentation. Contrairement à l’approche expérimentale, où seul l’agent étudié est manipulé et tous les autres facteurs externes sont maintenus constants, l’étude fondée sur l’observation doit cerner, mesurer et prendre en compte les nombreux facteurs (que ce soit d’entrée de jeu ou lors de l’analyse), autres que celui étudié, qui pourraient influer sur les résultats. En outre, la mesure comme telle à la fois de l’exposition et des effets sur la santé pourrait soulever certains problèmes. La capacité d’une étude épidémiologique de fournir des estimations exactes du risque est donc largement tributaire de la puissance de la méthodologie et du type d’information qu’elle utilise.

Une méthodologie rigoureuse comporte la prise de mesures exactes qui préviennent les erreurs de classification, tiennent compte des facteurs externes qui pourraient fausser les résultats et permettent d’inférer un rapport de causalité. Pour pouvoir affirmer l’existence d’un rapport de cause à effet et non d’une simple association, on se fonde normalement sur les critères suivants : le degré d’association, la constance, la spécificité, le rapport dans le temps, le gradient biologique (relation dose-réponse), la plausibilité biologique et la cohérence des données9b. En règle générale, plus l’association est forte, moins elle est susceptible d’être le fruit du hasard ou le résultat d’un facteur confusionnel. Une association observée à maintes reprises par différentes personnes à différents endroits, dans différentes circonstances et pendant une certaine période est considérée comme constante et peu susceptible d’être attribuable à une erreur constante ou à une aberration qui aurait faussé toutes les recherches. La spécificité, quant à elle, est une notion plus complexe. Contentons-nous de dire qu’une association limitée à certains individus, à certains endroits et à certains types de maladies milite fortement en faveur d’un lien de causalité. Si l’on démontre que le facteur soupçonné d’être la cause a précédé l’effet (et qu’il est compatible avec la période de latence connue de la maladie), cela vient renforcer l’idée d’un rapport de cause à effet, tout comme l’existence d’un gradient biologique ou d’une relation dose-réponse (c’est-à-dire que le risque de maladie est proportionnel à l’exposition). La plausibilité biologique vient renforcer encore davantage l’idée d’un lien de causalité, mais il arrive souvent qu’on ne puisse la démontrer; ce qui est plausible du point de vue biologique dépend des connaissances biologiques du jour. Enfin, la cohérence signifie que l’attribution d’un lien de causalité à une association est compatible avec ce que l’on sait de l’histoire naturelle et de la biologie de la maladie en cause. Pour expliquer ce critère, Hill donne l’exemple de l’association entre le cancer du poumon et la cigarette : cette association est cohérente, étant donné l’augmentation parallèle de ces deux variables dans le temps et les différences observées entre les hommes et les femmes, au chapitre de la prévalence du tabagisme et des taux de mortalité attribuable au cancer du poumon9c.

Pour ce qui est de la rigueur de la méthodologie, il existe un continuum qui s’étend de l’analyse descriptive (utile pour formuler des hypothèses) à « l’expérience naturelle » (dans laquelle une exposition est survenue dans un groupe défini de personnes qui peuvent être comparées à un groupe semblable de personnes non exposées). Entre ces deux extrémités du continuum se situent des méthodologies qui produisent des résultats de rigueur variable. Ces approches sont décrites ci-dessous.

Les études écologiques (ou transversales) établissent une relation entre la mortalité par cancer ou les taux d’incidence de cette maladie (habituellement selon l’âge et le sexe) et certaines caractéristiques de diverses régions géographiques. Dans ces études, les unités d’analyse sont des populations ou des groupes plutôt que des individus. Par conséquent, la méthodologie écologique ne renseigne pas sur la relation entre l’exposition et la maladie à l’échelle individuelle. La mesure de l’association est le coefficient de corrélation. Les valeurs du coefficient de corrélation, qui s’échelonnent de -1 à +1, représentent une corrélation négative parfaite (-1), l’absence de relation (0) et une relation positive parfaite (+1). Un exemple d’étude écologique pourrait être celui des taux de cancer de la vessie dans diverses communautés selon des sources variées d’approvisionnement en eau (l’eau chlorée de l’aqueduc municipal par opposition à l’eau de puits) ou encore celui des taux de cancer de la peau dans des communautés où le nombre moyen d’heures d’ensoleillement par jour diffère.

S’il est vrai que cette méthodologie peut être utile comme étape préliminaire pour étudier une association entre la maladie et un facteur causal soupçonné, les preuves qu’elle fournit quant à l’existence d’un lien de causalité sont relativement faibles pour au moins trois raisons. D’abord, une relation qui s’applique à un groupe de personnes ne s’applique pas nécessairement à l’échelle individuelle. C’est ce qu’on appelle le sophisme écologique. Par exemple, il est possible que des personnes atteintes d’un cancer de la vessie boivent de l’eau de puits plutôt que l’eau chlorée du réseau municipal même si elles vivent dans des municipalités possédant un tel réseau. Ensuite, pour conclure à l’existence d’une relation de causalité, la « cause » soupçonnée doit précéder l’effet. Si la « cause » et l’« effet » sont mesurés en même temps, rien ne garantit que la cause est antérieure à l’effet. Il s’agit là d’un problème particulier à l’épidémiologie du cancer, où une longue période de latence entre l’exposition et l’apparition du cancer doit le plus souvent être prise en compte. Enfin, il est très difficile dans cette méthodologie de tenir compte de facteurs autres que celui étudié qui pourraient influer sur les résultats. Par exemple, si la population des communautés ensoleillées est plus prédisposée au cancer de la peau que celle des communautés moins ensoleillées (parce que la première a le teint clair, par exemple), on risquerait de surestimer la relation apparente entre l’exposition quotidienne moyenne au soleil et le cancer de la peau.

Dans les études cas-témoins, les personnes atteintes de la maladie étudiée sont comparées à des personnes qui en sont exemptes par rapport à des facteurs qui sont examinés comme causes potentielles. Dans ce contexte, la mesure de l’association est le rapport de cotes (RC). Quand le groupe témoin est représentatif de la population générale en ce qui a trait au facteur causal soupçonné, le rapport de cotes fournit une bonne estimation du degré de risque d’avoir la maladie des personnes qui présentent l’attribut par rapport à celles qui ne l’ont pas. Par exemple, un rapport de cotes de deux signifie que le risque de maladie chez les personnes qui présentent l’attribut est environ deux fois plus élevé que chez celles qui en sont dépourvues. La méthodologie de l’étude cas-témoins est plus puissante que la méthodologie écologique pour les trois raisons énumérées précédemment : l’unité d’observation est l’individu, il est possible d’établir de façon approximative l’intervalle entre l’exposition et l’apparition de la maladie, et l’on peut recueillir de l’information sur toute une gamme d’autres facteurs. Cependant, l’étude cas-témoins pourrait être plus faible que d’autres méthodologies décrites ci-dessous parce qu’il peut être difficile de faire des mesures valides des facteurs potentiels d’exposition. L’étude cas-témoins est surtout utile dans le cas de maladies, comme le cancer, qui sont relativement rares.

Une cohorte est un groupe de personnes qui partagent une expérience commune pendant une période définie. Dans les études de cohorte, l’état des personnes dont on sait qu’elles ont été exposées à un facteur particulier est déterminé a posteriori et comparé à l’état des personnes dont on sait qu’elles n’ont pas été exposées. La mesure de l’association dans l’étude de cohorte est le risque relatif (RR). Il s’agit du risque de maladie dans le groupe exposé, exprimé sous forme de taux, divisé par le risque dans le groupe non exposé. L’étude de cohorte est souvent beaucoup plus coûteuse que l’étude cas-témoins quand la maladie est rare, parce qu’il faut inclure un très grand nombre de sujets pour avoir suffisamment de personnes qui présentent la maladie à l’étude. En outre, selon l’intervalle entre l’exposition et la maladie, l’impossibilité d’effectuer le suivi de chaque sujet peut représenter une faiblesse majeure.

Une étude cas-témoins nichée dans une cohorte est une étude cas-témoins qui se déroule au sein d’une cohorte. Par exemple, des travailleurs d’une usine (la cohorte) qui sont atteints de cancer peuvent être comparés à ceux qui en sont exempts, du point de vue de leurs postes spécifiques et/ou de l’exposition à l’agent étudié. Ce type d’étude peut présenter les avantages de la méthodologie cas-témoins et de celle de la cohorte en ce sens que des informations semblables sont recueillies pour les cas et les témoins. L’étude cas-témoins nichée dans une cohorte est particulièrement utile quand on a obtenu des spécimens biologiques des sujets dans une étude de cohorte, en particulier s’ils fournissent des informations sur les marqueurs biologiques de l’exposition, de la susceptibilité ou de l’histoire naturelle de la maladie.

L’expérience naturelle est une approche fondée sur les activités humaines. Il s’agit d’une variante de l’étude de cohorte, dans laquelle on suit un groupe de personnes exposées à un événement qui ne se produirait normalement pas sans l’intervention humaine – un accident nucléaire, par exemple – afin d’évaluer si ces personnes sont atteintes de maladies particulières par rapport aux personnes non exposées. Par exemple, une grande partie de l’information que nous possédons sur les effets de l’exposition au rayonnement ionisant est tirée d’études de suivi de personnes exposées aux retombées radioactives des bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki.

Il n’est pas rare que les différents types d’études d’une relation entre l’exposition et la maladie donnent des résultats différents. Une relation de causalité est d’autant plus probable que plusieurs études, dont les méthodologies et les populations étudiées étaient différentes, évoquent la même relation (même si la puissance de la relation est différente), et si l’association s’accentue avec l’importance de l’exposition (c.-à-d. qu’on observe une relation dose-réponse).

On regroupe souvent les résultats de diverses études épidémiologiques pour réaliser deux types d’analyses : la méta-analyse et l’analyse groupée (pooled analysis). La méta-analyse produit une moyenne pondérée des estimations du risque présentées dans des études publiées antérieurement; les études sont souvent pondérées en fonction de leur qualité ou de la variabilité des estimations du risque que l’on y présente. Dans le cas d’une analyse groupée, on combine les données initiales sur divers types d’expositions individuelles et les résultats provenant de diverses études. Du point de vue méthodologique, on préfère généralement l’analyse groupée à la méta-analyse.

Mesure des résultats

Les études épidémiologiques du cancer peuvent utiliser soit l’incidence, soit la mortalité comme mesure du résultat. Il est souvent plus facile de se procurer des informations sur la mortalité parce que ces données font partie des statistiques de l’état civil recueillies par la plupart des pays. Les données sur la mortalité par cancer s’approchent des données sur l’incidence dans le cas des cancers très mortels. Elles sont moins utiles dans les études épidémiologiques sur des cancers pour lesquels la mortalité est faible, car des facteurs autres que ceux qui causent le cancer peuvent contribuer au décès par cancer et donc occulter l’étiologie. De plus, l’usage d’information sur la mortalité par cancer limite habituellement les autres informations qui peuvent être recueillies, comme les antécédents professionnels, les lieux de résidence actuels et antérieurs et les comportements comme le tabagisme.

Les études qui utilisent les nouveaux cas de cancer (incidence) et les entrevues personnelles sont l’un des moyens permettant de recueillir de l’information plus complète sur l’exposition. Cette information plus détaillée et plus exacte fait en sorte que les études d’incidence sont davantage en mesure de déceler les relations causales que les études de mortalité. Le Canada a la chance de posséder le Registre canadien du cancer, qui fait partie d’un système national de registres du cancer qui reçoit de l’information de l’ensemble des provinces et des territoires10.

Mesure de l’exposition

Pour être en mesure d’estimer le risque, il est important d’évaluer l’ampleur de l’exposition subie par la personne, le groupe ou la région étudiée. L’évaluation de l’exposition peut être directe ou indirecte. Un exemple de mesure directe de l’exposition est l’usage des moniteurs de rayonnement portés par les travailleurs. Quant à l’évaluation indirecte de l’exposition, elle consiste à prévoir celle-ci à partir des niveaux mesurés dans divers milieux (air, eau, aliments, terre) et à reconstruire les profils historiques de l’exposition (p. ex. en utilisant les appellations d’emploi et les expositions connues associées à ces postes spécifiques).

Voici quelques exemples d’indices d’exposition, en ordre croissant de précision : 1) une analyse catégorielle binaire (lorsqu’il y a, dans les faits, toute une série de types d’exposition); 2) une matrice de catégories associées à l’exposition d’une personne ainsi qu’à la durée de l’exposition; 3) les mesures d’exposition liées à des sujets précis; 4) la dose biologique efficace reçue par une personne; 5) l’« élargissement » de l’indice précédent de façon qu’il englobe l’information sur la susceptibilité génétique individuelle par rapport à la dose reçue. L’exposition cumulative, calculée en multipliant l’intensité de l’exposition par la durée de l’exposition, est un indice que l’on emploie fréquemment.

Il est difficile d’évaluer l’exposition à un contaminant de l’environnement quelconque parce que la population générale ignore souvent les expositions particulières qu’elle a subies et peut avoir de la difficulté à se souvenir des indicateurs indirects de l’exposition, comme les lieux antérieurs de résidence, les sources d’eau potable, et ses habitudes alimentaires depuis 10 à 40 ans, et même plus longtemps. Pour les périodes lointaines, il arrive que les données sur l’exposition aux contaminants de l’environnement ne soient pas disponibles. Par conséquent, dans de nombreuses études, on a noté certaines erreurs de classification. Dans la mesure où ces erreurs sont non différentielles (c.-à-d. aléatoires), des risques élevés représentent probablement une sous-estimation du risque réel. Lorsque les erreurs de classification sont systématiques (c.-à-d. les personnes atteintes de la maladie ont tendance à signaler les expositions étudiées plus souvent que les personnes indemnes), il y aura probablement une surestimation du risque. On parle alors de biais d’information (quant à l’exposition).

Tenir compte des facteurs extérieurs

Tenir compte des facteurs extérieurs qui peuvent fausser l’estimation du risque représente l’une des plus importantes difficultés en épidémiologie, et plusieurs stratégies méthodologiques et analytiques ont été conçues justement à cette fin. L’une des méthodes utilisées consiste à limiter la participation de manière que les groupes étudiés soient le plus homogènes possible et à réduire les sources de variabilité. On peut, par exemple, inclure des personnes d’un sexe et/ou appartenant à un groupe d’âge donné. Une autre façon consiste à recourir à l’appariement, c’est-à-dire choisir les témoins qui participeront à l’étude en fonction de certaines caractéristiques (p. ex. groupe d’âge et sexe) qu’ils ont en commun avec les cas individuels étudiés. Une troisième approche a pour objet de recueillir le plus de données descriptives possible sur les participants à l’étude, de façon à pouvoir comparer les groupes étudiés pour voir jusqu’à quel point ils sont semblables par rapport à des facteurs autres que ceux qui sont d’intérêt. Un facteur qui diffère entre les groupes comparés et est associé à la maladie étudié représente un facteur de confusion potentiel qui peut fausser la relation causale recherchée. Les stratégies d’analyse utilisées pour tenir compte des facteurs de confusion potentiels font appel à des modèles mathématiques pour corriger l’estimation du risque en éliminant l’effet de distorsion des facteurs de confusion. L’ajustement direct et indirect des taux selon l’âge, la régression logistique, la régression linéaire multiple et le modèle des risques proportionnels de Cox ne sont que quelques-unes de ces techniques.

Références

  1. ^ Goldsmith JR. Environmental epidemiology: Epidemiological investigation of community environmental health problems. Boca Raton, Florida: CRC Press; 1986.
  2. ^ Brooks S. Environmental medicine. St. Louis, Missouri: Mosby; 1995.
  3. ^ Breslow NE, Day NE. Statistical methods in cancer research. Volume 1 The analysis of case-control studies. IARC Scientific Publications No. 32. Lyon: Centre international de recherche sur le cancer; 1980.
  4. ^ Breslow NE, Day NE. Statistical methods in cancer research. Volume II The design and analysis of cohort studies. IARC Scientific Publications No. 82. Lyon: Centre international de recherche sur le cancer; 1987.
  5. ^ Steenland K, Savitz D, editors. Topics in environmental epidemiology. New York: Oxford University Press; 1997.
  6. ^ Aldrich T, Griffith J, editors. Environmental epidemiology and risk assessment. New York: Van Nostrand Reinhold; 1993.
  7. ^ Bertollini R, Lebowitz MD, Saracci R, et al., editors. Environmental epidemiology: exposure and disease. Boca Raton: CRC Press; 1996.
  8. ^ Kelsey JL, Whittemore AS, Thompson WD, et al. Methods in observational epidemiology. 2nd ed. New York: Oxford University Press; 1996.
  9. a,b,c Hill AB. Principles of medical statistics. 9th ed. New York: Oxford University Press; 1971.
  10. ^ Band PR, Gaudette LA, Hill GB, et coll. Développement du registre canadien du cancer : l’incidence du cancer au Canada et dans ses régions, 1969 à 1988. Ottawa : Ministre des Approvisionnements et Services du Canada; 1993. Numéro de catalogue C52-42/1992.

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