Jurisprudence de la justice militaire
Le présent chapitre porte sur les principaux cas de jurisprudence concernant la justice militaire survenus au cours de la période visée par le rapport. Ces décisions, rendues par les cours martiales, la Cour fédérale du Canada, la Cour de justice de l’Ontario, la Cour d’appel de la cour martiale du Canada et la Cour suprême du Canada, auront une incidence importante sur l’évolution du système de justice militaire.
Les cours martiales
La constitutionnalité de l’enregistrement obligatoire des renseignements concernant les délinquants sexuels
R c KohlsmithNote de bas de page 77
Dans l’affaire R c Kohlsmith, un juge militaire a conclu que la disposition de la Loi sur la défense nationale exigeant l’enregistrement obligatoire des renseignements concernant les délinquants sexuels était invalide pour cause d’inconstitutionnalité. À la suite d’une décision de la Cour suprême selon laquelle une disposition semblable du Code criminel était inconstitutionnelle, le juge a conclu que la disposition contestée de la Loi sur la défense nationale était également inconstitutionnelle, mais a suspendu la déclaration d’invalidité également conformément à la décision de la Cour suprêmeNote de bas de page 78.
À la suite de sa condamnation en cour martiale permanente pour agression sexuelle, le sergent Kohlsmith a présenté une requête contestant la constitutionnalité du paragraphe 227.01(1) de la Loi sur la défense nationale, qui exige l’enregistrement à vie au registre d’un délinquant sexuel. La défense a cité la décision de la Cour suprême dans l’affaire NdhlovuNote de bas de page 79, selon laquelle des dispositions semblables du Code criminel constituaient des atteintes inconstitutionnelles au droit à la liberté protégé par l’article 7 de la Charte. Dans l’affaire Ndhlovu, la Cour suprême a jugé que l’enregistrement était excessif parce qu’il visait les délinquants qui ne risquaient pas de récidiver. La Cour a estimé qu’il n’y avait aucun lien entre l’objectif du registre et la prévention future des crimes sexuels pour certains délinquants.
Les parties ont convenu que l’article 227.01 de la Loi sur la défense nationale reflétait effectivement les dispositions contestées du Code criminel dans l’affaire Ndhlovu et qu’il présentait la même lacune constitutionnelle. Par conséquent, le juge militaire a étendu la déclaration d’invalidité de l’affaire Ndhlovu à l’article 227.01 de la Loi sur la défense nationale et a appliqué la suspension par la Cour suprême de la déclaration d’invalidité, en soulignant le fort intérêt public pour ce faireNote de bas de page 80.
R c O’DellNote de bas de page 81
R c O’Dell est la deuxième affaire de la période visée, dans laquelle un juge militaire devait examiner les dispositions de la Loi sur la défense nationale exigeant l’enregistrement obligatoire des renseignements concernant les délinquants sexuels et l’incidence de l’arrêt Ndhlovu de la Cour suprême sur ces dispositionsNote de bas de page 82.
À la suite de sa condamnation pour agression sexuelle, le caporal O’Dell a demandé lors de son audience sur la détermination de la peine une réparation personnelle l’exemptant de l’application des dispositions relatives à l’enregistrement des renseignements concernant les délinquants sexuels, au motif qu’elles violaient son droit à la liberté, protégé par l’article 7 de la Charte. La poursuite s’est opposée à la demande principalement parce qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve concernant le faible risque de récidive.
Compte tenu des diverses façons dont l’arrêt Ndhlovu avait été interprété, la juge militaire a accepté la position de la poursuite, selon laquelle l’arrêt Ndhlovu ne devrait pas être interprété comme rétablissant un pouvoir discrétionnaire pour les juges de première instance de décider, de leur propre chef, de rendre ou non une ordonnance d’enregistrement des renseignements concernant les délinquants sexuels lorsqu’ils prononcent une sentence. Néanmoins, la juge a conclu que la décision de la Cour suprême n’empêchait pas le juge chargé de la détermination de la peine d’examiner une demande fondée sur la Charte pour décider d’accorder une réparation personnelle lorsque le demandeur s’acquitte du fardeau de la preuve applicableNote de bas de page 83. La juge militaire a conclu que le caporal O’Dell n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve à l’appui de sa demande, particulièrement en ce qui concerne le risque de récidive, et elle a refusé de rendre l’ordonnance d’exemptionNote de bas de page 84. Le 25 juillet 2024, la Cour d’appel de la cour martiale a rejeté l’appel à l’égard de la déclaration de culpabilité et a accueilli l’appel à l’égard de l’ordonnance d’enregistrement des renseignements des délinquants sexuelsNote de bas de page 85.
La constitutionnalité des dispositions relatives à la détermination de la peine pour les jeunes contrevenants
R c JLNote de bas de page 86
Dans l’affaire R c JL, la juge militaire a examiné l’application du système de justice militaire aux adolescents. Estimant que certaines dispositions relatives à la détermination de la peine étaient inconstitutionnelles lorsqu’elles étaient appliquées à des adolescents, la juge a réduit le champ d’application du Code de discipline militaire de sorte qu’il ne s’appliquera plus aux adolescents accusés d’infractions au Code criminel et de certaines infractions militaires dans la Loi sur la défense nationaleNote de bas de page 87 jusqu’à ce que les dispositions relatives à la détermination de la peine soient amendées.
Le soldat J.L. était un réserviste accusé d’agression sexuelle et de conduite déshonorante. Il avait 17 ans au moment des infractions. Avant sa comparution devant la cour martiale, qui s’est déroulée en dehors de la période visée par le rapport, il a déposé une requête alléguant que le Code de discipline militaire ne s’appliquait pas aux adolescents. Par la suite, la juge militaire a déterminé que le système de justice militaire avait compétence concurrente pour juger les adolescents, mais elle a refusé de prendre une décision concernant la détermination de la peine avant l’étape de la sentence. À la suite de sa condamnation, le soldat J.L. a présenté une autre demande contestant la constitutionnalité des dispositions de la Loi sur la défense nationale en matière de détermination de la peine qui s’appliquent aux adolescents. La défense a fait valoir que le processus de détermination de la peine ne tenait pas compte de la présomption de culpabilité morale moins élevée à laquelle avaient droit les adolescents, conformément aux principes de justice fondamentale découlant de l’article 7 de la Charte. En réponse, la poursuite a soutenu, entre autres, que le Parlement avait choisi de faire juger et condamner les adolescents militaires en vertu du Code de discipline militaire de la même manière que leurs homologues adultes afin de maintenir la discipline, l’efficacité et le moral des Forces.
La juge militaire a conclu que le caractère impératif de certaines dispositions de la Loi sur la défense nationale relatives à la détermination de la peine empêchait les juges militaires d’appliquer la présomption selon laquelle les jeunes ont une culpabilité morale moins élevée que les adultesNote de bas de page 88. La juge a déterminé que l’absence de reconnaissance par la Loi sur la défense nationale de la culpabilité morale moins élevée des adolescents portait atteinte aux principes de justice fondamentale protégés par l’article 7 de la Charte et ne pouvait être justifiée aux termes de l’article 1 comme une limite raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratiqueNote de bas de page 89. Par conséquent, la juge a interprété de façon prospective la portée de l’article 60 de la Loi sur la défense nationale, la disposition qui établit l’assujettissement au Code de discipline militaire, de sorte qu’elle ne s’appliquerait pas aux adolescents accusés d’infractions au Code criminel et de certaines infractions militaires plus graves prévues à la Loi sur la défense nationale et, qui ne sont pas énoncées à l’alinéa 249.27(1)a)Note de bas de page 90. À titre de réparation accordée en vertu de la Charte, la juge a déterminé que l’intérêt public et l’intérêt de l’accusé étaient mieux servis par l’octroi à J.L. d’une absolution inconditionnelle de sorte qu’il n’y ait pas de déclaration de culpabilité criminelleNote de bas de page 91. La défense et la poursuite ont demandé l’autorisation d’interjeter appel de cette décision devant la Cour d’appel de la cour martiale du Canada. L’appel a été instruit en février 2024Note de bas de page 92.
Le pouvoir des juges militaires de suspendre des peines
R c MeeksNote de bas de page 93
L’affaire R c Meeks porte sur la question de savoir si un juge militaire a le pouvoir de suspendre une peine à l’issue d’une cour martiale.
Le sergent Meeks avait déjà été déclaré coupable de voies de fait causant des lésions corporelles et condamné à 30 jours de détention, mais il avait déposé une demande de mise en liberté en attendant l’issue de l’appel. Lors de l’audience relative à la demande, la juge militaire, préoccupée par la santé mentale du sergent Meeks, lui a suggéré de se rendre dans un hôpital à proximité pour une évaluation avant sa libération. Le sergent Meeks a passé plusieurs semaines à l’hôpital et, lorsqu’il a été libéré pour comparaître devant la juge militaire, il avait purgé 8 des 30 jours de détention qui lui avaient été imposés. À l’audience, l’avocat du sergent Meeks a demandé au juge militaire de suspendre le reste de sa peine en fonction de nouveaux renseignements concernant sa santé mentale. La poursuite a soutenu que la juge militaire était functus officio en ce qui concerne la suspension de la peine, car les juges militaires ne sont pas considérés comme des « autorités sursoyantes » dans les dispositions réglementaires applicables. La doctrine de functus officio signifie qu’une fois qu’un décideur a rendu une décision sur une question, il ne peut pas revenir en arrière et réviser cette décision, sauf dans des circonstances limitées. Le but de la doctrine est d’assurer la finalité de la prise de décision et de permettre un examen éventuel par un tribunal d’appel ou une autre autorité de révision.
En examinant la question, la juge militaire a abordé la jurisprudence sur la doctrine de functus officio, en faisant remarquer qu’une décision ne peut pas être réexaminée simplement parce qu’un tribunal a changé d’avis, qu’il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence ou parce qu’il y a eu un changement de circonstances. Il ne peut le faire que s’il est autorisé par la loi, s’il y a eu un problème dans la préparation de la décision ou s’il y a eu une erreur dans l’expression de l’intention manifeste du tribunal. La juge militaire a également tenu compte des pouvoirs législatifs et réglementaires pertinents. En vertu de la Loi sur la défense nationale, une peine qui a déjà été imposée ne peut être suspendue que par les autorités sursoyantes précisées dans les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, dont la liste ne comprend pas les juges militaires. Compte tenu de ces considérations, la juge militaire a déterminé qu’elle n’avait pas le pouvoir de suspendre la peine dans ces circonstances particulièresNote de bas de page 94. Cependant, la juge militaire a conclu qu’elle avait le pouvoir d’ordonner une libération en attendant l’appel, à condition, entre autres, que le membre établisse qu’il se rendrait au besoin et que sa détention ou son emprisonnement n’était pas nécessaire dans l’intérêt du public ou des Forces armées canadiennesNote de bas de page 95. Concluant que ces critères avaient été respectés, la juge militaire, a ordonné la libération du sergent Meeks en attendant l’appel, sous réserve des conditions imposées. Au moment de la rédaction du présent rapport, la décision de la juge militaire a été portée en appel et l’affaire sera entendue en octobre 2024Note de bas de page 96.
La Cour fédérale du Canada
Le droit de choisir un procès devant une cour martiale
Noonan c Canada (Procureur général du Canada)Note de bas de page 97
Dans l’affaire Noonan c Canada et l’affaire connexe, Strecker c Canada, les demandeurs demandaient le contrôle judiciaire des décisions rendues par les autorités de révision dans le cadre de procès sommaires. Les deux affaires portaient sur la question commune de savoir si les autorités de révision avaient raisonnablement interprété les termes « à la tenue et au maintien », tels qu’ils apparaissaient à l’alinéa 108.17(1)a) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, de manière à restreindre le droit des demandeurs d’opter pour un procès devant une cour martiale. La disposition a été abrogée en juin 2022 avec l’introduction du système d’audience sommaire, après que les décisions faisant l’objet du contrôle aient été rendues.
Les demandeurs, le sergent Noonan et le Capitaine de corvette Strecker, ont été accusés d’infractions à l’article 129 de la Loi sur la défense nationale pour conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline à la suite d’incidents où ils auraient fait des commentaires inappropriés. Ils ont demandé à être jugés devant une cour martiale, mais dans les deux cas, l’officier présidant et l’autorité de révision ont déterminé que les infractions étaient mineures et liées à la tenue et au maintien et que, par conséquent, les demandeurs n’avaient pas le droit d’opter pour un procès devant une cour martiale. Ils ont été déclarés coupables lors d’un procès sommaire et condamnés à des amendes. Les demandeurs ont demandé la révision des décisions de leur officier présidant. Dans les deux dossiers, les autorités de révision ont conclu que la nature des infractions ne leur donnait pas le droit de choisir un procès devant une cour martiale. Les demandeurs ont alors déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale du Canada.
La Cour fédérale a accueilli les demandes et a conclu que les autorités de révision n’avaient pas appliqué les principes modernes de l’interprétation des lois et n’avaient pas tenu compte du sens des termes « à la tenue et au maintien » dans le contexte de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale ni de l’objet général de la disposition des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennesNote de bas de page 98. Selon la Cour, les termes « à la tenue et au maintien » doivent être interprétés de façon conjonctive pour englober les questions liées au port de l’uniforme, à la propreté de l’uniforme ou à d’autres infractions liées à la tenue. La Cour a fondé cette conclusion sur trois facteurs. Tout d’abord, suivant la « règle des choses du même ordre » de l’interprétation des lois, la Cour a expliqué qu’il est considéré à l’alinéa 108.17(1)a) que « la tenue et le maintien » constituent un seul terme technique faisant partie d’une des trois catégories énumérées en lien avec l’article 129 de la Loi sur la défense nationale, et se rapportant aux deux autres catégories connexesNote de bas de page 99. Deuxièmement, la Cour a conclu qu’une lecture disjonctive des termes « à la tenue et au maintien » entraînerait le résultat absurde d’inclure les infractions militaires graves avec les infractions mineures pour lesquelles aucun choix du mode d’instruction n’est offertNote de bas de page 100. Enfin, la Cour a déclaré que si l’intention du législateur était de lire l’expression de façon disjonctive, la disposition se serait traduite par « à la tenue ou au maintien » au lieu de « à la tenue et au maintien »Note de bas de page 101. La Cour a annulé les décisions quant à la déclaration de culpabilité et à la peine et a accordé à chacun des demandeurs leurs dépens.
La Cour de justice de l’Ontario
Retard déraisonnable du procès en raison du transfert au système de justice civile
R v HarrisonNote de bas de page 102
Dans l’affaire R c Harrison, la Cour de justice de l’Ontario a sursis l’instance contre un ancien membre des Forces armées canadiennes pour agression sexuelle, au motif que le retard pris dans l’instruction de l’affaire avait porté atteinte au droit de l’accusé, garanti par la Charte, d’être jugé dans un délai raisonnable.
L’agression sexuelle présumée, dans laquelle la plaignante était également membre des Forces armées canadiennes, s’est produite à la Base des Forces canadiennes de Petawawa en avril 2020. La plainte a initialement fait l’objet d’une enquête par la police militaire, qui a porté des accusations d’infractions d’ordre militaire à la fin du mois de mars 2021. À la suite de la recommandation provisoire de Madame Arbour de renvoyer les infractions d’ordre sexuel aux autorités civiles, le directeur des poursuites militaires a émis une directive intérimaire concernant la mise en oeuvre de cette recommandation en novembre 2021. Conformément à la directive intérimaire, les procureurs militaires ont consulté toutes les victimes dans les dossiers concernés dès que possible afin de les informer de la recommandation provisoire et solliciter leurs perspectives quant à la juridiction pour que le dossier soit traité. Cette directive a été pleinement mise en œuvre dans tous les dossiers, y compris dans le dossier Harrison. La directive souligne notamment que les « perspectives des victimes à savoir si une accusation devrait procéder dans le système de justice militaire ou civil, ou bien si elle ne devrait pas procéder du tout, sont généralement déterminantes »Note de bas de page 103.
Le 21 décembre 2021, les accusations d’infractions d’ordre militaire ont été retirées à la demande de la plaignante. Le 23 décembre 2021, une dénonciation en vertu du Code criminel a été déposée contre l’accusé devant la Cour de justice de l’Ontario. Après plusieurs retards, un procès devait finalement commencer en août 2023, avant quoi l’avocat de l’accusé a présenté une demande d’arrêt des procédures pour cause de délai déraisonnable. Selon le cadre analytique établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c JordanNote de bas de page 104, le droit d’un accusé d’être jugé dans un délai raisonnable garanti par l’alinéa 11b) de la Charte sera présumé violé si le délai entre le dépôt des accusations et la conclusion d’un procès devant une cour provinciale excède 18 mois. Cette présomption peut être renversée dans les situations où le retard est attribuable à la conduite du défendeur ou à des circonstances exceptionnelles. Dans l’affaire Harrison, le délai entre le dépôt des accusations initiales par la police militaire et la conclusion prévue du procès a été d’un peu plus de 29 moisNote de bas de page 105. La Couronne a soutenu, entre autres, qu’une partie importante de ce retard était attribuable aux circonstances extraordinaires du transfert du dossier du système de justice militaire au système de justice civile en réponse aux recommandations de l’EI3Note de bas de page 106 et de l’EEICNote de bas de page 107.
La Cour a rejeté cet argument, estimant qu’elle devait adopter une approche plutôt restrictive à l’égard de la question des circonstances exceptionnelles dans lesquelles il y a eu un changement radical de la loi qui affecte le processus de justice militaireNote de bas de page 108. À la lumière de cette approche, la Cour a conclu que la Couronne n’avait pas prouvé l’existence d’un lien clair entre les recommandations et la décision d’abandonner la procédure militaire et de commencer le dossier dans le système civil. Surtout, la Cour a conclu qu’elle n’avait pas reçu de preuve concernant les mesures prises pour mettre en œuvre la directive provisoire du directeur des poursuites militairesNote de bas de page 109 ou pour atténuer l’impact de la décision de transférer le dossier au système civilNote de bas de page 110. Ultimement, la Cour a sursis l’instance contre l’accusé.
La Cour d’appel de la cour martiale du Canada
L’application du critère de l’absence de preuve prima facie
R c EllisonNote de bas de page 111
Dans l’affaire R c Ellison, la Cour d’appel de la cour martiale a examiné la question de savoir si la juge militaire avait commis une erreur de droit en appliquant incorrectement le critère de l’absence de preuve prima facie. Ce critère s’applique lorsque la défense soutient que la poursuite n’a pas présenté de preuve pour établir un élément essentiel de l’infraction dont le défendeur a été accusé.
L’accusé, un médecin militaire maintenant à la retraite, a été accusé de quatre chefs liés à la fraude en vertu des articles 130 et 117(f) de la Loi sur la défense nationale. Le major Ellison a rédigé des ordonnances médicales au nom de deux militaires au bénéfice de son épouse. La défense a présenté une requête quant à l’absence de preuve prima facie concernant les accusations au motif que la poursuite avait omis de présenter des éléments de preuve concernant les éléments essentiels de l’accusation, à savoir la malhonnêteté et une privation économique. La juge militaire a conclu que la poursuite ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver l’élément essentiel d’une privation et qu’il n’y avait pas de preuve prima facie, et a prononcé des acquittements à l’égard de tous les chefs d’accusation. La poursuite a interjeté appel des acquittements au motif que la juge avait commis une erreur dans l’application du critère de l’absence de preuve prima facie.
La Cour d’appel de la cour martiale a accueilli l’appel, annulé les acquittements et ordonné la tenue d’un nouveau procès. La Cour a conclu que la juge militaire avait commis des erreurs importantes en appliquant le critère pour l’élément essentiel de la privation au motif que le major Ellison n’avait pas profité financièrement de la rédaction des ordonnances illicites puisque son épouse bénéficiait déjà d’un remboursement au moyen de son régime d’assurance-maladieNote de bas de page 112. Les juges d’appel étaient d’avis qu’il y avait certains éléments de preuve relatifs au risque de privation parce que les militaires étaient admissibles à un remboursement du gouvernement du Canada, par l’entremise de la Croix Bleue, dont le major Ellison avait une connaissance subjectiveNote de bas de page 113.
La procédure nécessaire pour rejeter une recommandation conjointe sur la peine
R c El ZeinNote de bas de page 114
Dans l’affaire R c El Zein, la Cour d’appel de la cour martiale a examiné la question de savoir si le juge militaire avait commis une erreur de droit en rejetant une recommandation conjointe sur la peine, et en imposant une peine plus sévère, sans donner aux parties un préavis de son intention et la possibilité de présenter d’autres observations au sujet de la peine.
L’accusé, le caporal El Zein, a été accusé d’agression sexuelle. Le caporal El Zein et la victime étaient des amis. Pendant qu’ils couraient ensemble, il lui a suggéré la possibilité d’avoir des relations sexuelles, l’a embrassée, puis il s’est livré à des attouchements sexuels, malgré qu’elle ait insisté sur le fait qu’elle voulait mieux le connaître d’abord. Bien que le caporal El Zein ait contesté les accusations, la poursuite et l’avocat de la défense se sont entendus sur une recommandation conjointe relative à la peine s’il était reconnu coupable, qui consistait en une rétrogradation du grade de caporal au grade de soldat, une amende de 5 000 $ et 30 jours de détention à la Caserne de détention et prison militaire des Forces canadiennes, à Edmonton. Le 1er décembre 2021, un juge militaire a déclaré le caporal El Zein coupable, acceptant la recommandation conjointe sur la peine, mais ordonnant une peine d’emprisonnement de 30 jours plutôt qu’une peine de 30 jours de détentionNote de bas de page 115. Le caporal El Zein a interjeté appel de sa condamnation et de la peine qui lui a été imposée par le juge militaire.
La Cour a conclu que le juge militaire avait commis une erreur de principe en omettant d’aviser les parties qu’il allait imposer une peine plus sévère que celle recommandée, et en ne donnant pas aux avocats l’occasion de présenter des observations supplémentaires à la cour martiale par la suite. La Cour a conclu que les renseignements supplémentaires fournis lors de l’audience d’appel concernant la détention et l’emprisonnement, y compris les aspects de la détention favorisant la réadaptation, auraient eu une incidence sur la peine imposée par le jugeNote de bas de page 116. La Cour d’appel de la cour martiale a rejeté l’appel de la condamnation, mais a accueilli l’appel de la peine, et modifié celle‑ci pour que les 30 jours d’emprisonnement soient remplacés par 30 jours de détention, soit une peine moins sévère, conformément à la recommandation conjointe.
Les inférences faites basées sur des mythes et stéréotypes entourant les agressions sexuelles
R c CrouchNote de bas de page 117
Dans cet appel, la Cour d’appel de la cour martiale du Canada a examiné le seuil d’annuler un acquittement lorsque des inférences sont faite sur la base de mythes et stéréotypes inadmissibles, concernant les agressions sexuelles.
Le caporal Crouch a été accusé de s’être exposé deux fois à la plaignante, une militaire de rang supérieur avec qui il était alors ami, à leur lieu de travail. L’affaire reposait sur la crédibilité des deux témoins, soit la plaignante et l’accusé. Le caporal Crouch a nié que de tels actes aient été commis et a été acquitté de toutes les accusations en octobre 2022 par une cour martiale générale. La poursuite a interjeté appel des acquittements, principalement au motif que le juge militaire a permis des inférences faites sur la base de mythes et stéréotypes relatifs à la plaignante.
En examinant l’affaire, la Cour a souligné que les tribunaux canadiens ont, depuis de nombreuses années, déterminé que les mythes et les stéréotypes peuvent nuire au processus de recherche des faits et influencer injustement les délibérations de certains jurés, principalement dans les procès pour agression sexuelle et les infractions connexes. Il ne fait aucun doute qu’un juge des faits ne peut pas s’appuyer sur des mythes et des stéréotypes sur la façon dont une plaignante doit réagir à une agression sexuelle, pour tirer des conclusions défavorables quant à sa crédibilitéNote de bas de page 118.
Dans sa décision, la juge d’appel a déclaré qu’une erreur s’était glissée dans les observations finales de l’avocate de la défense au motif qu’elle avait invité le comité à se livrer à un raisonnement inadmissible relativement à la crédibilité de la plaignante. Cependant, la juge a également conclu qu’il y avait des incohérences et des lacunes dans le témoignage de la plaignante qui jetaient un doute raisonnable sur la culpabilité sans avoir recours à des mythes et des stéréotypesNote de bas de page 119. L’appel a été rejeté.
La Cour suprême du Canada
La capacité de consentir à une activité sexuelle
R c VuNote de bas de page 120
L’affaire R c Vu portait sur un appel interjeté par la poursuite d’une décision de la Cour d’appel de la cour martiale selon laquelle un juge militaire avait tranché à bon droit la question de la capacité d’une plaignante de consentir à une activité sexuelle.
Le soldat Vu avait été acquitté en novembre 2021 d’agression sexuelle par une cour martiale permanente, au cours de laquelle le juge militaire avait déterminé, à partir d’une vidéo du soldat Vu, que la plaignante avait consenti aux actes en question. La poursuite a interjeté appel de l’acquittement. En février 2023, la Cour d’appel de la cour martiale a rejeté l’appelNote de bas de page 121. Les juges majoritaires de la Cour ont conclu que le juge militaire n’avait pas commis d’erreur de droit et avait tranché correctement la question du consentement, tout en précisant qu’ils estimaient que le juge s’était livré de façon inappropriée à des spéculations sur la conduite de la plaignante.
La poursuite a interjeté appel auprès de la Cour suprême du Canada en janvier 2024. Dans sa décision rendue sur le banc, la Cour suprême a rejeté l’appel, se ralliant aux motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel de la cour martiale. La Cour suprême a conclu que le juge militaire n’avait pas apprécié la preuve au regard des mauvais principes de droit, mais qu’il l’avait évalué de manière approfondie et cumulative. Bien que la Cour suprême ait estimé que le juge militaire s’était livré à des conjectures inappropriées, elle a conclu que ces commentaires ne minaient pas les conclusions fondamentales de ce dernier.
La question de savoir si les juges militaires sont suffisamment indépendants
R c EdwardsNote de bas de page 122
En octobre 2023, la Cour suprême a entendu l’appel dans l’affaire R c Edwards et plusieurs affaires connexes couvertes dans des rapports annuels antérieurs, dans lesquelles des membres des Forces armées canadiennes avaient interjeté appel de leurs condamnations pour des infractions d’ordre militaire au motif que le statut militaire du juge militaire qui présidait leur cour martiale respective violait leur droit garanti par la Charte d’être jugés par un tribunal indépendant et impartial.
Chacun des appelants a déposé une demande préliminaire devant une cour martiale en vue d’obtenir la suspension des procédures, alléguant qu’un ordre donné par le chef d’état-major de la défense désignant un commandant pour les juges militaires en matière de discipline portait atteinte à leur droit protégé par l’alinéa 11d) de la Charte d’être jugés par un tribunal indépendant et impartial. Dans toutes les affaires applicables, les juges militaires ont convenu que l’ordre du chef d’état-major de la défense violait les droits garantis à l’accusé par l’alinéa 11d) et ont suspendu les procédures en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. La Cour d’appel de la cour martiale a infirmé les décisions de la cour martiale, statuant qu’aucune personne bien renseignée ne conclurait à une crainte de partialité ou à l’indépendance compromise des cours martiales par l’ordre du chef d’état-major de la défense. La Cour d’appel de la cour martiale a conclu qu’une séparation complète des fonctions judiciaires et des fonctions exécutives n’est pas réaliste en droit canadien et n’a pas besoin d’être absolue pour empêcher l’arrangement prévu dans le système de justice militaire lorsqu’un fonctionnaire judiciaire est à la fois un juge et un officier des Forces armées canadiennesNote de bas de page 123.
En avril 2024, soit après la période visée par le présent rapport, la Cour suprême a rendu sa décision de rejeter l’appel. La Cour a affirmé que les membres accusés des Forces armées canadiennes qui sont assujettis à la cour martiale dans le système de justice militaire ont droit à la même garantie constitutionnelle d’indépendance et d’impartialité judiciaires que les accusés qui sont jugés dans le système civil. Toutefois, la Cour a conclu qu’il n’est pas nécessaire que les deux systèmes soient identiques en tous points et que l’alinéa 11d) n’exige pas une indépendance totale ou idéale. S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge Kasirer a affirmé que
[s]uivant sa configuration actuelle dans la [Loi sur la défense nationale], le système de justice militaire canadien garantit pleinement l’indépendance judiciaire des juges militaires d’une manière qui tient compte du contexte militaire, et plus particulièrement des politiques législatives visant à maintenir “la discipline, l’efficacité et le moral” au sein des Forces ainsi que “la confiance du public dans […] [une] force armée disciplinée” […]. Bien compris, le contexte militaire ne diminue pas l’indépendance judiciaireNote de bas de page 124.
Le fait que les juges militaires soient aussi des officiers militaires et qu’ils soient assujettis à des lois militaires légitimes ne mine pas leur indépendance judiciaireNote de bas de page 125.