Jurisprudence de la justice militaire : rétrospective de l’année
Le présent chapitre porte sur les principaux cas de jurisprudence survenus au cours de la période visée par ce rapport. Ces décisions, rendues par les cours martiales, la Cour d’appel de la cour martiale du Canada et la Cour suprême du Canada, auront une incidence importante sur les futurs développements du système de justice militaire.
Cours martiales
Article 179 de la Loi sur la défense nationale, pouvoirs de la cour martiale
Dans deux affaires entendues au cours de la période visée par ce rapport, les juges militaires ont exercé le pouvoir qui leur est conféré par l’article 179 de la Loi sur la défense nationale, qui permet à la cour martiale de contrôler ses propres procédures et de traiter des situations qui ne sont pas prévues par le Code de discipline militaire ou les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes.
Dans R c LevesqueNote de bas de page 84, la juge militaire a été appelée à examiner ces pouvoirs eu égard à un comité de la cour martiale générale dont un membre s’est inquiété de son impartialité après avoir été assermenté. L’accusé était accusé d’agression sexuelle et devait être jugé devant la cour martiale générale. Après le début du procès, alors que la poursuite présentait sa preuve, l’un des membres du comité a fait parvenir une note à la juge militaire indiquant avoir reconnu la plaignante, ayant servi avec elle et son conjoint pendant plusieurs annéesNote de bas de page 85. La Loi sur la défense nationale et les règlements sont muets quant à la procédure à suivre en cas de partialité potentielle d’un membre du comité soulevée après son assermentationNote de bas de page 86.
Invoquant l’article 179 de la Loi sur la défense nationale, la juge militaire s’est appuyée sur l’article 644 du Code criminel, lequel gère l’impartialité des jurés lors de procès criminels, et sur la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans R c Durant pour trancher la questionNote de bas de page 87. Bien que la juge militaire ait considéré les réponses du membre du comité pendant l’enquête comme étant relativement neutresNote de bas de page 88, elle a néanmoins conclu que le membre du comité devait être libéré au motif qu’une personne raisonnablement informée nourrirait une crainte raisonnable de partialité à son égard dans le contexte d’un procès pour agression sexuelleNote de bas de page 89.
La deuxième affaire, R c HoudeNote de bas de page 90, portait notamment sur la question de savoir si les procédures devant les cours martiales pouvaient être bilingues dans le système de justice militaireNote de bas de page 91. Concluant que la Loi sur la défense nationale était muette sur la questionNote de bas de page 92, le juge militaire s’est appuyé sur l’article 179 de la Loi sur la défense nationale pour combler une lacune apparente dans la procédure applicable en cour martiale. Invoquant ce pouvoir, le juge militaire a examiné la disposition la plus pertinente du système civil, soit l’article 530 du Code criminel, lequel stipule que les procédures civiles peuvent être bilingues si les circonstances le justifientNote de bas de page 93. Le juge a également examiné la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire R c Sarrazin, qui énonce plusieurs facteurs justifiant la tenue de procès bilinguesNote de bas de page 94. Appliquant l’analyse de l’arrêt Sarrazin, le juge militaire a déterminé qu’il y avait suffisamment de raisons pour justifier la tenue d’une procédure bilingue, notamment le fait que cela permettrait aux témoins de témoigner dans la langue officielle de leur choix, sans le filtre de l’interprétation, et que l’accusé pourrait retenir les services d’un avocat en mesure d’utiliser l’une ou l’autre des deux langues pendant la procédureNote de bas de page 95.
Cour d’appel de la cour martiale du Canada
Capacité de consentir à une activité sexuelle
R c Vu, 2023 CACM 2
Dans R c VuNote de bas de page 96, la Cour d’appel de la cour martiale du Canada a examiné si le juge militaire avait commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de l’ensemble de la preuve sur la question de la capacité d’une plaignante à consentir à une activité sexuelle.
L’accusé, le sdt Vu, était accusé d’agression sexuelle et de voyeurisme. Le sdt Vu avait enregistré des activités sexuelles qu’il avait eues avec la plaignante sur son téléphone cellulaire. Dans la vidéo, on l’entend demander à plusieurs reprises à la plaignante si elle consentait aux rapports sexuels, ce à quoi la plaignante semble acquiescer. Toutefois, à différents moments, la vidéo semble également montrer que la plaignante est inconsciente. Le 5 novembre 2021, le sdt Vu a été acquitté de l’accusation d’agression sexuelle par une cour martiale permanente, dans laquelle le juge militaire a déterminé que, d’après la vidéo, la plaignante avait consenti aux actes en questionNote de bas de page 97. La poursuite a interjeté appel de l’acquittement.
Dans une décision partagée rendue le 27 février 2023, la Cour d’appel de la cour martiale a rejeté l’appel. Les juges majoritaires de la Cour ont conclu que le juge militaire n’avait pas commis d’erreur de droit dans l’analyse de la question du consentementNote de bas de page 98. La Cour d’appel a néanmoins précisé qu’il s’était livré à des spéculations inappropriées sur la conduite de la plaignanteNote de bas de page 99. La juge dissidente a estimé que le juge militaire qui présidait à la cour martiale n’avait pas tenu compte de l’ensemble de la preuve entourant la question du consentementNote de bas de page 100, faisant référence à la déclaration volontaire faite par le sdt Vu à la police militaire qui, selon elle, montrait qu’il savait la plaignante inconsciente à certains moments de l’acte en questionNote de bas de page 101. La poursuite a interjeté appel de plein droit devant la Cour suprême du Canada, laquelle a rejeté l’appel pendant la période visée par le rapport 2023-2024.
Suspension de peine en attendant un appel
R c Thibault, 2022 CACM 6
La cause R c Thibault fait partie de la série de causes R c Edwards dans lesquelles des membres des FAC ont interjeté appel de leurs déclarations de culpabilité à des infractions d’ordre militaire. Ces appels invoquent une atteinte au droit conféré par l’alinea 11d) de la Charte canadienne des droits et libertésNote de bas de page 102 (la Charte) d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial en raison du statut de militaire des juges de la cour martiale. La Cour d’appel de la cour martiale du Canada a rejeté tous les appels dans cette série de causes, mais la Cour suprême du Canada a par la suite accordé l’autorisation d’interjeter appel.
Après avoir interjeté appel de sa déclaration de culpabilité pour agression sexuelle pour les mêmes motifs que dans l’arrêt EdwardsNote de bas de page 103, le sergent Thibault a demandé à la Cour d’appel de la cour martiale de suspendre sa peine en attendant le règlement de l’appel de l’affaire Edwards devant la Cour suprême. Dans une décision rendue avant que la Cour suprême n’accorde l’autorisation d’interjeter appel, la Cour d’appel de la cour martiale a refusé cette demandeNote de bas de page 104 en déclarant que les critères pour accorder une suspension de la peine n’étaient pas remplis puisque le critère de l’intérêt public, qui comprend le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice, n’était pas satisfaitNote de bas de page 105.
La Cour d’appel de la cour martiale a examiné les circonstances de l’affaireNote de bas de page 106, entre autres le fait que l’infraction avait eu lieu plus d’une décennie auparavant, que seul le système de justice militaire avait pris l’infraction au sérieux bien qu’elle avait été signalée aux autorités civiles, et que la même question avait été traitée à plusieurs reprises dans les affaires EdwardsNote de bas de page 107. En tenant compte de ces circonstances, la Cour a conclu qu’une personne raisonnable s’attendrait à ce que le jugement soit exécuté rapidementNote de bas de page 108. La Cour a également souligné de nombreuses similitudes avec la décision d’appel rendue dans l’affaire R c Royes, où un militaire des FAC avait été reconnu coupable d’une infraction grave, présentait un risque minime pour le public et ne faisait appel que sur une question constitutionnelle
Compétence de la cour martiale dans les anciennes affaires d’agression sexuelle
R c MacPherson, 2022 CACM 8
Dans cet appel, la Cour d’appel de la cour martiale du Canada a confirmé les limites de la compétence du système de justice militaire à l’égard des anciennes affaires d’agression sexuelle.
En 1998, le Parlement a adopté le projet de loi C-25 : Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquenceNote de bas de page 109. Le projet de loi C-25 a accordé au système de justice militaire la compétence à l’égard de diverses infractions, dont les agressions sexuelles commises au Canada, en supprimant l’interdiction de juger les infractions d’ordre sexuel par voie de cour martiale qui était prévue dans la Loi sur la défense nationale à l’époqueNote de bas de page 110. Le projet de loi est entré en vigueur le 1er septembre 1999Note de bas de page 111.
Le 10 décembre 2019, l’adjum MacPherson a été accusé d’infractions d’agression sexuelle qui auraient eu lieu entre le 1er août 1998 et le 31 octobre 1998. Le 8 septembre 2021, pendant les procédures préalables au procès devant la cour martiale générale, la juge militaire a mis fin au procès pour défaut de compétence, de sa propre initiative. Elle a conclu que la Loi sur la défense nationale telle qu'elle était au moment des infractions alléguées empêchait les cours martiales de juger les accusations d'agression sexuelle présumées avoir été commises au Canada et qu'elle ne pouvait présider une cour martiale générale pour cette infractionNote de bas de page 112.
La Cour a rejeté à l'unanimité l'appel de la poursuite contre la décision du juge militaire. En s’appuyant sur son interprétation des dispositions du projet de loi C-25, la Cour a conclu que le Parlement n'avait pas l'intention d'accorder une compétence rétroactive aux cours martiales pour les infractions d'agression sexuelle lorsqu'il a adopté le projet de loi C-25. Par conséquent, les infractions d'agression sexuelle qui auraient été commises au Canada avant le 1er septembre 1999 ne peuvent pas être jugées par une cour martialeNote de bas de page 113.
Évaluation de la crédibilité et de la fiabilité des témoins
R c Euler, 2022 CACM 5
La Cour d'appel de la cour martiale du Canada a apporté une clarification dans l'affaire R c EulerNote de bas de page 114 sur la signification du terme « crédibilité » et, en particulier, sur la question de savoir si l'évaluation de la crédibilité d'un témoin nécessite de prendre en compte à la fois sa crédibilité et la fiabilité de son témoignage. Cette décision découle de l'acquittement du cpl Euler pour conduite déshonorante et mauvais traitement d'un subordonné par une cour martiale permanentNote de bas de page 115. La poursuite a fait appel de l'acquittement au motif que le juge militaire avait commis une erreur de droit en exigeant la corroboration des preuves de la plaignanteNote de bas de page 116.
Le 9 mai 2022, la Cour a rejeté l'appel à l'unanimité, estimant que le juge militaire n'avait pas commis d'erreur de droit en exigeant une corroboration alors qu'il avait jugé le témoignage du plaignant crédible. La Cour a conclu que le juge militaire avait correctement appliqué le critère juridique d'évaluation de la crédibilité d'un témoin tel qu'élaboré par la Cour suprême du Canada dans la décision W(D)Note de bas de page 117. Bien que la Cour suprême ait déjà déclaré que le terme crédibilité est souvent utilisé pour englober à la fois la crédibilité et la fiabilitéNote de bas de page 118, la Cour d'appel de la cour martiale a noté que ce n'est pas toujours le cas et qu'une distinction peut être faite entre la fiabilité et la crédibilité de la preuveNote de bas de page 119.
En conséquence, le juge militaire n'a pas commis d'erreur en estimant que la plaignante était un témoin crédible, en ce sens qu'elle n'essayait pas d'induire le tribunal en erreur, mais aussi que son témoignage n'était pas fiable en l'absence d'autres éléments de preuve contextuelle. Comme l'a souligné la Cour, [TRADUCTION] « les preuves peuvent être crédibles sans être suffisamment fiables pour satisfaire au critère de la preuve au-delà de tout doute raisonnable »Note de bas de page 120. Enfin, la Cour a noté que l'approche du juge militaire était conforme à celle élaborée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire GerrardNote de bas de page 121 et qu'on ne peut donc pas dire que le juge a commis une erreur de droitNote de bas de page 122.
Principes applicables en matière de détermination de la peine
R c Bruyère, 2023 CACM 1
Dans cet appel, la Cour d'appel de la cour martiale du Canada a précisé que les juges militaires peuvent tenir compte à la fois des affaires civiles et militaires lorsqu'ils examinent la parité d'une peine individuelle.
Le défendeur, le sdt Bruyere, a plaidé coupable devant la Cour martiale de voies de fait simples. Il a reçu un blâme et a été condamné à une amende de 3 000 dollarsNote de bas de page 123. La poursuite a fait appel de la peine au motif que le président du tribunal a prononcé une peine inappropriée et n'a pas tenu compte des principes civils de détermination de la peine. La poursuite a fait valoir que l'éventail des peines envisagées par le président du tribunal était incorrect et que l'emprisonnement était la peine minimale requiseNote de bas de page 124.
Dans une décision unanime, la Cour a rejeté l'appelNote de bas de page 125, estimant que l'approche de la poursuite concernant les fourchettes de peines était trop rigide pour servir efficacement de ligne directrice dans la détermination d'une peine appropriée et personnaliséeNote de bas de page 126. De plus, la Cour a constaté que le juge président avait, en fait, pris en compte les affaires du système de justice civile et militaire dans son analyse de la peineNote de bas de page 127, y compris les affaires RumboltNote de bas de page 128 et SimmsNote de bas de page 129 où une peine d'emprisonnement n'avait pas été imposée à la suite d'une condamnation pour voies de faitNote de bas de page 130.
Dans sa décision, la Cour a précisé que [TRADUCTION] « les principes de parité et d'uniformité dans la détermination de la peine ont été respectés à tous égards dans le cadre d'un examen détaillé et complet des preuves, de la législation et de la jurisprudence militaire et civile pertinente »Note de bas de page 131.
Cour suprême du Canada
Application extraterritoriale de la Charte et rôle approprié des intervenants
R c McGregor, 2023 CSC 4
Dans cet appel devant la Cour suprême du Canada, la Cour, dans un jugement rendu le 17 février 2023, a reconfirmé le cadre juridique relatif à l'application extraterritoriale de la Charte et a également clarifié le rôle approprié des parties intervenantes dans l’appel.
Le cpl (à la retraite) McGregor a été condamné en cour martiale pour un certain nombre d'infractions, dont agression sexuelle et voyeurisme, sur la base de preuves obtenues lors de perquisitions menées à Alexandria, en Virginie, lesquelles avaient été autorisées par un mandat délivré en vertu de la loi de Virginie. Le cpl McGregor a contesté sans succès l'introduction de cette preuve devant la cour martiale et par la suite en appel devant la Cour d'appel de la cour martiale du Canada au motif qu’elle violait son droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives en vertu de l'article 8 de la CharteNote de bas de page 132.
S'exprimant au nom de la majorité de la Cour, le juge Côté explique que même si la Cour devait accepter la prétention du cpl McGregor à l’effet que la Charte s'applique aux actions des autorités canadiennes qui ont participé à la fouille de sa résidence aux États-Unis, cette fouille était raisonnable et conforme aux exigences de l'article 8 de la CharteNote de bas de page 133. La conclusion de la Cour est conforme à sa décision de 2007 sur l'application extraterritoriale de la Charte dans l’affaire R c HapeNote de bas de page 134, dans laquelle elle a statué que la Charte ne s'applique pas à l'extérieur du Canada, sauf si les autorités locales consentent à l'application du droit canadien sur leur territoire ou si les actions du gouvernement canadien violent ses obligations internationalesNote de bas de page 135. La Cour a reconfirmé et clarifié un cadre juridique axé sur le respect de la souveraineté et de la courtoisie dans les opérations d'application de la loi. Comme l'a noté le juge LeBel dans l'affaire Hape, « il est dans les faits impossible d’appliquer toutes les exigences de la Charte aux perquisitions et aux saisies effectuées en sol étranger [...] il serait par ailleurs irréaliste d’exiger des différents participants à une enquête menée en collaboration qu’ils se conforment à des procédures et à des exigences juridiques différentes »Note de bas de page 136.
Bien que le cadre de l’affaire Hape reflète toujours l'état actuel du droit, il a été critiqué dans les cercles universitairesNote de bas de page 137 et, au cours de l'audience, plusieurs intervenants ont demandé à la Cour de le renverserNote de bas de page 138. La Cour a rejeté les demandes des intervenants, expliquant qu'il n'était pas nécessaire d'envisager de renverser l’affaire Hape pour statuer sur l'appel de McGregor. En outre, ni le cpl McGregor, ni la poursuite n'ont présenté un tel argument; les deux parties avaient simplement débattu de l'interprétation appropriée du cadre juridique de l’affaire Hape dans l'affaire en coursNote de bas de page 139.
La Cour a également rappelé à tous les intervenants le rôle qu'ils doivent jouer dans le cadre d'une audience devant la Cour, en examinant les principes qui sous-tendent les limites du rôle des intervenants. Plus précisément, la Cour a expliqué que le fait de permettre aux intervenants de soulever des questions qui n'ont pas été soulevées par les parties était inapproprié et présentait des risques pour l'intégrité du processus judiciaire. Une telle activité pourrait porter préjudice aux parties concernées par le litige et avoir des répercussions sur d'autres intervenants potentiels qui ne s'attendaient peut-être pas à ce que ces nouveaux arguments soient soulevésNote de bas de page 140.
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