Introduction
L’inconduite sexuelle est un problème grave qui persiste dans l’ensemble de la société.
En 2017, dans la foulée irrésistible du mouvement #MeToo (#MoiAussi), nous avons assisté à une vague de dénonciations de cas d’inconduite sexuelle, certains remontant à des décennies. Ces révélations ont entraîné une reconnaissance largement répandue de l’existence et la sévérité du phénomène, et un rejet durable du secret et de la complaisance ayant permis à de telles pratiques de s’infiltrer dans tous les milieux.
La discrimination et les dommages irréparables qu’ont entraînés ces pratiques ont eu d’innombrables conséquences, non seulement sur les femmes qui en ont été victimes, mais également sur les institutions au sein desquelles de tels comportements ont eu lieu. Parmi ces institutions, on retrouve notamment les Forces armées canadiennes (FAC), les corps policiersNote de fin d'ouvrage 1, les églisesNote de fin d'ouvrage 2, les organismes publics et les entreprises privées. Dans chacune de ces institutions, on retrouve des ententes, attentes et pratiques culturelles profondément enracinées qui seront difficiles à défaire, même en présupposant un minimum de volonté politique en ce sens.
En occupant de manière extrêmement visible l’espace public de la dénonciation, les femmes ont levé le voile sur les abus intolérables commis en privé derrière des portes closes. Elles ont ainsi créé un environnement à l’intérieur duquel elles sont maintenant prêtes à définir la manière dont elles souhaitent pouvoir vivre et travailler. Le recours collectif entrepris à l’endroit de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), ainsi que celui visant le ministère de la Défense nationale (MDN) et les FAC (recours collectifs Heyder et Beattie), se sont avérés des moments phares qui ont vu des victimes se transformer en plaideuses et combattantes éminemment efficaces.
En 2015, mon ancienne collègue, la juge Marie Deschamps, a documenté la culture de sexualisation qui prévaut chez les FAC. Son rapport a choqué de nombreux Canadiens qui nourrissaient jusqu’alors l’illusion que les abus sexuels commis au sein des Forces armées et précédemment rapportés dans les médias n’étaient que des événements anecdotiques ou marginauxNote de fin d'ouvrage 3. Ces révélations ont poussé les FAC à entreprendre un tourbillon d’actions pour essayer d’endiguer le problème. Or, jusqu’à maintenant, ces efforts ont malheureusement échoué.
Mon mandat consiste à soutenir les changements que cet élan a rendus possibles. Les FAC n’étaient pas prêtes à adopter pleinement le nouveau paradigme requis pour concrétiser ces changements. Elles doivent maintenant s’adapter à une nouvelle réalité : les femmes combattantes sont là pour rester. Elles demeureront en place en s’imposant comme telles, sans cesser de se battre pour obtenir cette véritable égalité à laquelle elles ont droit. Les femmes ne devraient plus se sentir comme des invitées de passage au sein des FAC, un sentiment qui, selon ce que m’a dit une officière supérieure, est partagé par nombre d’entre elles.
Ce rapport ne s’attardera pas tant sur la situation déjà décrite en détail dans le rapport Deschamps, dans les recours collectifs Heyder et Beattie, et dans de multiples sondages et reportages. J’examinerai plutôt les lacunes institutionnelles et les obstacles structurels qui ont permis à cette situation problématique de perdurer. De plus, le rapport explorera les réformes qui s’avéreront essentielles pour provoquer le changement de culture qui s’impose depuis si longtemps.
Le terme « culture » peut avoir plusieurs significations différentes, selon la personne. Dans le cadre du présent rapport, j’utiliserai le terme pour désigner un ensemble de présomptions, d’ententes, d’attentes et de pratiques. Celles-ci font parfois partie intégrante des règles et des procédures, mais elles sont le plus souvent non dites, bien que profondément enracinées.
La culture évolue, et on ne peut pas la modifier à coups de simples décrets. Malgré le lent progrès réalisé en ce qui concerne le nombre de femmes en position d’influence, d’autorité et de pouvoir, et malgré la percée des femmes dans des domaines professionnels dont elles étaient traditionnellement exclues, celles-ci continuent de faire face à de la résistance, particulièrement au sein d’organisations historiquement réservées aux hommes, telles que les FAC.
Heureusement, il est maintenant possible de constater un changement palpable autour de nous. Il n’est plus question ici d’en déterminer l’éventualité ou le moment, mais bien la manière dont il s’effectuera. Les FAC et le MDN ont l’occasion de franchir un cap majeur et décisif dans la création d’un environnement de travail sûr, sécuritaire et équitable, non seulement pour les femmes, mais pour les nombreuses autres personnes longtemps exclues de la profession des armes malgré leur désir de servir et leur aptitude à le faire. Fermement retranché dans ses façons de faire traditionnelles, le milieu militaire a échoué à rattraper son retard face aux valeurs et attentes qui caractérise la société canadienne pluraliste, une société de plus en plus sophistiquée dans sa vision des impératifs de la règle de droit. En tant qu’organisation autoréglementée, autodirigée et entièrement dépendante du respect de la hiérarchie, les FAC n’ont pas réussi à s’adapter à la société progressive en constante évolution dans laquelle nous vivons. Ce fossé représente un risque pour les FAC comme pour le Canada.
La façon de faire bien établie des FAC est ancrée dans des impératifs opérationnels qui ne reposent bien souvent que sur des suppositions. L’un des dangers du modèle qu’entretiennent les FAC est la forte probabilité que certains de ses membres ont plus à craindre, au jour le jour, de leurs collègues que des combattants ennemis.
Cette situation doit changer.
Un tourbillon d’actions
Ce qui est important pour les FAC en ce moment, ce ne sont pas les actions elles-mêmes. C’est d’avoir l’air d’agir.
– ancien officier supérieur [traduit par nos soins]
Les FAC sont en train de commettre les mêmes erreurs qu’en 2015. Elles s’en tiennent au même plan de match. L’expression employée est « d’ajouter des femmes à l’équation ». On s’empresse de publier des directives, d’émettre des consignes et de poser des gestes, mais sans jamais s’informer ou réfléchir
– officier supérieur à la retraite [traduit par nos soins]
Selon mes observations, la façon d’opérer des FAC est la démonstration parfaite que si le seul outil que vous possédez est un marteau, tout ressemble alors à un clou.
Pour les FAC, chaque problème doit avoir une solution. Cette solution doit pouvoir être mise en place immédiatement, peu importe si elle règle le problème ou non. Cela est d’autant plus vrai si le problème est mal défini et mal compris, comme c’est le cas pour le changement de culture. La réponse se manifeste alors par un tourbillon d’actions qui consiste généralement à pondre des listes, des graphiques, des inventaires et des présentations PowerPoint, ainsi qu’à instaurer de nouveaux ordres, politiques et directives par-dessus la structure existante, déjà complexe. S’ils veulent être plus ambitieux, ou, plus probablement, s’ils veulent répondre à la pression populaire, les dirigeants lanceront peut-être une opération, comme l’opération HONOUR, ou créeront un nouveau poste de haut niveau, comme le chef – Conduite professionnelle et culture (CCPC), une organisation de niveau 1 (N1) qui relève directement du chef d’état-major de la défense (CEMD).
Lorsqu’ils ont envisagé le changement de culture en réponse à la crise de l’inconduite sexuelle, les dirigeants des FAC semblent avoir été incapables de déterminer quels aspects de leur culture se sont révélés les plus déficients. Aucune des initiatives qu’ils ont lancées ne contenait de réflexion sur la manière dont les structures hiérarchiques et insulaires de l’organisation ont potentiellement facilité les abus de pouvoir qui caractérisent la plupart des cas d’inconduite sexuelle. L’accent a plutôt été mis sur l’élaboration d’étapes, de cheminements et d’activités, ainsi que sur le recours ponctuel à des examinateurs externes (la juge Deschamps, le juge Morris FishNote de fin d'ouvrage 4, le Bureau du vérificateur général du Canada (BVG) et moi-même) dont les recommandations ont ensuite fait l’objet de listes, graphiques, inventaires et présentations PowerPoint. Or, cette routine de recyclage superficiel ne convient pas au présent problème.
En effet, la réponse hyperactive que je viens de décrire n’est pas fondée sur des réflexions approfondies.
Dans l’introduction de La voie vers la dignité et le respect : La stratégie d’intervention des Forces armées canadiennes en matière d’inconduite sexuelle (La voie vers la dignité), publié en 2020,les dirigeants des FAC démontrent l’étroitesse de leur interprétation par rapport à l’échec de leurs initiatives :
Le problème a été exposé au public pour la première fois en 1998 dans le cadre d’une série d’articles faisant état d’allégations de harcèlement sexuel, de viol et de racisme au sein des FAC. À l’époque, les FAC avaient réagi en instaurant le Code de prévention du harcèlement et du racisme (CPHR), un programme de sensibilisation et d’acquisition de compétences visant à changer les attitudes et les comportements. Outre ce programme, les FAC ont établi un numéro d’assistance téléphonique pour encourager le personnel à signaler des incidents. Malheureusement, le programme n’a pas eu l’impact durable escompté. Des analyses subséquentes des efforts déployés indiquaient que l’institution n’avait pas affecté suffisamment de personnel militaire à cette initiative, et que l’absence d’un cadre constitué de spécialistes pourrait avoir attiré l’attention sur les symptômes du problème plutôt que sur ses causes sous-jacentesNote de fin d'ouvrage 5.
[non souligné dans l’original]
Après l’échec de cette première initiative, la réponse des FAC fut d’y consacrer plus de ressources, mais une fois l’échec exposé au grand jour en 2014, elles ont décidé de faire appel à de l’aide extérieure. En réponse aux recommandations effectuées par la juge Deschamps en 2015, les FAC ont reconnu que :
Il apparaissait clairement que les efforts précédemment déployés par les FAC pour contrer l’inconduite sexuelle n’avaient pas eu l’effet escompté, et qu’une approche plus globale et soutenue était requise pour remédier à ce problèmeNote de fin d'ouvrage 6.
Les FAC ont subséquemment fait du lancement de l’opération HONOUR leur plus haute priorité. Quatre ans plus tard, le BVG tirera cette conclusion :
[…] les mesures prises par les Forces armées canadiennes pour intervenir auprès des victimes d’un comportement sexuel inapproprié et les aider, et pour comprendre et prévenir ce type de comportement, ne leur avaient pas encore permis d’atteindre pleinement l’objectif qu’elles s’étaient fixéNote de fin d'ouvrage 7.
C’est à partir de ce moment que l’accent a été mis sur le changement de culture :
Or, il apparaissait clairement que l’opération HONOUR devait évoluer et se transformer en une approche institutionnelle plus globale et soutenue, destinée à changer les aspects de la culture des FAC responsables de cette permissivité qui favorisait les incidents d’inconduite sexuelleNote de fin d'ouvrage 8.
Pour affronter ce qu’ils appelaient « un problème pernicieux »Note de fin d'ouvrage 9, les dirigeants des FAC ont décidé de mettre l’accent sur la culture plutôt que la structure. Ils se sont donc lancés dans une démarche de conceptualisation et d’opérationnalisation du changement de culture, un domaine dans lequel ils ne possédaient aucune expertise. La voie vers la dignité fut le résultat de cette démarche :
La voie vers la dignité et le respect : la stratégie d’intervention des FAC en matière d’inconduite sexuelle (La voie) est une stratégie de changement de culture sur mesure créée par les FAC pour aligner les comportements et les attitudes des membres des FAC sur les principes éthiques et les valeurs fondamentales qui sont attendus de toutes les personnes qui exercent la profession des armes au Canada. Ces valeurs et ces croyances fondamentales sont définies dans l’Énoncé de l’éthique de la Défense et dans Servir avec honneur : La profession des armes au CanadaNote de fin d'ouvrage 10.
C’est avec ce rapport que nous commençons à percevoir le fossé qui existe entre la rhétorique et la réalité. Le reste de La voie vers la dignité est abstrait, extrêmement idéaliste et difficile à lireNote de fin d'ouvrage 11.
Bien que les problèmes auxquels font face les FAC sont épineux et complexes, il ne faut pas voir dans mon emploi de l’expression « problème pernicieux » un accès de défaitisme. En effet, ces problèmes ne sont pas impossibles à résoudre.
Cependant, les procédures excessivement complexes et opaques des FAC ne facilitent pas cette résolution. La façon dont les FAC définissent et conceptualisent « l’inconduite sexuelle » en est un bon exemple dont je discuterai plus loin. Le nombre de documents, règles, directives, politiques et ordres publiés à ce sujet suffit à en faire perdre son latin. En effet, l’esprit de la règle de droit est amenuisé plutôt que renforcé par l’existence d’une multitude de règles dont les plus fondamentales font pourtant l’objet d’une faible observance.
Recommandations ignorées ou oubliées
On ne peut pas se contenter de faire preuve de bonne volonté et de vouloir que les choses changent : il faut susciter le changement. Sans la volonté de déranger et de secouer l’ordre établi, nous n’arriverons à rien.
– ancienne combattante [traduit par nos soins]
Au cours des dernières années, les FAC ont reçu des centaines de recommandations en provenance d’examinateurs externes et internes. Elles ont maintenant créé une matrice de ces recommandations et mis en place un commandement pour les aider à se retrouver dans cet environnement.
Assujetties au contrôle de la société civile, mais extraordinairement autoréglementées, les FAC n’ont pas voulu – ou n’ont pas pu – adopter l’intention et la vision recommandées par des sources extérieures. Elles ont choisi de se conformer à la lettre plutôt qu’à l’esprit des recommandations et de prioriser l’apparence des mesures plutôt que leur substance, ce qui a eu pour effet de renforcer les façons de faire existantes. Je crois qu’il s’agit là d’une conséquence du mode de fonctionnement insulaire qui prévaut traditionnellement chez les FAC et de la détermination de ces dernières à continuer d’opérer de la même manière qu’elles l’ont toujours fait.
Tout au long du présent examen externe complet et indépendant (l’examen), il m’est apparu évident que si je voulais soutenir l’engagement envers le changement de culture pris par les FAC et bon nombre de ses membres, ma recommandation globale pour ses dirigeants devait être limpide : ils doivent changer leur façon de faire à plusieurs niveaux, et ce, de fond en comble.
D’une part, j’ai trouvé très encourageante la volonté, y compris dans les hautes instances des FAC, de considérer et de mettre en œuvre des transformations et changements structurels d’importance. Dans d’autres contextes, les six conditions du changement des systèmes ont été définies ainsi : politiques, pratiques, allocation et distribution des ressources, relations et liens interpersonnels, dynamique des pouvoirs et modèles cognitifsNote de fin d'ouvrage 12. Or, la plupart de ces éléments trouveront écho ici. Pour chacune de mes recommandations j’ai trouvé des échos au sein des membres de l’Équipe de la Défense et auprès de groupes ayant l’intérêt des forces militaires canadiennes profondément à cœur. Par souci de clarté, je souhaite préciser que je n’ai pas reçu un appui unanime pour tous les aspects que j’ai mis de l’avant. Néanmoins, j’ai réussi à trouver des appuis là ou je m’y attendais le moins.
De plus, j’ai été frappée par le nombre d’initiatives bien pensées que j’ai découvertes dans le cadre de mon examen. Les groupes consultatifs de la Défense (GCD) en sont un bon exemple. Les FAC devraient mettre à profit ce type d’expertise locale et, du même souffle, s’ouvrir au monde extérieur. Elles devraient consolider le commandement et le contrôle nécessaires pour mener à bien leurs opérations en se concentrant sur ce qu’elles font de mieux, tout en laissant de côté les mandats que d’autres sont plus aptes à remplir.
Mon mandat
Bien qu’exhaustif, mon mandat demandait un examen de deux enjeux clés : l’inconduite sexuelle et le leadership. Ces deux aspects sont évidemment interreliés. Les lacunes culturelles qui ont permis à l’inconduite sexuelle de devenir un problème généralisé ont été maintes fois démontrées. Toutefois, les événements des dernières années ont révélé à quel point cette culture était également présente dans les hautes sphères des FAC.
Contrairement à ma prédécesseure, la juge Deschamps, j’ai reçu le mandat d’examiner le traitement de l’inconduite sexuelle dans le système de justice militaire. De plus, en lien avec les enjeux liés au leadership, on m’a également demandé de scruter à la loupe les systèmes de recrutement, de formation, d’évaluation du rendement, d’affectation et de promotion des FAC. Voilà qui n’avait jamais été fait auparavant.
Bien que j’aie tenté d’effectuer une analyse en profondeur de tous les sujets, le temps et les ressources disponibles m’ont empêchée de pousser l’analyse pour certains aspects. J’ai donc indiqué ces enjeux qui mériteraient d’être analysés plus longuement par un examinateur externe. À l’inverse, pour les sujets ayant déjà fait l’objet d’un examen externe, je me suis fié autant que possible au travail de ces autres examinateurs. J’ai donc évité de refaire le même travail lorsque j’étais déjà d’accord avec leurs conclusions.
Bien que mon mandat prévoyait un examen de ces enjeux à la fois pour les FAC et pour le MDN, le présent rapport est clairement axé sur les FAC. Certaines questions, comme le leadership et la justice militaire, ont peu de liens avec le MDN. En effet, ce qui a mené au présent examen sont des allégations d’incidents de comportement inapproprié de la part de membres supérieurs des FAC qui ne sont pas des employés du MDN. Celles-ci incluaient non seulement des allégations de complicité ou d’inaction tout au long de la chaîne de commandement, mais aussi des préoccupations quant à la qualité du développement du leadership au sein des FAC. Je n’avais pas le mandat, et je ne voyais pas la nécessité, d’examiner les questions liées à la fonction publique en général.
De plus, les réponses que j’ai reçues au cours de mon examen concernait surtout la situation des FAC. La plupart des intervenants qui ont communiqué avec moi étaient des membres actuels ou anciens des FAC, et ceux qui provenaient du MDN ont fait des représentations relatives à la conduite des FAC. De plus, mes communications avec les hauts fonctionnaires de l’Équipe de la Défense ont été principalement avec des membres des FAC (bien que je sois reconnaissante aux membres du MDN pour leur contribution). Il n’est pas étonnant que la plupart des représentations aient été dirigées envers les FAC lorsqu’on examine les données, et en particulier les demandes qui ont été déposées en relation avec les recours collectifs Heyder et Beattie. La grande majorité de ces demandes provenaient de membres des FAC, même si certaines provenaient du MDN ou du personnel des Fonds non publics. Il ne s’agit pas d’occulter la vulnérabilité des civils qui interagissent avec les membres des FAC. Je crois que les recommandations dans ce rapport leur seront également bénéfiques. Dans certains cas, j’ai identifié des questions qui sont particulières aux employés civils du MDN. Par exemple, il n’est pas rare que des civils du MDN relèvent du personnel des FAC, ce qui entraîne parfois des problèmes liés aux ressources humaines. Bien que peu de ces questions aient été portées directement à mon attention, je crois que mes recommandations auront un impact positif sur le milieu de travail, y compris pour civils du MDN qui interagissent avec la hiérarchie des FAC.
Inconduite sexuelle
À la lecture de ce rapport, il apparaitra rapidement que le terme « inconduite sexuelle » est beaucoup trop large. Il fait en effet référence à toute une gamme de comportements allant de l’agression au harcèlement sexuels, en passant par les multiples formes de microagressions qui sont des armes de prédilection pour exprimer des points de vue discriminatoires, des stéréotypes blessants, voire des préjugés inconscients. Ce terme n’est donc qu’un raccourci pratique pour désigner un éventail de problèmes lorsqu’il n’est pas important de faire la distinction entre ces derniers.
L’ampleur et la portée des cas d’inconduite sexuelle dans les FAC sont bien documentées, que se soit dans le Rapport Deschamps, les études de Statistique Canada, les recours collectifs Heyder et Beattie et les rapports du vérificateur général du Canada (VG).
L’inconduite sexuelle a terni la réputation des FAC, autant à l’interne qu’auprès du grand public. Cette réaction ne devrait pas être vue comme l’expression d’une sorte de panique morale qui se serait emparée de la société, ou comme un changement injuste des règles du jeu visant à pénaliser ceux et celles qui ont su tirer leur épingle du jeu en composant avec des règles différentes. Il s’agit plutôt de la condamnation justifiée d’une culture organisationnelle archaïque et hautement dommageable. La crise de l’inconduite sexuelle au sein des FAC révèle quelque chose de complexe et de subtil. Il s’agit d’une combinaison d’abus de pouvoir, de pratiques désuètes incompatibles avec un lieu de travail plus diversifié, d’une glorification de la masculinité comme seul standard opérationnel acceptable pour les membres des FAC, et d’une absence persistante de volonté de laisser certaines catégories de personnes occuper la place qui leur revient dans les forces militaires – les femmes en particulier, mais aussi les membres de la communauté LGBTQ2+, les minorités visibles et d’autres groupes revendiquant l’équité..
Ce n’est pas une question de moralité. C’est avant tout une question de droits. Des mesures correctives sont requises d’urgence pour créer un environnement égalitaire et sécuritaire pour les femmes dans la profession des armes. Ces mesures bénéficieront également aux autres membres marginalisés des FAC. On ne peut pas seulement compter sur l’espoir que le changement de génération suffira à amener l’égalité. La transformation des FAC en organisation moderne qui reflète pleinement les valeurs et ambitions du Canada sera achevée lorsqu’une masse critique de femmes aura été atteinte à tous les échelons, dans tous les domaines et dans toutes les professions composant les FAC, y compris les armes de combat. Dans les conditions actuelles, cependant, ce moment n’est pas près d’arriver.
Pour qu’une nouvelle culture puisse prendre racine, les FAC doivent être prêtes à entreprendre des changements beaucoup plus importants dans leurs façons de faire que ceux qu’elles envisagent à l’heure actuelle. Si les dirigeants des FAC sont prêts à agir dans ce sens, alors je crois qu’ils pourront rebâtir la confiance qui leur manque aujourd’hui, une confiance sans laquelle l’organisation ne peut opérer à plein rendement.
Voilà pourquoi, en ce qui a trait à ce premier pilier de mon mandat, je recommande que les accusations d’infraction au Code criminelNote de fin d'ouvrage 13 à caractère sexuel visant un membre quelconque des FAC relèvent de la compétence exclusive des autorités civilesNote de fin d'ouvrage 14. Il s’agit là de la prochaine étape logique pour faire suite à ma recommandation provisoire d’octobre 2021.
En outre, je recommande que les cas de harcèlement sexuel soient traités par la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP)Note de fin d'ouvrage 15. Ces deux recommandations reposent sur l’idée que les autorités civiles devraient être le premier « port d’escale » pour le signalement et l’enquête de toutes les formes graves d’inconduite sexuelle. Cela ne laisse pas la chaîne de commandement sans outils pour traiter ces questions. Au contraire, la « civilarisation » de ces processus garantit leur indépendance par rapport à la chaîne de commandement, ainsi que l’apparence d’indépendance dont les FAC ont si désespérément besoin pour rétablir la confiance dans leur capacité à traiter les cas d’inconduite et à prendre soin de leurs propres membres. Il fournit également une contribution civile continue et indispensable à la conduite des membres des FAC et à l’application et au contenu de ses politiques.
Comme il est devenu apparant au cours de mon examen, il est essentiel que les victimes reçoivent des conseils juridiques indépendants le plus tôt possible, afin qu’elles puissent évaluer la panoplie d’options disponibles, être en mesure de naviguer dans les systèmes complexes et prendre des décisions pleinement éclairées.
Malheureusement, il reste de nombreuses complexités non résolues dans ces systèmes, en grande partie à cause de l’incertitude concernant la mise en œuvre par les FAC de la Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois (projet de loi C-77)Note de fin d'ouvrage 16, qui restructurera les procédures disciplinaires des FAC.
Leadership
Les FAC sont une organisation unique et complexe. Leur caractéristique la plus frappante est le rôle des dirigeants. Celui-ci se développe très tôt et est omniprésent au sein d’une hiérarchie composée d’une multitude de rangs, de professions et d’affectations obéissant à une chaîne de commandement conçue pour renforcer le principe de « commandement et contrôle ».
Cette grande importance occupée par les hauts dirigeants s’exprime dans Servir avec honneur : La profession des armes au Canada 2009 (Servir avec honneur), l’un des documents fondamentaux des FAC :
Sous la direction du CEMD, les hauts dirigeants des Forces canadiennes, à commencer par les membres du Conseil des Forces armées (CFA) et du Conseil de commandement du CEMD, sont responsables du bon état et de l’intendance générale de la profession, notamment du maintien d’un éthos militaire sain. L’éthos rapproche les impératifs fonctionnel et social de façon à susciter la confiance des Canadiens et, combiné au respect mutuel entre les militaires professionnels et les autorités politiques, permet un degré substantiel d’autoréglementation.
[…] Le leadership à cet égard implique également qu’il faille gérer l’évolution de la profession de manière qu’elle puisse répondre aux besoins futurs. Par conséquent, le jugement professionnel doit servir non seulement à combler les besoins actuels, mais aussi à prévoir les ressources pour les besoins futurs. Cela implique la réévaluation de l’expertise nécessaire pour remplir des rôles en évolution et de nouvelles tâches. De même, une telle intendance doit prévoir et déceler les changements relatifs aux conditions sociales et culturelles et s’y adapter, tout en veillant à préserver les valeurs fondamentales des militaires et des civils canadiensNote de fin d'ouvrage 17.
Je suis d’avis que les FAC ont échoué à atteindre cet idéal. L’échec des dirigeants est à blâmer pour cette culture d’inconduite sexuelle qui perdure, une culture qui est elle-même la manifestation d’attitudes discriminatoires encore présentes aujourd’hui. La faute ne peut pas être mise sur le dos de quelques dirigeants en particulier. Fondamentalement, il s’agit ici de l’échec collectif d’une organisation qui a conservé un degré substantiel d’autoréglementation et de résistance aux influences et aux progrès de l’extérieur.
Bien que les dirigeants actuels des FAC aient exprimé un engagement ferme à opérer un changement de culture, je crois qu’il est peu probable qu’un tel changement puisse être mis en œuvre sans modifier d’abord la culture d’isolement et de résistance qui caractérise les Forces.
Historiquement, les dirigeants des FAC ont démontré une attitude réfractaire aux apports de l’extérieur. Pourtant, des changements majeurs survenus dans l’organisation trouvent bel et bien leur origine dans des sources externes. C’est notamment le cas dans le domaine juridique, où le changement s’est surtout effectué en réponse à des décisions des tribunaux, mais également dans le reste des opérations des CAF. Je pense par exemple à la décision du gouvernement d’unifier les FAC en 1968 ou aux mesures prises en réponse à l’enquête sur le déploiement de soldats canadiens en Somalie.
Cette résistance aux influences extérieures aggrave les lacunes de leadership. Même au sein de l’Équipe de la Défense, qui comprend le MDN, les FAC demeurent insulaires, fermées, sûres d’elles, persuadées des mérites de leur méthodologie et rarement exposées à la culture organisationnelle qui prévaut dans la société civile au sens large, et en particulier hors des sphères gouvernementales. Les dirigeants des FAC, à tous les niveaux, se fient sur l’histoire, la culture, les valeurs exprimées et les pratiques répétées propres aux Forces dans leur tentative de mettre en œuvre des changements qui requièrent justement la remise en question de ces pratiques.
Mon mandat demandait que j’évalue le processus selon lequel le leadership est reconnu et consolidé. Il m’a également amenée à examiner les raisons qui expliquent l’échec du changement de culture qui s’impose en ce qui a trait à l’inconduite sexuelle, et ce, malgré les efforts récents en ce sens.
Plusieurs voix se sont élevées pour demander la mise sur pied d’une surveillance externe supplémentaire des FAC. De mon point de vue, cette façon de voir les choses est trop limitée. La surveillance implique une approche a posteriori, comportant un examen critique d’événements, d’actions et d’échecs déjà survenus. Pour être véritablement efficaces, du moins dans le contexte d’une organisation excessivement insulaire, les apports de l’extérieur devraient être un fil conducteur reliant l’ensemble des activités des FAC touchées par l’inconduite sexuelle. En particulier, la ministre de la Défense nationale (ministre) doit s’assurer de jouer un rôle actif pour tenir les hauts dirigeants de l’Équipe de la Défense responsables de leurs actes et pour s’assurer que les FAC demeurent prêtes et capables de s’adapter et de changer.
Les apports de l’extérieur aideraient énormément à la mise en œuvre des changements culturels fondamentaux que les FAC prétendent vouloir apporter. Une réelle ouverture aux apports et à l’aide de l’extérieur, ne se limitant pas seulement à des conseils ponctuels et non contraignants, pourrait avoir une incidence d’une grande portée. Ultimement, cette ouverture pourrait permettre aux FAC d’évoluer au même rythme que la société canadienne et de démontrer un véritable effort de changement organisationnel.
La situation actuelle découle en partie d’une loyauté immuable à une structure hiérarchique aussi impénétrable que déterminée à s’autoperpétuer, pour le meilleur et pour le pire, et d’une mobilité constante dans le cadre de la progression de la carrière, ce qui entraîne une gestion chaotique et un manque de responsabilité. Il en résulte des dirigeants attachés aux vieilles façons de faire et préoccupés principalement par l’excellence dans la livraison des opérations, mais aveugles aux forces sociales qui ont provoqué des changements ailleurs. Le secteur privé, les universités, les organisations professionnelles et la majorité de la société civile partout au Canada ont fait d’importants progrès. Malheureusement, le succès même des opérations des FAC, que je ne suis pas en mesure d’évaluer, renforce le point de vue des FAC qu’elles sont uniques, et qu’elles peuvent tout faire sans aide extérieure, comme elles l’ont toujours fait.
Cette perspective tire sa source dans le concept traditionnel d’une force expéditionnaire, conçue pour être totalement autosuffisante, y compris dans sa réponse à l’inconduite sexuelle. Dans ce contexte particulier, les FAC occupent le rôle d’enquêteur, de conseiller, de procureur, de défendant et même de juge. L’adhésion à cette notion fondamentale est à contrecourant d’un monde de plus en plus interconnecté et de l’une approche interdisciplinaire qui a bénéficié à tous les autres secteurs du monde du travail. Le changement de culture que les FAC doivent mettre en place va beaucoup plus loin que le suggèrent les initiatives actuelles. Il nécessite une volonté de prendre en considération des options plus larges et plus progressives, et non pas seulement d’appliquer une version améliorée des mêmes vieilles pratiques.
Si les FAC veulent se mettre au diapason des attentes des Canadiennes et Canadiens sans compromettre l’excellence opérationnelle qu’elles considèrent comme essentielle, elles devront alors apporter des changements dans leur structure. Par exemple, la discipline requise dans un environnement militaire peut sembler déconnectée du mode de vie considérablement plus permissif des civils. Je ne suggère en rien que cette discipline soit compromise, car la nécessité de celle-ci dans la vie militaire n’est pas sujette à débats. Inversement, la flexibilité d’apprendre des avancements en matière de gestion des ressources humaines effectués dans d’autres secteurs bénéficierait à l’ensemble des FAC et contribuerait grandement à leur évolution. Mes recommandations reflètent donc une double approche : un leadership renouvelé qui serait modelé et éclairé par une meilleure écoute des intervenants externes d’une part, et l’opérationnalisation du principe de surveillance civile des forces armées dans l’ensemble des aspects pertinents de la culture militaire d’autre part.
Mes recommandations
De la même manière que les questions d’inconduite sexuelle et de leadership sont liées entre elles, la plupart de mes recommandations le sont également. Certaines sont bien délimitées et ont le potentiel d’être mises en œuvre sans nécessiter d’études, de groupes de travail, de comités ou de consultations supplémentaires. D’autres indiquent seulement une nouvelle orientation à prendre, une nouvelle façon de faire certaines choses. Je sais que ceux et celles qui vivent avec ces problèmes au quotidien sont tout à fait capables de déterminer la meilleure marche à suivre, s’ils acceptent l’orientation générale et les changements que je propose. Je suis tout aussi convaincue que, dans le cas contraire, aucune recommandation, aussi détaillée soit-elle, ne produira les résultats escomptés.
Pour aider à la mise en œuvre, je recommande que la ministre de la Défense nationale (ministre) mandate immédiatement une personne chargée de superviser la mise en œuvre des recommandations du présent rapport. Cette personne devrait provenir de l’extérieur de l’Équipe de la Défense. Elle devrait également avoir accès au au sous-ministre de la Défense nationale (SM) et au CEMD et avoir l’appui de ces derniers. Finalement, cette personne devrait produire des rapports mensuels d’évaluation à l’intention de la ministre qui seront à terme rendus publicsNote de fin d'ouvrage 18.
Terminologie
Tout comme les juges Deschamps et Fish, j’utilise le terme « victime » (plutôt que « survivante » ou toute autre expression équivalente) pour faire référence aux victimes d’infractions d’ordres criminelles ou militaires, puisque « victime » est le terme utilisé dans la Déclaration des droits des victimes (DDV), telle que promulguée en vertu de l’article 7 du projet de loi C-77, ainsi que dans la Charte canadienne des droits des victimesNote de fin d'ouvrage 19. Dans le contexte des griefs et du harcèlement, j’utiliserai parfois le terme « plaignante ». En traitant du soutien à apporter à ces deux groupes, j’utiliserai de façon interchangeable « victime » et « survivante ».
De plus, je n’ai pas inclus les versions féminine et masculine des mots dans tous les cas, comme ce serait la norme, préférant me référer au sexe dominant dans cette position ou ce rang. Par exemple, je ferai référence à la plaignante et la survivante au lieu de plaignant ou survivant, étant donné que la plupart des plaignantes et survivantes sont des femmes. Mais je parlerai d’officier au lieu d’officière, étant donné que la plupart des officiers sont des hommes.
Remerciements
Mon examen n’aurait pas été possible sans la contribution de nombreuses parties prenantes qui ont généreusement accepté de partager avec moi leur savoir, leurs expériences et leurs perspectives : survivantes, victimes, anciens membres et membres actuels des CAF, universitaires, et bien d’autres. Je leur en suis extrêmement reconnaissante.
Je suis également reconnaissante envers les membres des FAC et du MDN qui ont investi beaucoup de temps et d’efforts pour me procurer les informations nécessaires, me communiquer leurs points de vue et me permettre de visiter bases militaires, collèges et écoles. Je tiens tout spécialement à remercier la lieutenante-générale Frances Allen (vice-chef d’état-major de la défense, ou VCEMD), la lieutenante-générale Jennie Carignan (CCPC), Heather Walsh (employée du MND qui a agi à titre d’agente de liaison auprès de mon équipe) et Melanie Armstrong (employée du MND qui a assisté Mme Walsh).
Mon rapport est rédigé à la première personne du singulier. Bien que j’assume l’entière responsabilité de son contenu, ce rapport est le fruit du travail de toute une équipe. Je veux donc faire part de ma plus profonde gratitude aux personnes suivantes : Nadia Effendi, conseillère juridique principale; Christine Muir, conseillère juridique principale; Carina De Pellegrin, conseillère juridique; Benedict Wray, conseiller juridique; Chanel Sterie, conseillère juridique; Casey Thomas, conseillère spéciale; Airianna Murdoch-Fyke, stagiaire en droit; Nasra Moumin, stagiaire en droit; Julie Peacock-Singh, commis juridique; et Cheryl Curran, spécialiste des documents. Ce sont tous et toutes des membres du cabinet juridique Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L. (BLG), à l’exception de Casey Thomas, qui occupe le poste de vérificatrice générale adjointe au Bureau du vérificateur général et qui fut affectée en détachement à mon équipe par le Bureau. Je remercie Karen Hogan la vérificatrice générale du Canada de m’avoir permis de bénéficier de l’expertise de Casey Thomas. Je suis également reconnaissante du travail de H3Creative inc. et de Traductions Larrass, qui ont contribué à la révision, à la traduction et à la mise en forme de ce document. Je veux également remercier de tout cœur nos adjointes administratives : Michelle Longchamps, Vincenza Carrera et Martina Udovicic, également de BLG.
Il ne s’agit pas là de remerciements simplement pour la forme. Je considère que ce fut un privilège de travailler avec une équipe aussi compétente et dévouée. Je veux remercier tout spécialement Nadia Effendi et Christine Muir, avec qui j’ai interagi le plus fréquemment, pour leur professionnalisme et leurs inestimables conseils.
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