Annexe I — Constitutionnalité de la politique des Forces armées candiennes en matière de vaccination contre la COVID-19

Date : Le 18 juillet 2023

Questions en litige

Le but de la présente annexe est d’analyser si des dispositions de la politique des Forces armées canadiennes (FAC) sur la vaccination, telle qu’elle figure dans les directives du chef d’état-major de la Défense (CEMD) sur la vaccination contre la COVID-19, violent les droits des membres des FAC qui leur sont garantis par la Charte canadienne des droits et libertésNote de bas de page 1  (la Charte) à l’article 7 (Droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne) lequel prévoit :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Si l’article 7 est mis en cause, alors la présente annexe examinera si les FAC ont démontré que l’atteinte portée aux droits protégés par l’article 7 était justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique selon l’article premier de la Charte dont voici le libelléNote de bas de page 2  :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Contexte et politiques applicables

Le 25 janvier 2020, un premier cas du virus de la COVID-19 a été répertorié au Canada. Puisque ce virus est très contagieux, d’autres cas ont rapidement été recensés. Le gouvernement du Canada a alors mis en place des mesures de santé publique pour limiter les répercussions du virus sur la population canadienne.

Le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a évalué la situation liée à la propagation et à la gravité de la maladie causée par le virus de la COVID-19 et a déclaré qu’il s’agissait d’une pandémieNote de bas de page 3 . ‎Au cours des premiers mois de la pandémie, des membres des FAC ont été déployés dans des établissements de soins de longue durée au Québec et en Ontario dans le cadre de l’Opération LASERNote de bas de page 4 , ils ont soutenu des collectivités éloignées (notamment dans le nord du Canada), ils ont aidé l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC) à gérer et à distribuer de l’équipement de protection personnelle, et ils ont aidé la Santé publique de l’Ontario à effectuer le traçage de cas. Les FAC ont également contribué à la distribution de vaccins contre la COVID‑19 dans le cadre de l’Opération VECTORNote de bas de page 5 .

En mai 2020, les FAC et le ministère de la Défense nationale (MDN) ont publié la Directive conjointe du Sous-Ministre (SM)/CEMD - Mesures de santé publique et de protection individuelle du MDN/des FAC contre la COVID-19Note de bas de page 6  ainsi que la Directive commune du CEMD et de la SM sur la reprise des activitésNote de bas de page 7 . L’intention était de maintenir un niveau de préparation proportionnel au mandat des FAC tout en assurant la sécurité de tous ses membres.

Le 9 décembre 2020, Santé Canada a autorisé le premier vaccin contre la COVID-19 et, plus tard ce mois-là, les efforts de vaccination de masse ont commencé à travers le CanadaNote de bas de page 8 .

Le 6 janvier 2021, les FAC ont débuté leur campagne de vaccination et ont accordé la priorité aux membres des FAC qui travaillaient dans des milieux à risque élevé compte tenu de leur profession et de leurs fonctions. Dans son message, le médecin général a précisé ce qui suitNote de bas de page 9 :

Comme les autres vaccins fournis aux membres des FAC, le vaccin contre la COVID-19 ne sera pas obligatoire ; il reste une option volontaire pour tous. La décision de rendre ou non un vaccin obligatoire pour une opération ou un poste est prise par les commandants opérationnels, en consultation avec leurs conseillers médicaux. Toutefois, les membres des FAC peuvent exiger la preuve d’une vaccination contre la COVID-19 afin d’opérer dans certains environnements à haut risque ou avec des populations vulnérables. L’intention demeure de nous protéger et de protéger les autres afin de maintenir l’efficacité opérationnelle alors que nous servons le Canada et la population canadienne au pays et à l’étranger.

Entre avril et juin 2021, les FAC ont effectué leur première campagne de vaccination contre la COVID-19 pour toutes les personnes ayant droit à des soins de santé des FAC.

Le 6 octobre 2021, le Secrétariat du Conseil du Trésor (SCT) a annoncé la politique sur la vaccination contre la COVID-19 applicable à l’administration publique centrale, y compris à la Gendarmerie royale du Canada (GRC)Note de bas de page 10 . Cette politique s’appliquait aux employés du MDN, mais pas aux membres des FAC. Elle exigeait que tous les fonctionnaires, quel que soit leur lieu de travail, ainsi que les sous-traitants travaillant sur des lieux de travail du gouvernement du Canada, soient entièrement vaccinés. La politique prévoyait aussi que les membres du personnel qui ne conformaient pas à cette exigence devaient obtenir un congé sans solde. Des mesures d’accommodement étaient possibles pour les personnes qui démontraient qu’elles ne pouvaient pas se faire vacciner en raison d’un motif de distinction illicite.

Le 8 octobre 2021, le CEMD a publié une première directive sur la vaccination contre la COVID-19 des FACFootnote 11 . Elle énonçait que la vaccination obligatoire était une exigence que tous les membres des FAC devaient respecter en vue d’accomplir les tâches liées à leur travail. Cette directive expliquait que les vaccins sont efficaces pour prévenir les maladies graves, les hospitalisations et les décès dus à la COVID-19, et que les éclosions du virus diminuent lors de l’augmentation du taux de vaccination de la population. La directive annonçait que le MDN et les FAC avaient mis en œuvre une « stratégie stratifiée d’atténuation des risques » qui était fondée sur des mesures de santé publique telles que la distanciation physique, le port de masque, le lavage des mains et le travail à domicile. La directive mentionnait que la mise en œuvre précoce de cette stratégie permettait d’avoir des milieux de travail sécuritaires comportant un risque minimal de transmission du virus.

La directive affirmait que la campagne de vaccination volontaire des FAC avait été « très réussie » puisque 91 % des militaires étaient entièrement vaccinés avec deux doses. Elle expliquait que la vaccination ne remplaçait pas les mesures de santé publique, mais qu’elle ajoutait une protection supplémentaire. La directive indiquait aussi que, à l’époque, la population canadienne n’avait pas atteint un taux de vaccination suffisant et que les mesures de santé publique se poursuivraient jusqu’à ce que l’immunité générale soit suffisante au sein de la population. La directive mentionnait que la vaccination obligatoire pourrait être efficace pour augmenter les taux de vaccination dans la population et que le gouvernement du Canada avait annoncé son intention d’exiger la vaccination dans l’ensemble de la fonction publique fédérale. La directive précisait également que, pour faire preuve de leadership, les FAC allaient respecter l’esprit général de la politique fédérale.

La directive divisait les militaires en trois groupes : ceux ayant reçu la série complète de vaccins, ceux « incapables » de se faire vacciner et ceux qui refusaient de se faire vacciner. Les membres devaient dévoiler leur statut vaccinal au moyen du système « Logiciel de commandement militaire – Gestion du Système de soutien administratif militaire » (LCM – Gestion SSAM) au plus tard le 15 novembre 2021. La directive prévoyait que les mesures d’accommodement, qui étaient prises selon la Loi canadienne sur les droits de la personneFootnote 12  (LCDP) et qui étaient destinées aux personnes qui ne pouvaient pas être vaccinées, ne devaient pas être de nature punitive et devaient être fournies si cela ne constituait pas une contrainte excessive. La directive prévoyait que des mesures d’accommodement incluaient une entente de travail à distance ou de télétravail (si cela était possible sur le plan opérationnel), l’utilisation de tests de dépistage (lorsque l’accès au lieu de travail était requis) et l’offre d’un autre horaire ou lieu de travailFootnote 13 . De plus, la directive indiquait que le refus de la vaccination pouvait entrainer des conséquences supplémentaires sur la carrière, y compris la perte d’occasions favorisant une promotion, l’impossibilité de suivre de la formation ou d’obtenir un déploiement, et des restrictions à l’égard de voyages au Canada et à l’étranger. La directive prévoyait que les membres des FAC qui ne voulaient pas dévoiler leur statut vaccinal ou qui n’avaient pas reçu un accommodement conformément à la LCDP étaient susceptibles de faire l’objet de mesures correctives ou d’autres mesures administratives. Enfin, la directive indiquait qu’il s’agissait d’une « mesure temporaire » qui « prendra fin lorsque le taux de transmission de la COVID-19 au Canada ne représentera plus de risque pour le réseau national de la santéFootnote 14  ».

Le 3 novembre 2021, le CEMD a publié une deuxième directive sur la vaccination (la « Directive 002 »). Elle énumérait les conditions requises pour demander une exemption ou un accommodement en raison d’une contre-indication médicale certifiée, de motifs religieux ou de tout autre motif de distinction illicite défini dans la LCDPFootnote 15 . La Directive 002 réitérait l’engagement des FAC à respecter la politique du gouvernement du Canada en matière de vaccination. Elle mentionnait que le respect de la politique était un comportement attendu de tous les membres des FAC et que ceux qui ne s’y conformeraient pas seraient considérés comme étant en contravention du Code de valeurs et d’éthique du MDN et des FAC. La Directive 002 prévoyait également que les membres non vaccinés (à moins d’être exemptés pour des raisons opérationnelles ou de bénéficier d’un accommodement lorsque cela était possible) ne pourraient pas travailler ou suivre une formation dans un navire de la Marine royale canadienne, un aéronef de l’Aviation royale canadienne ou un véhicule de combat ou de campagne de l’Armée de terre, et qu’ils ne pourraient pas non plus obtenir d’affectations à l’étranger, être déployés lors d’opérations internationales ou nationales, ou participer à une formation de groupe en personne.

La Directive 002 mettait l’accent sur l’obligation de la chaîne de commandement (C de C) d’entamer des mesures administratives à l’égard des membres qui refusaient de se faire vacciner ou qui refusaient de dévoiler leur statut vaccinal. Les membres des FAC qui ne se conformaient pas à la directive allaient recevoir un avertissement écrit ainsi qu’une mise en garde et surveillance durant 14 jours afin de leur permettre de « surmonter leur manquement » à la conduite en se faisant vacciner. La Directive 002 prévoyait que les militaires qui continuaient à refuser la vaccination feraient l’objet de mesures administratives. La Directive 002 expliquait que les militaires ne pouvaient pas demander un congé sans solde et précisait que la politique s'appliquait également aux personnes en télétravail.

Le 8 novembre 2021, le directeur – Administration (Carrière Militaire) (DACM) a publié l’Aide-mémoire du DACM - Directive 002 du CEMD sur la vaccination contre la COVID-19 - Mise en œuvre des accommodements et mesures administrativesFootnote 16 (ci-après l’Aide-mémoire du DACM) qui fournit à la C de C des indications et des gabarits de formulaire destinés à l’imposition de mesures correctives et à la mise en œuvre de procédures de libération en cas de non-conformité aux directives du CEMD.

Le 22 décembre 2021, la Directive 002 du CEMD a été modifiéeFootnote 17  et le texte de cette directive réitérait les dispositions de la Directive 002 antérieure, mais ajoutait quelques modifications et clarifications. La Directive 002 indiquait que les membres non vaccinés pouvaient demander une libération volontaire ou un transfert dans la Réserve supplémentaireFootnote 18 . Ces militaires n’étaient pas exemptés de recevoir des mesures correctives jusqu’à ce qu’ils soient libérés des FAC (paragraphe 13(f)(5)). De plus, la Directive 002 s’appliquait également aux militaires dont le processus de libération était déjà entamé pour des raisons de santé ou autres, y compris les membres qui accomplissaient une période de maintien en poste et qui avaient entrepris un Programme de réadaptation professionnelle à l’intention des militaires actifs. La Directive 002 prévoyait que les membres non vaccinés dans ces situations n’étaient pas exemptés de l’imposition de mesures correctives ni de la tenue d’un examen administratif en raison de leur non-conformité à la politique des FAC sur la vaccination, et qu’ils pouvaient faire l’objet d’une libération accélérée en vertu du motif 5(f)Footnote 19  prévu à l’article 15.01 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) (paragraphe 13(f)(4)).

En février 2022, le Chef du personnel militaire a publié le message général des Forces canadiennes (CANFORGEN) 012/22 - APPLICATION DE LA [DIRECTIVE ET ORDONNANCE ADMINISTRATIVE DE LA DÉFENSE] 5019-2 - EXAMEN ADMINISTRATIF EN RÉPONSE AUX DIRECTIVES DU CEMD SUR LA VACCINATION CONTRE LA COVID-19 DES FAC. Ce CANFORGEN renforçait la Directive 002 puisqu’il réitérait que la C de C devait entreprendre un examen administratif dans les cas où un militaire continuait de refuser de se conformer à la politique sur la vaccination. Selon ce CANFORGEN, lorsqu’un militaire fait l’objet d'un examen administratif en vue d’une libération parce qu’il refuse de se conformer aux directives du CEMD sur la vaccination, les exigences prévues à la Directives et ordonnances administratives de la défense (DOAD) 5019-2 (Examen administratif) ne s’appliquent pas. Plus précisément, la C de C n’a pas à tenir compte de l’ensemble de la période de service du militaire ni d’autres éléments énumérés à la DOAD 5019-2 avant de prendre sa décision concernant la libération du militaire visé.

Le 21 mars 2022, les FAC ont publié l’Instruction du chef du personnel militaire des Forces canadiennes 01/22 (Modification d’un lieu de service et de l’utilisation des affectations pour permettre le travail à distance) Note de bas de page 20  qui établit le cadre des autorisations requises dans les FAC relativement aux affectations permettant le travail à distance et le télétravail durant un maximum de deux ansNote de bas de page 21 .

Le 14 juin 2022, le gouvernement du Canada a annoncé que l’obligation vaccinale qui s’appliquait à l’administration publique centrale, y compris la GRC, était suspendue à compter du 20 juin 2022. Durant cette suspension, les membres du personnel n’étaient pas tenus d’être vaccinés comme condition d’emploi. Les gestionnaires devaient communiquer avec les membres de leur personnel qui étaient en congé sans solde en raison de leur refus de respecter la politique afin d’organiser leur retour à leurs fonctions habituellesNote de bas de page 22 .

Le 16 juin 2022, les FAC ont publié un message dans lequel elles constataient la suspension de la politique sur la vaccination destinée à la fonction publique, et déclaraient être en train d’évaluer la nécessité de modifier les directives du CEMD sur la vaccination contre la COVID-19. Le message mentionnait aussi que, durant cette évaluation, les directives demeureraient en vigueur jusqu’à nouvel ordre.

Le 11 octobre 2022, les FAC ont publié la Directive 003 du CEMD sur la vaccination contre la COVID-19 (« Directive 003 »)Note de bas de page 23 . Cette nouvelle directive remplace toutes les directives antérieures concernant la vaccination et met fin, à partir du 11 octobre 2022, à l’ordre de vaccination obligatoire qui touchait tous les militaires (sauf ceux qui bénéficiaient d’un accommodement). Cette directive prévoit que dorénavant l’obligation de se faire vacciner contre la COVID-19 dépendra des besoins opérationnels. La vaccination reste obligatoire pour travailler dans certains postes et pour participer à certaines opérations. Cette exigence vise les missions et tâches à disponibilité opérationnelle élevée, celles susceptibles de faire partie d’un déploiement et celles jugées fondamentales durant lesquelles l’apparition d’une maladie engendrerait un risque pour la personne touchée ainsi que pour la mission. La Directive 003 énonce que les meilleures données scientifiques indiquent que la série de vaccins primaires contre la COVID-19 protège contre la forme grave de la maladie, diminue les risques d’hospitalisation et diminue la probabilité d’événements qui risqueraient d’avoir une incidence élevée sur les opérations et d’exiger une évacuation médicale. Cette directive mentionne que la vaccination n’est plus une condition à remplir lors de l’enrôlement. Enfin, selon la Directive 003, il est encore exigé que les militaires fournissent une attestation de leur statut vaccinal au moyen du système LCM - Gestion SSAM.

La Directive 003 du CEMD mentionne que les militaires qui n’ont pas reçu la série de vaccins primaires n’ont plus besoin de mesures d’adaptation, mais ils pourraient ne pas être autorisés à exécuter certaines tâches. Elle encourage tous les membres des FAC à être entièrement vaccinés et à veiller à ce que leurs vaccins soient à jour. La Directive 003 exige que les militaires qui font partie de certaines unités ou qui occupent certains postes soient vaccinés, notamment les militaires se joignant à des unités à disponibilité opérationnelle élevée et les militaires qui pourraient être envoyés dans des régions isolées où il y a peu d’accès aux soins de santé ou dans des secteurs où la vaccination est exigée pour pouvoir y entrer. La vaccination contre la COVID-19 n’est plus obligatoire pour le reste du personnel.

La Directive 003 énonce que le changement apporté à la politique des FAC sur la vaccination n’a pas d’effet rétroactif. Ainsi, dans un cas où un examen administratif a eu lieu et qu’une décision de libération a été rendue, celle-ci sera exécutée. Cependant, si une décision de libération n’a pas encore été rendue, le dossier sera fermé. De plus, dans l’éventualité où un militaire a une mesure corrective dans son dossier, celle-ci y demeurera comme une preuve de refus de se conformer à un ordre légitime; cependant, si une période de surveillance est en cours, elle prendra fin. Un militaire, qui occupe un poste ou des fonctions qui exigent la vaccination, mais qui n’a pas obtenu la série de vaccins primaires (et décide de ne pas le faire), sera envoyé à une unité ou à un rôle qui est désigné comme n’exigeant pas la vaccination (paragraphe 14(d)). La Directive 003 mentionne que la politique sera revue et mise à jour selon l’évolution de la pandémie. Enfin, cette directive ordonne l’examen du CANFORGEN 012/22 et l’étude de la possibilité de l’annuler parce que, selon ce CANFORGEN, les dispositions de la DOAD 5019-2 (Examen administratif) ne s’appliquent pas aux militaires qui sont libérés en raison de la politique des FAC sur la vaccination.

Position des Forces armées canadiennes

Vice-chef d’état-major de la défense

Afin d’étudier la question de la constitutionnalité des dispositions contestées des directives du CEMD, le Comité externe d’examen des griefs militaires (Comité) a communiqué avec les FAC pour comprendre quelles informations et considérations avaient joué un rôle dans l’élaboration de leur approche, notamment concernant les militaires qui refusent la vaccination. Le Comité a expliqué qu’il avait reçu plusieurs griefs de militaires qui contestaient la constitutionnalité des directives du CEMD sur la vaccination contre la COVID-19, en particulier les dispositions relatives aux militaires « réticents » à la vaccination. Le Comité a aussi expliqué que plusieurs plaignants et plaignantes avaient fait valoir que la vaccination obligatoire comme condition de maintien d’emploi (sans que d’autres considérations soient prises en compte) portait atteinte à leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Dans sa réponse au Comité, la Vice-chef d’état-major de la défense (VCEMD), qui était désignée comme représentante du Bureau de première responsabilité selon la Directive 002 du CEMD, a expliqué qu’aucun militaire n’avait été forcé à subir un traitement médical. La VCEMD a indiqué que les FAC avaient respecté le droit des militaires de refuser un traitement médical, mais que ce droit était distinct de la perte possible de leur emploi en raison du refus de suivre les ordres du CEMD en matière de vaccination. La VCEMD a expliqué que le but et l’intention de l’Instruction du directeur- Politique de Santé 4030-57 (Instruction 4030-57, Consentement au traitement médical) étaient de permettre aux militaires de décider librement s’ils souhaitaient recevoir un traitement médical, mais que [traduction] « [c]ela ne signifie pas qu’il n’y a pas de conséquences à un refusNote de bas de page 24  ».

Dans ses commentaires, la VCEMD a renvoyé le Comité au mémoire du procureur général dans l’affaire WojdanNote de bas de page 25  concernant la politique de vaccination du gouvernement du Canada ainsi qu’aux affidavits des experts qui ont été présentés par les FAC et par les responsables de la santé publique. Le Comité a réuni tous ces documents comme faisant partie de la position des FAC.Note de bas de page 26  Dans le cadre de l’affaire Wojdan, le procureur général a soutenu que la politique fédérale ne concernait pas la sécurité de la personne des fonctionnaires, car ils n’étaient pas forcés de se faire vacciner. Il a présenté la distinction suivante : [traduction] « La situation exige plutôt qu’ils choisissent entre, d’une part, l’acceptation de la vaccination et le maintien de leur source de revenus, et, d’autre part, le refus de la vaccination et la perte de leur source de revenus ». Le procureur général a aussi affirmé que les droits économiques ou les droits relatifs aux biens ne sont pas, généralement, protégés par l’article 7 de la Charte, et a indiqué que la protection ne s’étend pas aux conséquences économiques subies par la partie appelante si elle décide de ne pas se faire vaccinerNote de bas de page 27 .

La VCEMD a expliqué qu’il avait été ordonné aux FAC d’imposer une politique de vaccination obligatoire équivalente à celle que le gouvernement du Canada qui s’appliquait aux fonctionnaires et aux membres de la GRC. Selon la VCEMD, les FAC n’ont pas été en mesure de placer les militaires récalcitrants en congé sans solde. En effet, le chapitre 8 du Manuel sur les politiques régissant les congés des FAC empêche le CEMD d’ordonner que des militaires soient placés en congé sans solde. La VCEMD a précisé que les FAC n’avaient pas eu le temps de modifier ce manuel compte tenu des délais (qu’elles devaient suivre) prévus dans la politique sur la vaccination du gouvernement du Canada. Par ailleurs, la VCEMD a ajouté que le fait de retirer certains militaires de leurs fonctions, conformément à l’article 19.75 des ORFC signifieraient que les FAC devraient continuer à les payer [traduction] « ce qui irait à l’encontre du but recherché par l’option [du congé sans solde] appliquée aux fonctionnaires ».

La VCEMD a mentionné que [traduction] « les FAC avaient étudié toutes les avenues possibles lorsqu’elles avaient voulu trouver la méthode la plus efficace pour respecter la directive donnée aux fonctionnaires par le gouvernement du Canada ». Elle a constaté que les fonctionnaires qui ne respectaient pas cette directive étaient placés en congé sans solde et il était entendu que, en fin de compte, ils seraient licenciés. La VCEMD a précisé que, tant qu’il n’y aura pas eu de modifications apportées à la directive du gouvernement du Canada, les FAC continueront de s’y conformer. Selon la VCEMD, il ne faudrait pas s’attendre à ce qu’une éventuelle modification apportée à la politique des FAC sur la vaccination contre la COVID-19 s’applique rétroactivement; de plus, les conséquences du non-respect de cette politique continueront d’avoir effet aussi longtemps que des modifications n’y seront pas apportées.

Directeur général – Plans, État-major interarmées stratégique

Le Comité a demandé des précisions au directeur général – Plans, État-major interarmées stratégique (DG Plans) qui est responsable de l’élaboration et de l’application des directives du CEMD. Le Comité souhaitait évaluer si les FAC avaient envisagé d’autres options, à part celle d’ordonner à tous les militaires de se faire vacciner s’ils voulaient garder leur emploi. Le Comité a demandé si les FAC avaient étudié la possibilité de maintenir en poste les militaires « réticents » en mettant en place des solutions de rechange et certaines restrictions, comme cela avait été fait dans le cas des militaires non vaccinés qui ont bénéficié d’un accommodement. Le DG Plans a répondu ce qui suit :

[Traduction] Non. Le CEMD a expliqué clairement dans sa politique qu’il était important de se faire vacciner pour protéger l’organisation, et que des données médicales sérieuses justifiaient l’application obligatoire de cette politique à tous les militaires sans exception. Comme dans le cadre d’autres politiques, un processus d’accommodement a été mis en place pour les militaires ayant des problèmes de santé déclarés préalablement qui les empêchaient de respecter la politique même s’ils auraient voulu le faire. Cela dit, le fait d’être « réticent » à la vaccination n’a jamais été considéré comme une option, et la politique a même prévu que la vaccination contre la COVID-19 était une condition permanente d’embauche à remplir lors de l’enrôlement Note de bas de page 28 .

Dans un affidavit déposé dans le cadre de l’affaire Neri Note de bas de page 29 , le DG Plans a présenté des explications sur le contenu des directives du CEMD sur la vaccination contre la COVID-19 dont il était responsable. Il a expliqué que, avant l’avènement de la vaccination contre la COVID-19 au Canada, les FAC avaient réussi, grâce à l’application diligente des mesures de santé publique, à instaurer un environnement de travail sûr où il y avait peu de transmission du virus. La stratégie des FAC était en grande partie fondée sur les mesures de santé publique, notamment la distanciation physique, le port du couvre-visage, le lavage des mains et la mise en place d’un modèle de travail dispersé (une combinaison de travail à la maison et de présence au lieu de travail) ou de télétravail lorsque cela était faisable sur le plan opérationnel. En ce qui a trait à la dernière mesure, le DG Plans a expliqué que la pandémie avait démontré que beaucoup de tâches pouvaient être accomplies en mettant en place un milieu de travail dispersé et du télétravail. Cependant, il a aussi ajouté que de nombreuses tâches des FAC ne pouvaient pas être effectuées adéquatement de cette manière. Selon le DG Plans, certains militaires qui travaillent dans des missions critiques ou qui accomplissent leurs fonctions dans un environnement où la distanciation physique est impossible peuvent être obligés de prendre des mesures de sécurité additionnelles (par exemple, subir un test de dépistage contre la COVID-19). Il a fait état de la contribution des FAC lors des mesures prises par le gouvernement du Canada pour faire face à la COVID-19, et lors des opérations entourant le lancement de la vaccination.

En ce qui concerne la vaccination, le DG Plans a expliqué que les FAC avaient encouragé ses membres à se faire vacciner une fois que Santé Canada avait approuvé l’utilisation de quatre vaccins contre la COVID-19 au Canada. Selon le DG Plans, le système de santé des FAC a obtenu, entre avril et juin 2021, une certaine quantité de vaccins contre la COVID-19 pour vacciner toutes les personnes qui bénéficiaient du régime de soins de santé de l’organisation. Par ailleurs, la campagne de vaccination contre la COVID-19 a été une réussite : 91 % de ses membres étaient vaccinés (plus un 2 % additionnel de militaires qui étaient partiellement vaccinés) au début d’octobre 2021. Ce taux de vaccination a permis d’atteindre un niveau élevé de protection de l’organisation, d’atténuer certaines mesures de santé publique à quelques endroits et de favoriser le commencement de la reconstitution des FAC. Le DG Plans a mentionné que, lorsque cela est possible, les FAC ont une obligation générale de veiller à la santé et à la sécurité de ses membres à leur lieu de travail. Il a précisé que l’élaboration de la politique des FAC sur la vaccination était fondée sur des données scientifiques (qui demeurent évolutives) fournies par l’ASPC. Enfin, le DG Plans a rappelé que la vaccination est un outil important qui est complémentaire aux mesures de santé publique recommandées, mais qui ne les remplace pasNote de bas de page 30 .

Agence de la santé publique du Canada

L’ASPC était d’avis que les vaccins contre la COVID-19 étaient essentiels pour améliorer le fonctionnement de la société et atteindre une immunité collective. Les données scientifiques indiquent que les vaccins sont très efficaces pour prévenir la forme grave de la maladie, pour diminuer les risques d’hospitalisation et pour diminuer les risques de mort causés par la COVID‑19, et que le nombre d’éclosions diminue plus la couverture vaccinale augmente au sein de la population. 

Une ébauche de rapport de l’ASPC en date du 17 août 2021 mentionne ce qui suitNote de bas de page 31  :

[Traduction] Les études de modélisation et les études prévisionnelles les plus récentes indiquent que, compte tenu de la couverture vaccinale actuelle (même si elle est très bonne), la capacité des régimes de soins de santé pourrait être dépassée durant la présente vague [quatrième vague]. Pour atténuer cette possibilité, il faudrait qu’au moins 80 % de la population générale admissible soit entièrement vaccinée. Toutefois, à la mi-août 2021, le pourcentage de la population générale admissible ayant obtenu globalement 2 doses de vaccins était de 71,3 %, et le pourcentage des groupes d’âge inférieurs était beaucoup plus faible (il était de 51 % dans le groupe des 18-29 ans) […].

Le fait de ne pas être vacciné est devenu un facteur de risque d’hospitalisation important. Depuis le 1er mai 2021, le taux d’hospitalisation liée à la COVID-19 des groupes de personnes non vaccinées est grandement supérieur au taux pour les groupes de la population dont les personnes sont entièrement ou partiellement vaccinées. […]

Actuellement, les personnes non vaccinées ont un risque accru d’infection et de complications graves en cas d’infection. La propagation du virus dans les zones à faible couverture vaccinale représente un risque constant d’apparition de nouveaux variants ou de remplacement par ceux-ci.

Au sujet des risques de transmission du virus, ce rapport indique que des études antérieures avaient démontré que la vaccination aidait à réduire la transmission puisque les personnes vaccinées étaient [traduction] « moins contagieuses »Note de bas de page 32 . Cependant, l’affidavit fait état d’études récentes concernant le variant Delta qui démontrent que [traduction] « la charge virale dans des cas d’infection après la vaccination (personnes entièrement vaccinées) pourrait être aussi élevée que dans des cas de personnes non vaccinées ». Le rapport de l’ASPC mentionne aussi que les avantages de la vaccination surpassent les risques de sécurité lorsque l’on compare ces avantages par rapport aux effets secondaires possibles. L’ASPC recommande fortement que tous les Canadiens et Canadiennes admissibles reçoivent une vaccination complète dès que possible. Le rapport de l’ASPC explique aussi que les lieux de travail sont des endroits propices aux éclosions, en particulier dans les endroits où il est difficile d’assurer une distanciation physique, où il n’est pas possible de travailler à distance et où l’application des mesures de santé publique a été ardue. Selon l’ASPC, on a réussi dans plusieurs lieux de travail à atténuer la transmission en instaurant des mesures efficaces de contrôle des infections. De plus, l’ASPC explique que la vaccination, lorsqu’elle est associée à d’autres mesures (port du couvre-visage, lavage des mains, bonne ventilation à l’intérieur, distanciation physique et évitement des foules), peut protéger la santé et le bien-être des membres du personnel.

Au sujet de la mise en œuvre d’une politique sur la vaccination obligatoire, l’ébauche de rapport de l’ASPC, qui a été citée par les FAC dans leur réponse au Comité, énonçait ce qui suit :

[Traduction] La participation à la vaccination a atteint un plateau et d’autres pays font face à ce même problème. Pour stimuler la participation à la vaccination, un nombre croissant de pays, de même que de provinces et de territoires, instaurent ou envisagent d’instaurer la vaccination obligatoire ou un passeport vaccinal pour des secteurs particuliers. Les répercussions de ces politiques de vaccination sur la participation à la vaccination seront mieux connues au courant de leur mise en œuvre.

Au sujet des vaccins autres que ceux contre la COVID-19, il y a des cas où la vaccination est obligatoire et cela peut être efficace pour accroitre la participation à la vaccination. Cette stratégie est surtout efficace dans le cas de personnes qui sont insouciantes ou qui ne priorisent pas la vaccination dans leur vie quotidienne. D’autres stratégies fondées sur le dialogue sont efficaces pour motiver les personnes qui sont hésitantes. La combinaison de plusieurs stratégies est ce qu’il y a de plus efficace pour améliorer la participation à la vaccination.

[…] La présente situation démontre l’importance de continuer les efforts pour augmenter la participation à la vaccination au Canada afin d’atteindre la vaccination complète d’au moins 80 % des personnes de tous les groupes d’âge admissibles, surtout compte tenu du fait que le variant Delta est beaucoup plus contagieux que les précédentes souches ou précédents variants en circulation au Canada, et qu’une vaccination complète à deux doses d’un vaccin contre la COVID-19 offre une bonne protection contre le variant.

À l’époque de ce rapport, on s’attendait à ce que seulement 51,3 % à 73,1% des fonctionnaires fédéraux soient entièrement vaccinés. Le rapport de l’ASPC explique que la vaccination obligatoire dans les garderies, écoles, collèges et universités pourrait augmenter la couverture vaccinale de 18 %. Le rapport indique que l’efficacité de la vaccination obligatoire est affectée par la facilité à obtenir des exemptions et par le niveau de cohérence des mesures d’application; de plus, cette efficacité [traduction] « est moins claire lorsque le taux de référence de vaccination est déjà élevé ». Enfin, le rapport de l’ASPC précise qu’une politique sur la vaccination obligatoire comprend généralement des exemptions et n’exige pas l’exclusion des personnes non vaccinées, sauf en cas d’éclosion.

Santé Canada

Dans un autre affidavit déposé dans le cadre de l’injonction dans l’affaire Neri, la directrice générale de la Direction des médicaments biologiques et radiopharmaceutiques (Direction générale des produits de santé et des aliments à Santé Canada) a présenté des informations sur le processus d’élaboration et d’approbation des vaccins contre la COVID-19Note de bas de page 33 . Elle a expliqué le fonctionnement des vaccins à ARN messager et elle a réitéré que les avantages associés aux vaccins autorisés dépassaient les risques d’effets secondaires signalésNote de bas de page 34 . La directrice générale a aussi expliqué que les études ont révélé que le virus était le plus fréquemment transmis lorsque des personnes ont des contacts étroits avec d’autres personnes contaminées (que ces dernières aient ou non des symptômes) et que la plupart des cas de transmission survenaient à l’intérieur. La vulnérabilité face à la maladie de la COVID-19 dépend de facteurs individuels, sociaux et professionnels; en effet, le personnel de la santé et le personnel des services d’urgence qui ont beaucoup de contacts sociaux, ainsi que les personnes qui voyagent par affaires à l’étranger ont une plus grande vulnérabilitéNote de bas de page 35 . Enfin, la directrice générale a indiqué que l’intervention canadienne de lutte contre la pandémie de COVID-19 et les mesures de relance avaient pour objectifs de diminuer le plus possible les cas graves et les décès ainsi que de réduire au minimum les perturbations sociétales, et ce, en utilisant une approche de gestion fondée sur l’évaluation des risques. Pour maximiser les mesures d’atténuation, il convient de superposer plusieurs mesures visant à réduire le risque de propagation de la COVID-19.

Par ailleurs, la directrice générale a expliqué, dans son affidavit, qu’il est raisonnable de prendre des mesures actives pour maitriser la propagation du virus. Par exemple, si le gouvernement du Canada prend des mesures pour réduire la propagation potentielle du virus de la COVID-19 dans ses bureaux et installations, il se trouve à protéger les Canadiens et Canadiennes, y compris ceux et celles qui sont à son emploi. Ces mesures permettront de réduire le poids que font peser les personnes atteintes de la COVID-19 sur les systèmes provinciaux de soins de santé aigus et urgents. De plus, le gouvernement du Canada va assurer le maintien des activités, malgré le risque de transmission continue de la COVID-19, en réduisant les chances de transmission dans ses bureaux et installations.

Analyse

Le Comité a reçu de nombreux griefs dans lesquels les plaignants et plaignantes contestent la légalité des directives du CEMD sur la vaccination contre la COVID-19, et leur application. Comme il l’a été mentionné précédemment, le 11 octobre 2022, les directives antérieures du CEMD ont été remplacées par la Directive 003 du CEMD, laquelle a réduit considérablement le champ d'application de la politique des FAC sur la vaccination. À titre de précision, le Comité n’examine pas le contenu de la Directive 003 pour le moment. Le Comité examine plutôt la constitutionnalité des directives précédentes du CEMD, soit la première directive, la Directive 002 et la Directive 002 amendée, puisque leurs conséquences sont toujours valides et applicables pour la plupart des plaignants et plaignantes. En effet, les mesures correctives qui ont déjà été imposées demeurent à leur dossier et les processus de libération entamés se poursuivent. L’analyse dans la présente annexe est pertinente dans la majorité des griefs sur le sujet de la vaccination dont est saisi le Comité. Mentionnons que le but de la présente annexe, qui aborde la question commune posée dans tous ces griefs, est d’assurer une certaine cohérence et clarté lors de l’examen de griefs similaires, ainsi que de simplifier le processus d’examen.   

Compétence du Chef d’état-major de la défense pour traiter des questions relatives à la Charte et à la constitutionnalité de la politique

La Charte, au paragraphe 24 (1), prévoit que toute personne dont les droits ou libertés garantis ont été violés ou niés peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir une réparation convenable et juste. Un tribunal compétent est celui qui a compétence pour accorder une réparationNote de bas de page 36 . Le principe sous-jacent est que « les Canadiens doivent pouvoir faire valoir les droits et libertés que leur garantit la Constitution devant le tribunal le plus accessible, sans devoir engager des procédures judiciaires parallèles »Note de bas de page 37 .

Dans des griefs antérieurs, le Comité et l’autorité de dernière instance ont abordé des questions relatives aux droits fondamentaux des militaires qui sont protégés par la CharteNote de bas de page 38 . Le paragraphe 18(1) de la Loi sur la défense nationale (LDN) prévoit que le CEMD « assure la direction et la gestion des Forces canadiennes ».

Selon le paragraphe 29 (1) de la LDN, tout officier ou militaire du rang qui s’estime « lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la présente loi ». Les tribunaux ont déclaré que le libellé de l’article 29 de la LDN est un texte « […] le plus large possible […], qui englobe toute formule, toute tournure, toute expression d’injustice, d’iniquité, de discrimination ou de quoi que ce soitNote de bas de page 39  ». Par ailleurs, la Cour fédérale a aussi expliqué que, pour être légal, un ordre du CEMD doit être compatible avec la ConstitutionNote de bas de page 40 .  De plus, même si les directives du CEMD ne sont pas des « règlements » à proprement parlerNote de bas de page 41 , la Charte et ses valeurs s’appliquent aux politiques d’application générale qui ont une force exécutoire, et aux décisions administrativesNote de bas de page 42 .

Récemment, la Cour fédérale a réitéré le principe voulant que les membres des FAC doivent aller au bout du processus de règlement des griefs avant d’entreprendre un autre recours. Elle a déclaré que les demandes fondées sur la Charte, visant à contester les directives du CEMD sur la vaccination contre la COVID-19, peuvent être prises en compte au cours de la procédure de règlement des griefsNote de bas de page 43 . Par ailleurs, bien que son pouvoir d’accorder un dédommagement financier soit limité, le CEMD a le pouvoir d’annuler et de modifier les directives sur la vaccination, et ce, conformément au paragraphe 52(1) de la ConstitutionNote de bas de page 44 , s’il les juge inconstitutionnelles. Le CEMD peut également annuler des mesures correctives, annuler des décisions concernant la libération d’un militaire et ordonner le réenrôlement de militaires, lorsque cela est possible. Par conséquent, je conclus que le CEMD a compétence pour examiner si la politique des FAC sur la vaccination est constitutionnelle.

Intérêts protégés selon l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés

Pour démontrer qu’il y a eu atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de la personne, la situation d’un plaignant ou d’une plaignante doit remplir deux critères. Il faut démontrer que : (1) il existe une atteinte à un des trois intérêts protégés (vie, liberté ou sécurité de la personne); et que (2) il n’a pas été porté atteinte à ce droit en conformité avec les principes de justice fondamentaleNote de bas de page 45 . 

Comme l’expliquera l’analyse qui suit, l’ordre du CEMD, selon lequel tous les militaires doivent être vaccinés pour rester à l’emploi des FAC, porte atteinte au droit des plaignants et des plaignantes à la liberté et à la sécurité de la personne qui est protégé par l’article 7 de la Charte.

Droit à la liberté

Le droit à la liberté protège le droit de tout adulte apte à faire ses propres choix en matière de soins de santé et de traitement médical, y compris le choix de refuser la vaccination. Cela dit, la Charte ne protège pas toutes les activités qu’une personne définit comme essentielles à son mode de vieNote de bas de page 46 . Le droit à la liberté protégé par l’article 7 s’applique, généralement, aux affaires du domaine criminel et de l’immigration lorsque l’État impose une restriction à la liberté physique d’une personne au moyen de l’emprisonnement ou de la déportationNote de bas de page 47 . Cependant, le droit à la liberté ne se limite pas à une simple absence de restriction à la liberté physiqueNote de bas de page 48 . Le droit à la liberté protège aussi l’autonomie individuelle et la dignité d’une personne, y compris le droit de faire des choix très privés comme celui d’accepter ou de refuser un traitement médicalNote de bas de page 49 . Les tribunaux ont reconnu un droit en « common law » qui permet aux patients et patientes de ne pas consentir à un traitement médical ou de demander, en cours de traitement, l’arrêt ou la suspension de ce traitement. Les tribunaux ont conclu que ce droit était protégé même dans des cas où les soins de santé ou le traitement médical auraient été bénéfiques pour la santé de la personne visée et où le refus allait probablement entrainer la mortNote de bas de page 50 .

Les ordres et directives du CEMD imposent la vaccination contre la COVID-19, comme faisant partie des conditions du service militaire, à tous les membres des FAC, à moins qu’ils puissent démontrer qu’ils sont « incapables » de se faire vacciner en se fondant sur un des motifs de distinction illicite. Les militaires qui ne se conforment pas à la politique sur la vaccination sont considérés comme ayant contrevenu au Code d’éthique des FAC et du MDN parce qu’ils ont refusé de suivre un ordre. Dans ces cas, les directives du CEMD ordonnent à la C de C d’imposer des mesures correctives et d’entamer une procédure de libération sans l’examen d’autres considérations à part celle du refus du militaire visé de se faire vacciner malgré l’imposition d’une mesure corrective durant 14 jours.

Dans l’affaire Lavergne-PoitrasNote de bas de page 51 , la Cour a conclu qu’il est possible « d’affirmer que le fait d’imposer une condition d’emploi qui touche au droit à la liberté ou à la sécurité de la personne peut constituer une atteinte à ce droit aux fins de l’analyse de l’article 7 ». Dans une décision récente, la Cour supérieure du Québec a aussi conclu que l’exigence de la vaccination imposée par le ministre de Transport Canada mettait en cause le droit à la liberté et à la sécurité des membres du personnel. La Cour n’a pas accepté l’argument du procureur général du Canada selon lequel les personnes visées (soit les membres du personnel) n’étaient pas contraintes à être vaccinées, et elle a déclaré que « [c]ertes, on ne leur impose pas le traitement et elles conservent théoriquement le choix de l’accepter ou non. Mais les conséquences d’un refus sont telles que ce choix n’en est pas véritablement unNote de bas de page 52  ». Dans certaines décisions, des arbitres ont aussi convenu que l’obligation imposée aux membres du personnel de se faire vacciner pour conserver un emploi mettait en cause leur intégrité physique, y compris leur droit de prendre des décisions en matière de traitement médicalNote de bas de page 53 . Par conséquent, je conclus que l’ordre donné (au moyen des directives du CEMD) aux militaires de se faire vacciner s’ils souhaitent rester à l’emploi des FAC met en cause le droit à la liberté des plaignants et plaignantes de prendre leurs propres décisions en matière de traitement médical.

Droit à la sécurité de la personne

Le droit à la sécurité d’une personne protège son intégrité physique et psychologique. Comme le droit à la liberté, le droit à la sécurité de la personne garantit l’intégrité physique d’une personne de même que sa dignité et son autonomie ce qui comprend le droit d’interrompre ou de refuser des soins médicauxNote de bas de page 54 . Il y a une atteinte au droit à la sécurité d’une personne si l’État s’ingère dans l’intégrité physique ou psychologique de cette personne. Mentionnons que l’article 7 ne protège pas le droit de pratiquer une profession réglementée ni le droit d’exploiter un commerce, lesquels sont décrits comme « des intérêts purement économiques ». À ce sujet, les tribunaux ont rejeté des réclamations selon lesquelles une disposition réglementaire contestée avait occasionné un stress ou de l’anxiété à un point tel qu’elle portait atteinte au droit à la sécurité de la personne. Les tribunaux ont conclu que, dans ces cas, les intérêts en cause étaient purement économiques et n’étaient pas protégés par la CharteNote de bas de page 55 .  

Les tribunaux ont reconnu le stress et l’anxiété découlant de la possibilité de voir sa carrière professionnelle prendre fin, mais ils ont conclu que ce n’était pas le type de souffrance qui était protégé par le droit à la sécurité de la personne. Cela étant dit, la Cour suprême du Canada a déclaré que : « Cela ne signifie pas cependant qu’aucun droit comportant un élément économique ne peut être visé par l’expression « sécurité de sa personneNote de bas de page 56  ». La Cour suprême a laissé entendre que le droit à la sécurité de la personne pouvait offrir une protection contre les atteintes aux droits économiques qui sont fondamentaux à la survie de la personne. Une distinction semble être faite entre la réglementation des activités économiques qui peuvent avoir pour effet de limiter les profits ou les revenus (alors l’article 7 n’est pas en jeu) et la privation complète d’un moyen de subsistance (l’article 7 peut alors être en cause)Note de bas de page 57 . 

Dans Syndicat des métallos qui concernait la constitutionnalité des politiques sur la vaccination de Transport Canada, la Cour a énoncé que les déclarations des membres du personnel démontraient la gravité de l’atteinte et que l’« [o]n aurait tort de minimiser ou de banaliser la pression ainsi causée » par la menace de la perte d’emploiNote de bas de page 58 . La Cour a conclu que la vaccination obligatoire mettait en jeu le droit à la sécurité de la personne des membres du personnel. Mentionnons qu’un préjudice imminent est suffisant pour justifier une demande fondée sur l’article 7Note de bas de page 59 .

Les conséquences du refus des militaires qui sont « réticents » à la vaccination touchent à leur capacité de gagner leur vie ainsi qu’à leur intégrité physique et psychologique, et portent donc atteinte à leur droit à la sécurité de la personne. Ceci est particulièrement vrai dans le cas où les directives du CEMD s’appliquent à des militaires qui sont engagés dans un processus de libération pour des raisons de santé et qui ne sont plus aptes à être déployés, ce qui comprend des militaires qui sont en période de transition. Certains plaignants et certaines plaignantes, qui étaient dans cette situation, ont fait valoir qu’ils s’étaient tout à coup retrouvés sans résidence et sans accès à des soins de santé après avoir été subitement libérés des FAC en raison de leur refus de se faire vacciner contre la COVID-19. Considérant ce qui précède, je conclus qu’il y a eu atteinte au droit à la sécurité de la personne des plaignants et plaignantes dans certains cas.

Conclusion

Après un examen de la jurisprudence, je conclus qu’il y a eu une atteinte à deux des trois intérêts protégés par l’article 7 de la Charte, ce qui est suffisant pour poursuivre l’analyse en vertu de l’article 7. La vaccination obligatoire comme condition pour rester à l’emploi des FAC porte atteinte au droit à la liberté des plaignants et plaignantes, et les conséquences du non-respect des directives peuvent aussi porter atteinte au droit à la sécurité de la personne de certains plaignants et de certaines plaignantes. Cela dit cette atteinte aux droits n’est acceptable que si elle est faite en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Principes de justice fondamentale dans le cadre de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés

Les droits protégés par l’article 7 de la Charte ne sont pas absolus et peuvent être limités en conformité avec les principes de justice fondamentale, notamment d’une manière qui n’est pas arbitraire, de portée excessive ou disproportionnée. Les tribunaux ont constaté que ces trois principes requièrent d’examiner si un lien rationnel existe entre la politique (ou la règle) contestée et son effet sur la personne concernée. Le caractère arbitraire, la portée excessive et la disproportion exagérée d’une mesure peuvent tous les trois être établis en fonction de l’effet sur une seule personne. De plus, si on en vient à la conclusion qu’il y a eu atteinte à au moins un de ces principes, il est alors possible d’entamer une analyse selon l’article premier de la CharteNote de bas de page 60 .

Le caractère arbitraire

On considèrera qu’une politique (ou une règle) est arbitraire si elle n’a pas de lien rationnel avec son objet. Or, la mise en œuvre par les FAC d’une politique sur la vaccination n’est pas en soi arbitraire dans le contexte d’une pandémie mondiale du virus de la COVID-19. En effet, les données scientifiques démontrent que les vaccins contre la COVID-19 sont efficaces pour réduire les risques de développer la forme grave de la maladie ou de décéder de cette maladie. D’ailleurs, dans le contexte de la pandémie, la Cour fédérale a déclaré que « […] l’existence d’une politique, telle que la politique des FAC sur la vaccination, ne suffit pas, en soi, à justifier une contestation au titre de l’article 7 de la CharteNote de bas de page 61 . » Compte tenu de la gravité de la pandémie de COVID-19, des possibles conséquences d’une infection causée par ce virus, des répercussions sociales et économiques de la pandémie, des conditions inhérentes au service militaire et du rôle de la vaccination pour prévenir la forme grave de la maladie, il existe clairement un lien rationnel entre la mise en œuvre d’une politique sur la vaccination et son objectif de protéger la santé et la sécurité. De plus, il ne fait aucun doute que les militaires des FAC peuvent être appelés à accomplir du service dans diverses conditions et divers endroits, y compris dans des environnements où il y a un risque élevé de transmission de la COVID-19 et d’infection par ce virus. Dans un tel contexte, il est justifié de mettre en place une politique sur la vaccination. La question que doit examiner le Comité est donc celle de savoir si les directives du CEMD imposent des limites et des mesures qui sont bien adaptées et proportionnées à l’objectif.

La Cour fédérale a récemment expliqué qu’une politique peut être jugée arbitraire si elle traite différemment deux groupes de personnes, qui présentent des risques semblables, en faisant en sorte qu’ils ne sont pas assujettis aux mêmes restrictions quant à leur libertéNote de bas de page 62 . Or, dans cette affaire, la Cour a conclu que la différence de traitement entre les deux groupes (il s’agissait de voyageurs) était justifiée compte tenu des données scientifiques qui démontraient que ces groupes ne présentaient pas le même niveau de risque de transmission du virus de la COVID-19. La Cour a pris en compte des éléments de preuve qui démontraient que les voyageurs par voie aérienne avaient plus de chance de prendre le transport en commun vers leur lieu de résidence (ce qui augmentait le risque de transmission) alors que la plupart des voyageurs arrivant aux frontières terrestres conduisaient leur propre véhicule pour se rendre directement à leur résidence (ce qui entrainait peu de contacts avec d’autres personnes).

Les directives du CEMD traitaient, elles aussi, deux groupes de personnes différemment : les militaires non vaccinés qui sont « incapables » de se faire vacciner, et les militaires non vaccinés qui sont « réticents » à se faire vacciner. Les militaires qui étaient réticents à la vaccination ont fait l’objet de mesures administratives qui ont même mené à la libération, alors que les militaires jugés incapables de se faire vacciner ont bénéficié de solutions de rechange (travail à distance, télétravail, tests de dépistage, choix d’un autre lieu de travail ou d’un autre horaire de travail). Les directives du CEMD de même que les FAC n’ont pas expliqué la raison pour laquelle ces solutions de rechange ne pouvaient pas être offertes aux militaires réticents et étaient réservées aux militaires qui pouvaient démontrer que leur refus de se faire vacciner était fondé sur un des motifs de distinction illicite. Les FAC ont prétendu qu’elles devaient respecter l’obligation d’offrir des accommodements, conformément à la LCDP, et que le fait pour un militaire de se dire réticent à la vaccination n’avait jamais été considéré comme une option. Or, ces arguments sont insuffisants, car ils ne démontrent pas en quoi la différence de traitement entre ces deux groupes était liée à l’objet de la politique sur la vaccination. Les FAC n’ont pas présenté de données scientifiques ou de raisons opérationnelles qui démontraient de quelle façon la différence de traitement entre ces deux groupes était liée à l’objet de la politique sur la vaccination, ou qui démontraient la raison pour laquelle l’organisation offrait des accommodements uniquement aux militaires incapables de se faire vacciner. Ainsi, je conclus que la politique des FAC sur la vaccination n’était pas en soi arbitraire; cependant, je conclus que la différence de traitement entre les militaires « incapables » et les militaires « réticents », lors de la mise en œuvre de la politique, était arbitraire.

La portée excessive

Pour éviter d’être de portée excessive, une politique doit être conçue en utilisant des moyens raisonnables qui portent atteinte le moins possible au droit en cause (c’est-à-dire en choisissant parmi les options raisonnables existantes), et ce, en vue d’atteindre les objectifs fixés par la politique. Une politique est de portée excessive lorsqu’elle inclut une mesure qui n’a pas de rapport avec l’objet recherché : on considère alors que la politique est en partie arbitraire. Une politique sera aussi jugée comme étant de portée excessive lorsqu’il n’y a pas de lien rationnel entre le but et certaines de ses répercussions (mais pas toutes). Cela peut se produire lorsqu’un État utilise des moyens excessifs pour atteindre l’objectif et que seulement certains effets de la politique sont arbitrairesNote de bas de page 63 .

Par ailleurs, on peut se demander quelles sont les raisons fournies par les FAC pour justifier l’obligation que tous les militaires se fassent vacciner dans un délai de 14 jours pour rester à l’emploi des FAC (indépendamment de leurs tâches, du lieu de travail, de leur profession). Dans la jurisprudence en droit de l’emploi, le cadre d’analyse de base, qui est utilisé pour évaluer le caractère raisonnable des politiques sur la vaccination, est fondé sur [traduction] « une approche qui accorde une grande importance au contexte et qui propose une pondération des intérêts qui varieront d’un lieu de travail à l’autre et qui évolueront au gré de l’évolution de la situationNote de bas de page 64  ». Dans certaines décisions arbitrales, des arbitres ont conclu que la vaccination obligatoire était raisonnable lorsqu’elle était nécessaire pour réduire les risques d’absentéisme et ses effets sur les opérations essentielles. Les employeurs ont alors dû démontrer qu’il y avait eu une perturbation importante de leurs opérations en raison des éclosions et de la contamination parmi leur personnel qui travaillait dans des environnements à risque élevé, comme des écoles ou des établissements de soins de longue duréeNote de bas de page 65 . Cependant, dans certaines décisions, des arbitres ont conclu que la vaccination obligatoire était déraisonnable dans le cas où les membres du personnel étaient majoritairement en télétravail, travaillaient dehors ou travaillaient dans un environnement où il y avait peu de transmission et peu d’infection sur le lieu de travailNote de bas de page 66 . Par ailleurs, les informations de Santé Canada et de l’ASPC, sur lesquelles se sont fondées les FAC lors de l’élaboration de la politique sur la vaccination, démontrent que le virus est le plus fréquemment transmis lorsque des personnes ont des contacts étroits avec d’autres personnes contaminées (que ces dernières aient ou non des symptômes), que la plupart des cas de transmission surviennent à l’intérieur et que la vulnérabilité face à la maladie de la COVID-19 dépend de facteurs individuels, sociaux et professionnels; en effet, le personnel de la santé et le personnel des services d’urgence qui ont beaucoup de contacts sociaux ont une plus grande vulnérabilité.

Ce qui est particulier dans le cas des FAC, c’est que ses membres pourraient, selon leur profession, leur lieu de travail ou leurs fonctions, être exposés à certains ou à tous ces environnements à des degrés divers à différents moments de leur carrière. Dans un tel contexte, il semble donc que, en matière de vaccination, une approche fondée sur un modèle unique est trop simpliste. La jurisprudence explique qu’il n’est pas justifié de rédiger une politique dont les dispositions ont une portée excessive afin de faciliter leur application si elles privent de sa liberté une seule personne d’une manière qui ne sert pas l’objet viséNote de bas de page 67 . Puisque les militaires des FAC travaillent dans une grande variété de professions, de lieux de travail et de situations, l’ordre de vaccination obligatoire, donné à tous les militaires s’ils souhaitaient rester à l’emploi de l’organisation, affectait certains militaires d’une manière qui n’avait aucun lien rationnel avec l’objectif de la politique en cause. Par exemple, ce ne sont pas tous les militaires qui sont aptes à être déployés en tout temps (notamment ceux qui ont temporairement des contraintes à l’emploi pour raisons médicales), malgré l’obligation générale d’être aptes au déploiement. Les FAC embauchent un très grand nombre de personnes et elles offrent déjà diverses mesures d’adaptation et modalités de travail à ses membres avant d’envisager la libération de ceux qui ne respectent plus le principe de l’universalité de service. Cette réalité transparait d’ailleurs dans le texte des directives du CEMD sur la vaccination puisqu’on y indique que les militaires qui sont « incapables » de se faire vacciner bénéficient de mesures d’accommodement et peuvent rester à l’emploi des FAC s’ils se soumettent à certaines restrictions et modalités de travail tout en respectant la santé et la sécurité des autres militaires et du public. Compte tenu du taux élevé de vaccination au sein des FAC et de la population canadienne en général, on comprend mal la raison pour laquelle les militaires « réticents » à la vaccination ne pourraient pas, eux aussi, bénéficier de mesures d’accommodement lorsqu’ils exercent leur droit garanti par la Charte de refuser un traitement médical. 

Lorsque les FAC ont lancé leur campagne de vaccination volontaireNote de bas de page 68 , le médecin général des FAC envisageait que la vaccination pourrait être imposée, comme condition à une opération ou à un poste, par les commandants des opérations (après consultation auprès des conseillers médicaux) afin que des militaires puissent travailler dans des environnements à haut risque ou auprès de groupes vulnérables. Une telle exigence visait à protéger les militaires et d’autres personnes, mais aussi à maintenir l’efficacité opérationnelle. Dans un affidavit déposé dans le cadre de l’affaire Neri, le DG Plans a expliqué que, avant l’avènement de la vaccination contre la COVID-19 au Canada, les FAC avaient réussi, grâce à l’application diligente des mesures de santé publique, à instaurer un environnement de travail sûr où il y avait peu de transmission du virus. La stratégie des FAC était en grande partie fondée sur les mesures de santé publique, notamment la distanciation physique, le port du couvre-visage, le lavage des mains et la mise en place d’un modèle de travail dispersé (une combinaison de travail à la maison et de présence au lieu de travail) ou de télétravail lorsque cela était faisable sur le plan opérationnel. Je constate que la Directive 003 du CEMD d’octobre 2022 a pour effet de faire concorder la politique des FAC sur la vaccination contre la COVID-19 avec le Message du médecin général sur le déploiement des vaccins pour les FAC, publié en janvier 2021. Cependant, lorsque les FAC ont mis en œuvre leur politique sur la vaccination en 2021, la vaccination a été imposée à tous les militaires indépendamment de l’environnement où ils accomplissaient leur service.

L’ordre, selon lequel tous les militaires devaient se faire vacciner s’ils souhaitaient rester à l’emploi des FAC, était de portée excessive parce que, notamment, il s’appliquait à des militaires qui accomplissaient déjà, avec succès, leurs fonctions au moyen du travail à distance ou d’une entente de télétravail lorsque cela était faisable sur le plan opérationnel. Cet ordre s’appliquait aussi à des militaires qui étaient en service dans un environnement qui permettait à d’autres militaires non vaccinés de faire un test rapide hebdomadaire avant d’avoir accès au lieu de travail. De plus, la vaccination obligatoire visait également des militaires qui avaient déjà été jugés inaptes au déploiement et qui étaient en processus d’être libérés pour des raisons de santé. Dans ces cas, il est difficile d’établir un lien rationnel entre la vaccination obligatoire et l’objectif de la politique de limiter la propagation du virus de la COVID-19, de réduire la transmission et de minimiser les effets négatifs causés par la pandémie sur la santé publique, sur la société et sur l’économie. Après avoir examiné minutieusement l’interprétation des tribunaux sur le sujet et après avoir pris en considération tous les enjeux complexes soulevés par la pandémie, je dois tenir compte du fait que, pour éviter d’avoir une portée trop large, une politique doit être rédigée méticuleusement de manière à prévoir les moyens les moins contraignants possibles pour atteindre son objectif. Puisque la politique sur la vaccination des FAC s’appliquait à tous les militaires, même ceux qui étaient en processus de libération pour des raisons de santé, je conclus que cette politique était de portée excessive et n’utilisait pas les moyens les moins contraignants lors de sa mise en œuvre.

La disproportion

Les droits protégés par l’article 7 de la Charte peuvent être restreints d’une manière qui n’est pas arbitraire, qui n’a pas de portée excessive et qui n’est pas disproportionnée. Selon la politique des FAC sur la vaccination contre la COVID-19, les militaires ont eu 14 jours pour s’y conformer et pour se faire vacciner contre la COVID-19 (ou prendre les démarches requises pour le faire). Les militaires qui ont refusé la vaccination et étaient « réticents » à respecter la politique ont été assujettis à des mesures correctives en raison de ce qui a été qualifié de manquement à la conduite. Il y avait une progression : au début un avertissement écrit était imposé et si le militaire continuait de refuser la vaccination, il obtenait une mise en garde et surveillance. Les militaires qui ont continué à refuser la vaccination malgré l’imposition de mesures correctives ont fait l’objet d’un examen administratif en vue de mener à leur libération des FAC. Étant donné que les militaires ne pouvaient pas, contrairement aux fonctionnaires, être placés en congé sans solde, on peut se demander si la cessation de leur service était une mesure proportionnée à leur refus de se conformer à la politique sur la vaccination. Par ailleurs, le fait qu’une politique sur la vaccination prévoit la cessation d’un emploi ou d’une période de service militaire ne signifie pas automatiquement que cette politique est disproportionnée. Par exemple, dans certaines décisions arbitrales, des arbitres ont conclu qu’étaient raisonnables les politiques sur la vaccination qui prévoyaient le licenciement des employés non vaccinés qui refusaient de se conformer à une solution de rechange raisonnable à la vaccination (comme celle de passer un test de dépistage)Note de bas de page 69 . De plus, des arbitres en sont venus à la conclusion que les politiques sur la vaccination étaient raisonnables [traduction] « lorsqu’elles prévoyaient que l’imposition de mesures disciplinaires ou le licenciement des membres du personnel était une issue possible, mais évitable en cas de non-conformité », et ce, après une période de congé sans soldeNote de bas de page 70 .  Cependant, des arbitres ont conclu que, compte tenu de l’évolution constante de la situation liée à la pandémie de COVID 19, les politiques qui prévoyaient le licenciement inévitable des membres du personnel non vaccinés étaient déraisonnables. Ces arbitres ont constaté qu’il manquait d’éléments de preuve pour démontrer la nécessité de procéder rapidement à un licenciement alors qu’il existait des solutions de rechange comme le télétravail, la possibilité de réaliser des tests de dépistage ou l’imposition d’une période de congé sans soldeNote de bas de page 71 . Enfin, des arbitres ont précisé que les employeurs devaient démontrer, dans chaque cas, l’existence d’une « juste cause » de licenciement en se fondant sur les circonstances particulières concernées. Le simple fait qu’une personne soit non vaccinée ne justifie pas un licenciement automatique à chaque fois. À mon avis, cette question est aussi pertinente lors de l’analyse, conformément à la Charte, de la proportionnalité de la politique sur la vaccination.

De la même manière, à mon avis, est une mesure disproportionnée, l’ordre donné aux C de C, dans les directives du CEMD, d’imposer des mesures correctives et d’entamer une procédure de libération à l’encontre de tous les militaires non vaccinés « réticents » à la vaccination après l’expiration du délai 14 jours, et ce, sans aucune autre considération. En effet, dans le contexte administratif, la libération des FAC est la mesure administrative la plus grave qu’une C de C peut imposer à un militaire en cas de manquement. Bien que le refus de se conformer à la politique sur la vaccination puisse, dans certains cas, justifier une libération, on ne peut pas conclure qu’un tel refus va chaque fois entrainer une libération fondée sur un manquement à la conduite. En effet, les FAC doivent continuer à démontrer, dans chaque cas, que la décision de libérer le militaire visé est raisonnable, justifiée et conforme aux politiques.

Comme il l’a été expliqué précédemment, l’article 7 de la Charte garantit le droit d’une personne de prendre ses propres décisions en matière de traitement médical. Le fait de considérer que les militaires qui sont « réticents » à la vaccination commettent un manquement à la conduite est en contradiction avec les politiques et déclarations des FAC qui existaient avant la pandémie et qui énonçaient que l’organisation respectait le choix de ses membres en matière de traitement médicalNote de bas de page 72 . Malgré ce fait, la politique des FAC sur la vaccination prévoit la libération de militaires qui ont exercé un droit protégé par la Charte, soit celui de refuser un traitement médical, et cette politique les déclare en contravention avec le Code de valeurs et d’éthique. Il va sans dire que l’on s’attend à ce que les militaires suivent les ordres donnés par la C de C; cependant, il faut que ces ordres respectent les droits protégés par la Charte.

Lors de l’analyse de la proportionnalité, je reconnais la réalité suivante : dès le début, il était convenu que les mesures de santé publique resteraient en vigueur aussi longtemps que la pandémie de COVID-19 continuerait à compromettre la capacité des systèmes de santé et à être une menace réelle à la santé et à la sécurité des Canadiens et Canadiennes. Il était aussi convenu que certaines mesures de santé publique seraient temporaires et seraient assouplies une fois que la situation s’améliorerait. Bien que la politique des FAC sur la vaccination tienne compte, dans une certaine mesure, de cette compréhension des faits (puisque certaines exigences ont été assouplies lors de la publication de la Directive 003 du CEMD), il n’en demeure pas moins que la politique est restée intransigeante envers les militaires réticents à la vaccination. En effet, les FAC ont continué les démarches en vue de leur libération ce qui a entrainé des répercussions presque permanentes sur la vie et sur la source de revenus de ces militaires. Compte tenu de la présente analyse, je conclus que la cessation du service de certains militaires était une mesure disproportionnée par rapport à leur refus de se conformer à la politique sur la vaccination.

Conclusion

Compte tenu de l’analyse effectuée précédemment, je conclus que l’atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de la personne des plaignants et plaignantes, causée par l’application de la politique des FAC sur la vaccination, n’a pas été portée en conformité avec les principes de justice fondamentale parce que cette politique, sur certains aspects, est arbitraire, a une portée excessive et est disproportionnée. Je conclus donc qu’ont été violés les droits des plaignants et plaignantes qui sont protégés par l’article 7.

Est-ce que la violation des droits des plaignants protégés par l’article 7 de la Charte est justifiée selon l’article 1?

Comme il l’a été expliqué précédemment lors de l’analyse de l’article 7 de la Charte, l’article 1 établit que les droits fondamentaux ne sont pas absolus et qu’ils peuvent être restreints par l’État si cela est nécessaire pour atteindre un objectif important et si la restriction apportée est proportionnéeNote de bas de page 73 . Le fardeau de la preuve, en vertu de l’article premier, incombe à l’État et la preuve présentée doit être persuasive. Dans le cadre de l’analyse selon l’article premier, les FAC ont l’occasion de démontrer que sont justifiées les restrictions imposées aux droits protégés par l’article 7. Mentionnons que le but de la mesure attentatoire concernée doit avoir une grande importance et doit être conforme aux principes qui constituent l’essence même d’une société libre et démocratique.

Le critère applicable a été énoncé dans l’arrêt Oakes. L’article 1 s’applique à des restrictions aux droits et libertés qui sont prescrites « par une règle de droit ». Le terme « règle de droit » de l’article 1 comprend une politique d’une entité gouvernementale, qui n’est pas une loi ou un règlement, si cette politique établit une norme d’application générale adoptée par une entité gouvernementale en vertu de son pouvoir de réglementation. La Cour suprême a expliqué que « [l]orsqu’une politique gouvernementale est autorisée par la loi, qu’elle établit une norme générale se voulant obligatoire et qu’elle est suffisamment accessible et précise, il s’agit d’une règle de nature législative qui constitue une « règle de droitNote de bas de page 74  » ». Soulignons que les directives du CEMD sont des « ordres et directives adressés aux Forces canadiennes » qui émanent du CEMD selon le pouvoir qu’il détient en vertu du paragraphe 18(2) de la LDN. Ces directives ne sont pas des « lois ou règlements »Note de bas de page 75 . Cependant, elles établissent des normes d’application générale qui visent les membres des FAC et, en ce sens, elles sont considérées comme des règles de nature législative dans le contexte de l’article 1.  

Le critère applicable pour vérifier la constitutionnalité d’une mesure est fondé sur deux questions. La première question est la suivante : l’objectif de la politique est-il « réel et urgent »? La deuxième question est décrite comme suit : existe-t-il un « degré suffisant de proportionnalité entre l’objectif et le moyen utilisé pour l’atteindre »? Le deuxième volet du critère a trois éléments : le lien rationnel, l’atteinte minimale et la pondération finale. Mentionnons que ce critère doit être appliqué avec souplesse en tenant compte du contexte factuel et social. Il est intéressant de noter que cette analyse est similaire à celle menée selon l’article 7. Cependant, en vertu de l’article premier, les FAC doivent démontrer que l’intérêt public général justifiait la violation des droits individuelsNote de bas de page 76 .

Le lien de causalité entre l’atteinte et l’objectif devrait être établi, lorsque c’est possible, par une preuve scientifique. L’élément de l’atteinte minimale suppose qu’il faut se demander si l’entité gouvernementale a bien adapté les restrictions apportées aux libertés et droits fondamentaux. La restriction doit porter atteinte « le moins possible » au droit ou à la liberté en cause. Cela dit, l’entité gouvernementale ne peut pas être tenue d’atteindre la perfection et il suffit que le moyen adopté fasse partie d’une série de solutions raisonnablesNote de bas de page 77 .  Le critère de l’atteinte minimale consiste en fait à se demander si l’entité gouvernementale peut démontrer que, parmi une série de solutions raisonnables, il n’existe aucun autre moyen moins attentatoire d’atteindre l’objectif de façon réelle et substantielle. La restriction ne doit pas porter atteinte aux droits plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire de le faire eu égard aux difficultés pratiques. De plus, l’entité gouvernementale doit présenter des éléments de preuve pour expliquer la raison pour laquelle elle n’a pas choisi une mesure moins attentatoire et tout aussi efficace. Afin de déterminer si une mesure porte atteinte de façon minimale et raisonnable, les tribunaux peuvent examiner les lois et les pratiques dans d’autres ressortsNote de bas de page 78 .  Enfin, précisons que le critère de l’atteinte minimale impose aux FAC une obligation semblable à celle de prendre toutes les mesures d’accommodement possibles sans qu’il en résulte une contrainte excessive pour l’organisationNote de bas de page 79 .

Application aux faits

Les tribunaux ont conclu que les mesures de santé publique destinées à réduire les risques d’infection et de transmission de la COVID-19 tentaient d’atteindre un objectif réel et urgentNote de bas de page 80 . J’en conviens et il ne fait aucun doute que les directives du CEMD visent à atteindre un objectif réel et urgent en souhaitant protéger la santé et la sécurité des membres des FAC et du public, auquel ils rendent des services dans le contexte de la pandémie. La principale question à trancher relativement aux dispositions contestées de la politique des FAC sur la vaccination est celle de la proportionnalité et, plus précisément, la question de savoir si ces dispositions constituent une atteinte minimale au droit à la liberté et à la sécurité des plaignants et plaignantes. Tel qu’il l’a été susmentionné, le Comité a cherché à obtenir des observations de la part des FAC sur cette question. 

À la suite à mon analyse, j’ai conclu que l’ordre général donné à tous les militaires de se faire vacciner dans les 14 jours prescrits (s’ils souhaitaient rester à l’emploi des FAC) ainsi que l’ordre donné aux C de C d’imposer des mesures correctives jusqu’au stade de la libération (la raison étant le manquement à la conduite) à l’encontre de tous les militaires considérés comme « réticents », sans aucune autre considération, violaient le droit à la liberté et le droit à la sécurité de la personne des militaires d’une manière qui était de portée excessive et était disproportionnée. Par ailleurs, en vertu de l’article premier, je dois examiner si l’intérêt public général justifiait cette violation des droits individuels fondamentaux protégés par l’article 7. À ce sujet, les FAC ont invité le Comité à étudier les éléments de preuve fournis par l’ASPC et par Santé Canada.

Dans son rapport du mois d’août 2021, l’ASPC prévoyait que la capacité des systèmes de soins de santé pourrait être dépassée durant la quatrième vague de COVID-19. Pour atténuer cette possibilité, l’ASPC a indiqué qu’il faudrait qu’au moins 80 % de la population générale admissible au Canada soit entièrement vaccinée. Toutefois, à l’époque de ce rapport, le pourcentage de la population générale admissible ayant obtenu deux doses de vaccins était de 71,3 %, et le taux de vaccination de certains groupes d’âge était inférieur à cela. De plus, au moment du rapport, on s’attendait à ce que seulement 51,3 % à 73,1% des fonctionnaires fédéraux se fassent entièrement vacciner. Le rapport mentionnait aussi que les personnes non vaccinées avaient un plus grand risque d’être infectées par le virus et de subir des effets graves de la maladie. Le rapport de l’ASPC expliquait aussi que les lieux de travail sont des endroits propices aux éclosions, en particulier dans les endroits où il est difficile d’assurer une distanciation physique, où il n’est pas possible de travailler à distance et où l’application des mesures de santé publique a été ardue. Par ailleurs, selon l’ASPC, on a réussi dans plusieurs lieux de travail à atténuer la transmission en instaurant des mesures efficaces de contrôle des infections. De plus, l’ASPC a expliqué que certaines provinces et certains territoires, ont instauré ou envisagé d’instaurer la vaccination obligatoire afin de stimuler la participation à la vaccination dans la population générale parce que cette participation avait plafonné. Le rapport indiquait également que l’efficacité de la vaccination obligatoire était affectée par la facilité à obtenir des exemptions et par le niveau de cohérence des mesures d’application; de plus, cette efficacité [traduction] « est moins claire lorsque le taux de référence de vaccination est déjà élevé ». Enfin, le rapport précisait qu’une politique sur la vaccination obligatoire comprend généralement des exemptions et n’exige pas l’exclusion des personnes non vaccinées, sauf en cas d’éclosion.

À mon avis, la considération de l’intérêt public, tel qu’elle a été décrite, ne justifie pas la mesure de portée excessive et disproportionnée prise par les FAC. Comme il a été mentionné précédemment, les directives du CEMD et l’affidavit du DG Plans ont expliqué que, avant l’avènement de la vaccination contre la COVID-19 au Canada, les FAC avaient réussi, grâce à l’application diligente des mesures de santé publique, à instaurer un environnement de travail sûr où il y avait peu de transmission du virus. La stratégie des FAC était en grande partie fondée sur les mesures de santé publique, notamment la distanciation physique, le port du couvre-visage, le lavage des mains et la mise en place d’un modèle de travail dispersé (une combinaison de travail à la maison et de présence au lieu de travail) ou de télétravail lorsque cela était faisable sur le plan opérationnel. L’ASPC a indiqué que l’efficacité de la vaccination obligatoire devenait moins claire dans un tel contexte et que cette mesure était surtout utile pour accroitre la participation à la vaccination. Par conséquent, selon moi, il devient difficile de comprendre la raison pour laquelle les FAC ont jugé qu’il était nécessaire d’imposer la vaccination obligatoire à tous les militaires alors qu’elles savaient que 91 % de ceux-ci s’étaient fait volontairement vacciner. Les FAC ont aussi signalé qu’elles avaient réussi à atténuer la transmission et l’infection dans les lieux de travail. Dans le jugement Syndicat des métallos, la Cour supérieure du Québec a indiqué que la violation des droits protégés par l’article 7 pouvait être justifiée selon l’article premier lorsqu’un secteur était gravement affecté par l’infection et la transmission du virus, et lorsqu’un employeur ne pouvait pas savoir quel était le nombre de travailleurs et travailleuses vaccinés. Cette situation ne correspond pas à la réalité des FAC

Les FAC n’ont pas démontré que l’ordre général d’exiger que tous les militaires se fassent vacciner et que l’exclusion complète de tous les militaires « réticents » de l’organisation était la mesure la moins attentatoire pour atteindre l’objectif de la politique des FAC sur la vaccination. Les directives du CEMD démontrent que les FAC avaient la possibilité d’offrir d’autres modalités de travail lesquelles permettaient à un groupe de militaires non vaccinés de continuer à travailler en respectant certaines conditions. La VCEMD a expliqué que les FAC avaient cherché à imposer une politique équivalente à celle du gouvernement du CanadaNote de bas de page 81 .  Toutefois, selon la VCEMD, le fait d’ordonner que des militaires non vaccinés soient placés en congé sans solde ou retiré de leurs fonctions ne faisait pas partie des options réalisables pour les FAC, car cela aurait nécessité une modification de leurs autres politiques. La VCEMD a indiqué que les FAC avaient étudié toutes les solutions possibles pour trouver le moyen le plus efficace de se conformer à la politique sur la vaccination du gouvernement du Canada. Cela dit, cette politique fédérale ne s’appliquait pas aux FAC, mais cette situation ne faisait pas en sorte que les FAC étaient exemptées de respecter les obligations prévues dans la Charte. Comme le contenu des directives du CEMD le démontre, y compris la récente Directive 003 du CEMD, les FAC disposaient d’autres options pour atténuer les risques d’infection et de transmission parmi les militaires non vaccinés. Par ailleurs, l’imposition d’un congé sans solde (selon l’article16.25 des ORFC) et le fait de retirer des militaires de leurs fonctions (selon l’article 19.75 des ORFC) n’étaient pas les seules mesures raisonnables ni les seules mesures moins attentatoires. Enfin, mentionnons que l’article 16.25 des ORFC prévoit que le CEMD a le pouvoir de déterminer les circonstances dans lesquelles un congé sans solde pourra être accordé.    

Le Comité a demandé au DG Plans, qui était responsable de l’élaboration et de l’application des directives du CEMD, si les FAC avaient envisagé d’autres options. Il a répondu que les FAC n’avaient pas étudié la possibilité de maintenir en poste les militaires « réticents » en instaurant des solutions de rechange et certaines restrictions, comme cela avait été fait dans le cas des militaires non vaccinés qui ont bénéficié d’un accommodement, car les FAC affirmaient que [traduction] « le fait d’être « réticent » à la vaccination n’a jamais été considéré comme une option ». Ces déclarations ne démontrent pas que les mesures contestées, qui ont été imposées lors de la mise œuvre de la politique des FAC sur la vaccination, avaient été soigneusement adaptées ni qu’elles constituaient une atteinte minimale. Les FAC n’ont pas fait valoir qu’il existait des difficultés pratiques qui les empêchaient de choisir des mesures plus efficaces et moins contraignantes.

Les directives du CEMD fournissent des moyens moins attentatoires lorsqu’elles prévoient des mesures d’accommodement réservées aux militaires qui étaient « incapables » de se faire vacciner. Cependant, les FAC n’ont pas expliqué la raison pour laquelle ces mesures d’accommodement étaient réservées uniquement à un seul groupe de militaires non vaccinés. Les FAC n’ont pas non plus fait part de préoccupations d’ordre opérationnel liées à la santé et à la sécurité du reste des membres de l’organisation, ou du public.

Il est pertinent de noter à cette étape-ci que la Directive 003 du CEMD, publiée en octobre 2022, exige seulement la vaccination de certains militaires compte tenu des besoins opérationnels ce qui est l’approche qui avait été envisagée par le médecin général des FAC en janvier 2021. Je comprends mal la raison pour laquelle cette approche n’aurait pas pu être adoptée dès le début. Même si on s’attendait à la possibilité de l’apparition d’un nouveau variant, la libération de militaires en raison de leur refus de se faire vacciner, sans tenir compte de leur profession, de leurs fonctions ou de leur lieu de travail, n’était pas toujours une mesure nécessaire ni une mesure qui constituait une atteinte minimale.

Conclusion

Les FAC avaient l’obligation de veiller à ce que les moyens utilisés, qui restreignaient les droits fondamentaux, ne portent pas atteinte à ces droits plus qu’il n’était nécessaire et qu’ils soient proportionnels à l’objectif de la politique. Les FAC avaient aussi l’obligation de porter atteinte le moins possible aux droits et libertés lors de la mise en œuvre de leur politique sur la vaccination et elles devaient démontrer qu’il n’existait pas d’autre moyen moins attentatoire d’atteindre l’objectif de la politique que celui de libérer des militaires. Comme dans le cas de l’obligation de prendre des mesures d’accommodement, le critère de l’atteinte minimale exige que les FAC démontrent que, parmi la série de solutions raisonnables, il n’existait aucun autre moyen moins attentatoire d’atteindre l’objectif de façon réelle et substantielle. Je conclus que les FAC n’ont pas respecté leur obligation de minimiser l’atteinte des droits en cause.

Mesure de réparation applicable

Si une règle est inconstitutionnelle, la mesure de réparation qui s’applique est la déclaration d’invalidité. Dans la situation qui nous intéresse, la politique des FAC sur la vaccination obligatoire a été modifiée lorsque la première directive du CEMD et la Directive 002 du CEMD ont été remplacées, le 11 octobre 2022, par la Directive 003 du CEMD. L’obligation que tous les membres des FAC soient vaccinés pour rester à l’emploi de l’organisation a alors été annulée, et la vaccination a cessé d’être une condition à remplir lors de l’enrôlement. Par conséquent, la mesure de réparation demandée par plusieurs plaignants et plaignantes (à savoir, l’annulation de la politique des FAC sur la vaccination telle qu’elle était énoncée dans la première directive du CEMD, puis dans la Directive 002 et l’amendement 1 de la Directive 002) a déjà été mise en œuvre, en partie du moins. De plus, puisque j’ai conclu que certaines dispositions de la politique dans sa forme antérieure étaient inconstitutionnelles, l’annulation des versions précédentes de cette politique constitue une mesure de réparation partielle. Cela dit, la Directive 003 du CEMD a maintenu en vigueur les mesures administratives prises contre des militaires en vertu de la Directive 002 du CEMD. Ainsi, compte tenu de ma conclusion selon laquelle certaines dispositions de la politique dans sa forme antérieure étaient inconstitutionnelles, il faudrait que soient annulées toutes les mesures administratives prises à l’encontre de militaires à la suite de l’application de la première directive du CEMD concernant la vaccination contre la COVID-19, de la Directive 002 et de l’Amendement 1 de la Directive 002.

Plusieurs plaignants et plaignantes ont aussi demandé que le CEMD leur présente des excuses à la suite de la violation de leurs droits fondamentaux. Je constate que le Comité ne peut pas obliger le CEMD, ni personne d’ailleurs, à présenter des excuses à un plaignant ou à une plaignante puisque ce geste est lié à la liberté d’expression et que cela ne peut pas être forcé. Cela étant dit, il revient au CEMD de décider de présenter des excuses s’il estime que cela est ce qu’il convient de faire dans les circonstances.

Conclusion

Je conclus que les dispositions contestées de la politique des FAC sur la vaccination sont inconstitutionnelles et qu’elles sont donc invalides.   

Signé à Ottawa, ce 18e jour de juillet 2023

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