II. La compétence militaire à l’égard des infractions civiles

  1. De nombreux actes ou omissions ne sont pas interdits par la loi dans le monde civil, mais constituent néanmoins des infractions d’ordre militaire lorsqu’ils sont commis par des justiciables du code de discipline militaire (« CDM »), notamment les membres des Forces armées canadiennes (« FAC »)Footnote 184. La désobéissance à un ordre légitimeFootnote 185, l’absence sans permissionFootnote 186, la désertionFootnote 187 et l’ivresseFootnote 188 sont des infractions de ce type. Elles ne peuvent être poursuivies que devant les cours et tribunaux militaires. Par conséquent, ni les policiers ni les procureurs militaires n’ont besoin de déterminer dans quel système procéder.
  2. Une vaste gamme d’autres infractions (« infractions civiles ») sont cependant soumises à la compétence concurrente des systèmes de justice civil et militaire. Sous réserve de considérations que j’expliquerai plus loin, la police et les procureurs militaires peuvent dans ces cas décider dans quel système procéder.
  3. Le paragraphe 130(1) de la LDN intègre dans sa liste d’infractions d’ordre militaire tout « acte ou omission […] punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale ». Il importe peu que l’acte interdit ait eu lieu au CanadaFootnote 189 ou à l’étranger, pourvu qu’il ait été punissable s’il avait eu lieu au CanadaFootnote 190. Les infractions pénales provinciales ne sont pas soumises au paragraphe 130(1) et ne peuvent être jugées par les tribunaux militaires.
  4. Les infractions d’ordre militaire intégrées par l’article 130(1) et les infractions civiles sous‑jacentes ont les mêmes éléments essentielsFootnote 191, mais le système de justice civil est compétentFootnote 192 pour les infractions civiles et le système de justice militaire pour les infractions d’ordre militaire. Toute infraction civile intégrée en tant qu’infraction d’ordre militaire peut être jugée par une cour martiale, à l’exception du meurtre, de l’homicide involontaire et de l’enlèvement d’enfants qui, s’ils sont commis au Canada, doivent être jugés par les tribunaux civilsFootnote 193. Seule une poignée d’infractions civiles peuvent être jugées par procès sommaireFootnote 194 et l’accusé peut dans ces cas choisir d’être jugé par une cour martialeFootnote 195. Au cours des dernières années, les procès sommaires pour des infractions civiles ont été extrêmement raresFootnote 196.
  5. La compétence concurrente signifie que la même infraction peut être jugée devant un tribunal militaire ou civil. Toutefois, elle ne peut pas être jugée par les deux à la fois. Un accusé qui est jugé et acquitté d’une infraction dans l’un ou l’autre des systèmes, ou condamné et puni ou absous, ne peut pas être jugé à nouveau dans l’autre système pour la même infraction ou pour toute autre infraction sensiblement comparable découlant des mêmes faitsFootnote 197.
    1. La compétence militaire à l’égard des infractions civiles commises à l’étranger
      1. Aucune des personnes que j’ai consultées ne s’est opposée à l’extension de la compétence militaire aux infractions civiles commises à l’étranger par des justiciables du CDM, et à juste titre. Lorsque le Canada déploie des militaires et des civils à l’étranger, il le fait avec le consentement du pays hôte. Une convention sur le statut des forces détermine normalement qui du Canada ou de l’état hôte exercera la compétence principale sur les infractions commises par les ressortissants canadiens déployés. La disponibilité des tribunaux militaires permet au Canada, dans ses négociations avec les états étrangers, d’obtenir la juridiction principale sur ses ressortissants déployés, garantissant ainsi qu’ils seront traités équitablement et conformément au droit canadien. Elle garantit également qu’un contrôle efficace sera exercé sur les personnes dont la conduite pourrait engager la responsabilité du Canada en droit international.
      2. Bien que le système de justice civil ait aussi compétence sur les infractions commises à l’étranger par des justiciables du CDM, des obstacles pratiques entraveront souvent l’exercice de cette compétenceFootnote 198.
    2. La compétence militaire à l’égard des infractions civiles commises au Canada
      1. Une question plus controversée chez les personnes que j’ai consultées est l’extension, au titre de l’alinéa 130(1)a) de la LDN, de la compétence militaire aux infractions civiles commises au Canada par des justiciables du CDM. Comme je l’explique ci-dessous, certains s’opposent à l’existence même de la compétence des tribunaux militaires sur les infractions civiles, tandis que d’autres contestent son étendue. En effet, l’alinéa 130(1)a) ne connaît actuellement aucune limite contextuelle. Une infraction civile commise par un justiciable du CDM constitue une infraction d’ordre militaire, même dans des circonstances qui ne sont aucunement liées aux fonctions ou au service militaires. Un membre de la Force régulière qui vole un livre dans une librairie à l’extérieur d’une base, alors qu’il est en congé et qu’il est habillé en civil, peut néanmoins être traduit en cour martiale ou jugé sommairement par son commandant pour cette infraction.
      2. La constitutionnalité de l’alinéa 130(1)a), tel qu’il s’applique aux membres de la CAF, est maintenant incontestable. Elle a été confirmée à deux reprises au cours des dernières années par la Cour suprême du Canada. En 2015, la Cour a décidé à l’unanimité dans l’arrêt MoriarityFootnote 199 que l’alinéa 130(1)a) n’avait pas une portée excessive inconstitutionnelle. Elle a conclu que la poursuite dans le cadre du système de justice militaire de membres des FAC accusés d’infractions civiles restait « rationnellement liée » à l’objectif d’assurer le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes en toutes circonstances. Le juge Cromwell a déclaré que, « [m]ême commis dans des circonstances non directement liées à des fonctions militaires, un comportement criminel ou frauduleux peut avoir une incidence sur les normes applicables au titre de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes »Footnote 200. Par la suite, en 2019, les juges majoritaires de la Cour suprême ont jugé, dans l’arrêt Stillman, que les infractions d’ordre militaire prévues à l’alinéa 130(1)a) étaient proprement « des infractions relevant de la justice militaire » (« offence[s] under military law ») pour lesquelles aucun droit constitutionnel à un procès devant jury n’est garanti par la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte »)Footnote 201, et ce, même lorsque le statut militaire de l’accusé est le seul lien entre la perpétration de l’infraction reprochée et les FAC.
      3. Je souligne à nouveau ici que la constitutionnalité d’une disposition législative établit sa légalité, mais non son caractère souhaitable. Dans ce contexte, la constitutionnalité est une exigence essentielle, mais minimale. Elle ne détermine pas le caractère équitable, le bien-fondé ou l’opportunité de la disposition, qui sont mes préoccupations dans le cadre du présent examen.
      4. La décision de juger une infraction civile en cour martiale a des répercussions importantes sur l’accusé. Quelques exemples illustreront ce point. L’accusé sera privé des avantages d’une enquête préliminaire et d’un procès devant juge et jury, ce à quoi les accusés ont normalement droit dans le système de justice civil. Les jurys sont souvent perçus comme étant des remparts de l’application régulière de la loi. En cour martiale, l’accusé sera plutôt jugé soit par un juge militaire siégeant seul, soit par un juge militaire et un comité de cinq membres des FAC. Comme la Cour suprême du Canada l’a déclaré dans l’arrêt Stillman, « un comité militaire n’est pas un jury » Footnote 202. Il ne s’agit pas d’une protection constitutionnelle équivalente, et un comité n’offre pas non plus de protection fonctionnellement équivalente :
        1. Des différences importantes les distinguent. Par exemple, alors qu’un jury est composé de 12 membres, un comité militaire n’en comprend que cinq, ce qui abaisse le seuil à respecter pour rendre un verdict de culpabilité. De plus, tandis que les jurés proviennent de la collectivité en général, les membres du comité proviennent de la collectivité militaire seulement. Ainsi, la collectivité représentée par un comité est particulière. En outre, bien que les jurys ne soient pas conçus de manière à refléter une quelconque hiérarchie entre l’accusé et les jurés, la composition des comités varie selon le grade de l’accusé et le système est conçu pour qu’un certain nombre des supérieurs de l’accusé en soient membres [...]. De cette façon, les membres du comité ne sont pas tous des « pairs » de l’accusé, c’est‑à‑dire de grade égal. Enfin, les membres du comité sont autorisés, de manière générale, à prendre judiciairement connaissance de « toutes les questions comportant des connaissances militaires générales » [...], tandis que les jurés ne jouissent pas d’une telle autorisation généraleFootnote 203.
      5. En cour martiale, l’accusé sera également assujetti à des procédures d’instruction et de détermination de la peine qui différeront de bien des façons des procédures d’un tribunal civil de juridiction criminelle. S’il est déclaré coupable, l’accusé sera exposé à un éventail de sanctions moins souple et plus restreintFootnote 204. Les tribunaux militaires peuvent infliger des sanctions qui n’ont aucun équivalent civil, notamment la destitution ignominieuse du service de Sa Majesté, la rétrogradation, le blâme et la réprimande. En cas de déclaration de culpabilité, l’accusé aura des droits d’appel plus restreints que dans le système de justice civil. S’il est acquitté, l’accusé sera exposé à des droits d’appel élargis du ministre de la Défense nationale (« ministre ») – des droits d’appel dont ne bénéficie pas la Couronne dans le système de justice civilFootnote 205.
      6. Une décision de juger une infraction civile comme une infraction d’ordre militaire a aussi des conséquences importantes pour la collectivité en général et pour les victimes de l’infraction. La collectivité perd « la chance de participer aux poursuites relatives à des infractions criminelles graves » Footnote 206. Plus important encore, les victimes sont privées des droits leur étant garantis depuis 2015 par la Charte canadienne des droits des victimes CCDV »), laquelle ne s’applique pas aux infractions d’ordre militaire qui font l’objet d’une enquête ou auxquelles il est donné suite sous le régime de la LDN Footnote 207. Une Déclaration des droits des victimes correspondante pour le système de justice militaire a été incluse au projet de loi C‑77 Footnote 208, adopté par le Parlement le 21 juin 2019. Par contre, j’ai été informé qu’il est possible qu’elle ne soit pas mise en oeuvre avant plusieurs années encore et on ne m’a donné ni date ferme ni date cible à cet égard. Même si le projet de loi C‑77 devait entrer pleinement en vigueur plus tôt que prévu, il n’offrirait pas aux victimes les droits et les protections que leur offre le système de justice civil Footnote 209. À cet égard et à d’autres, le système de justice militaire n’a pas réussi à suivre les améliorations continues du système de justice civil Footnote 210.
        1. L’abolition proposée de la compétence militaire
          1. Certains commentateurs soutiennent que l’alinéa 130(1)a) de la LDN devrait être abrogé compte tenu des préoccupations susmentionnées et de la disponibilité permanente d’un système de justice civil au Canada. Plusieurs États européens et scandinaves, y compris d’importants alliés du Canada membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord (« OTAN »), jugent toutes les infractions civiles perpétrées en temps de paix par leur personnel militaire dans leur système de justice civil, avec ou sans règles ou procédures particulières pour tenir compte du statut militaire de l’accuséFootnote 211.
            1. Les préoccupations relatives à la légitimité
              1. Les partisans de ce point de vue remettent habituellement en question la légitimité de juger les infractions civiles dans le système de justice militaire. Cela découle, de façon compréhensible, d’une croyance selon laquelle quiconque commet une infraction civile devrait être traité de façon égale par la loi, peu importe son statut ou son occupation. Cette opinion découle également d’une crainte que les tribunaux militaires n’offrent peut-être pas la même qualité de justice aux accusés qu’ils jugent. À cet égard, je ne peux faire mieux que citer l’ancien juge en chef Laskin, dissident, dans l’arrêt MacKay :
                1. À mon avis, il est fondamental que lorsqu’une personne, quel que soit son statut ou son occupation, est accusée d’une infraction à la loi pénale ordinaire et doit être jugée en vertu de cette loi et conformément à ses prescriptions, elle ait le droit d’être jugée par une cour de justice, distincte de la poursuite et au-dessus de tout soupçon d’influence ou de dépendance d’autres personnes. Il n’y a rien dans le cas où l’accusé fait partie des forces armées, qui exige les connaissances ou l’habileté spéciales d’un officier supérieur, comme ce serait le cas si une infraction purement militaire ou disciplinaire relative à l’activité militaire était en causeFootnote 212.
              2. Je partage les valeurs et les préoccupations qui sous-tendent ce point de vue. Si le système de justice militaire actuel était resté tel qu’il était en 1980, année où la décision MacKay a été rendue, j’aurais peut-être bien recommandé l’abolition complète de la compétence militaire à l’égard des infractions civiles commises au Canada par des justiciables du CDM.
              3. Heureusement, le système de justice militaire a évolué considérablement depuis 1980. Le Canada aurait pu choisir de maintenir son système de justice militaire traditionnellement axé sur la chaîne de commandement et de restreindre sa compétence. Il a plutôt choisi d’améliorer le système de justice militaire en renforçant l’indépendance des acteurs clés et en adoptant des garanties procédurales que l’on retrouve aussi dans le système de justice civil. D’autres pays, comme le Royaume‑Uni, la Nouvelle‑Zélande et l’Australie, ont mis en place des réformes similaires.
              4. Bien que le système de justice militaire du Canada ait beaucoup évolué depuis 1980, il reste des lacunes. Comme il en a été question précédemment, l’indépendance des acteurs clés – juges, procureurs, avocats de la défense militaires et membres de la police militaire – doit être renforcéeFootnote 213. D’autres lacunes, aussi identifiées dans ce Rapport, doivent être corrigées. Mes entrevues avec les hauts fonctionnaires du ministère de la Défense nationale (« MDN »), avec la direction des FAC et avec la JAG m’ont convaincu qu’ils reconnaissent la nécessité de renforcer le système de justice militaire et qu’ils sont réellement déterminés à atteindre cet objectif. Mes recommandations visent à leur montrer la voie à suivre. Je suis confiant qu’ils les prendront sérieusement en compte et qu’ils les mettront en oeuvre là où le faire serait approprié.
              5. Je ne suis donc pas prêt à recommander l’abolition de la compétence militaire à l’égard des infractions civiles commises au Canada sur la base de l’illégitimité.
            2. Les préoccupations relatives à l’efficacité
              1. Un autre argument contre l’abolition de la compétence militaire à l’égard des infractions civiles est que cela pourrait, du moins en théorie, nuire à la capacité du système de justice militaire de répondre aux besoins des FAC en matière de discipline. L’objectif du système de justice militaire n’est pas simplement de complémenter le système de justice civil lorsque ce dernier ne peut pas exercer sa compétence de manière pratique et efficace. Son objectif distinct est « de s’occuper des questions qui touchent directement à la discipline, à l’efficacité et au moral des troupes »Footnote 214. Ce type de questions survient constamment, tant au Canada qu’à l’étranger. Elles concernent parfois la commission d’infractions civiles au Canada par des justiciables du CDM. Souvent, il se peut que ces infractions doivent être « puni[es] plus durement que si les mêmes actes avaient été accomplis par un civil »Footnote 215 et, pour cette seule raison, « [l]e recours aux tribunaux criminels ordinaires, en règle générale, serait insuffisant pour satisfaire aux besoins particuliers des Forces armées »Footnote 216.
              2. Il n’est toutefois pas évident que le système de justice militaire, dans sa forme actuelle, parvienne effectivement à atteindre ses objectifs en matière de discipline. On ne m’a présenté aucun élément de preuve démontrant que les infractions civiles constituant un manquement à la discipline militaire sont traitées plus rapidement qu’elles le seraient dans le système de justice civil, et ce, bien que ce dernier soit lui-même aux prises avec ses propres retardsFootnote 217. De plus, je n’ai pas reçu d’élément de preuve convaincant démontrant que les infractions civiles graves pouvant faire l’objet de poursuites dans l’un ou l’autre des systèmes de justice seront punies plus sévèrement dans le système de justice militaire.
              3. Si c’est effectivement le cas, des préoccupations relatives à l’efficacité pourraient à elles seules justifier l’abolition de la compétence militaire à l’égard des infractions civiles commises au Canada. Des données préliminaires tendent à démontrer que le coût d’un procès en cour martiale peut dépasser largement le coût d’un procès criminel engagé au sein du système de justice civilFootnote 218. Si c’est le cas et si les systèmes de justice militaire et civil sont « tous deux capables d’assurer de façon acceptable et sensiblement semblable l’ordre et le bien-être publics », il peut être soutenu, comme l’ont fait les auteurs du rapport sur la révision globale de la cour martiale, que « la série d’infractions d’ordre militaire existante est inefficiente, dans la mesure où elle permet que des infractions civiles ordinaires soient jugées dans un système [...] plus coûteux qu’un autre système convenable »Footnote 219. Ils ont toutefois ajouté cette mise en garde :
                1. Cela dit, si un objectif disciplinaire était atteint en intentant des poursuites dans le système de cours martiales à l’égard d’infractions civiles ordinaires (notamment dans les cas où des militaires volent ou agressent d’autres militaires), et que cet objectif ne pouvait pas être atteint à l’issue de poursuites dans le système de justice pénale civil, cette analyse de l’efficience devrait alors être modifiée afin de tenir compte de l’avantage supplémentaire, sur le plan disciplinaire, qui pourrait justifier – en théorie – les coûts additionnels engagés lors d’une poursuite devant une cour martiale. […]Footnote 220
              4. Plusieurs de mes recommandations sont conçues pour permettre au système de justice militaire d’atteindre ses objectifs en matière de discipline, tout en continuant de garantir l’application régulière de la loi à toute personne jugée par un tribunal militaire. Comme je l’ai mentionné précédemment, je suis confiant que mes recommandations seront sérieusement prises en compte et qu’elles seront mises en œuvre si elles sont acceptées. Je ne suis pas prêt à recommander l’abolition de la compétence militaire à l’égard des infractions civiles commises au Canada pour des raisons d’inefficacité. Je recommanderai toutefois que les procureurs et les policiers militaires recueillent, conservent et centralisent des données sur les infractions civiles commises par des justiciables du CDM accusés dans l’un ou l’autre des systèmes de justice militaire ou civilFootnote 221. Cela permettra aux prochains examinateurs du système de justice militaire de mener des évaluations plus approfondies du degré auquel le système de justice militaire atteint ses objectifs en matière de discipline.
              5. Je suis également d’avis que l’abolition de la compétence militaire à l’égard des infractions civiles commises au Canada risquerait de créer un vide injustifié ou un « espace d’impunité ». Plusieurs représentants des FAC, y compris la JAG, le directeur des poursuites militaires (« DPM »), le colonel Bruce MacGregor, et le commandant du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (« SNEFC »), m’ont informé que les infractions civiles jugées dans le système de justice militaire sont souvent moins graves que les infractions similaires jugées dans le système de justice civil. Ils ont mentionné que de nombreuses infractions civiles jugées dans le système de justice militaire ne mèneraient pas à des poursuites dans le système de justice civil. En outre, le DPM m’a informé que les services des poursuites du système civil sont généralement satisfaits de ne pas avoir à traiter les infractions civiles commises par les membres des FAC, vu leur propre charge de travail et le fait qu’il soit très coûteux de citer à comparaître les témoins concernés, y compris les membres de la police militaire qui, en raison de leurs affectations successives, peuvent être éparpillés dans tout le Canada ou déployés à l’étranger au moment du procès. Le DPM m’a fourni des données empiriques pour étayer ses affirmations.
              6. Pour ces raisons, je crois que, dans le contexte actuel, recommander l’abolition de la compétence militaire à l’égard des infractions civiles commises au Canada par des justiciables du CDM irait trop loin. La décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Stillman inclut néanmoins une reconnaissance claire du fait que malgré l’existence d’une compétence militaire, il peut être inapproprié d’exercer cette compétence dans certains casFootnote 222. Il est manifestement essentiel de s’assurer, dans la mesure du possible, que la compétence militaire soit exercée seulement dans les cas appropriés.
                1. L’exclusion proposée d’autres infractions civiles de la compétence militaire
                  1. Comme je l’ai mentionné, les infractions de meurtre, d’homicide involontaire coupable et d’enlèvement d’enfants, si elles sont commises au Canada, ne peuvent être jugées que par les tribunaux civilsFootnote 223. Certains commentateurs ont émis l’opinion que d’autres infractions civiles devraient être ajoutées à cette liste. Plus particulièrement, de nombreuses personnes que j’ai consultées, y compris des membres des FAC qui ont assisté aux assemblées virtuelles avec moi, ont suggéré que les agressions sexuelles ne devraient en aucun cas être jugées dans le système de justice militaireFootnote 224. Il a également été recommandé que toute infraction commise au Canada et punissable d’un emprisonnement d’au moins cinq ans, pour laquelle un accusé se verrait garantir le droit à un procès devant jury dans le système de justice civil, soit exclue de la compétence militaire.
                  2. Cependant, à mon avis, les renforcements passé et anticipé du système de justice militaire, les besoins des FAC en matière de discipline et le risque de créer un « espace d’impunité » militent tous contre une recommandation d’exclure d’autres infractions civiles de la compétence militaire.
            3. L’exercice de la compétence militaire dans les cas appropriés
              1. La situation actuelle
                1. L’exercice de la compétence militaire à l’égard des infractions civiles commises au Canada est actuellement régi par des ordres de groupe et des directives qui orientent l’exercice du pouvoir discrétionnaire des membres de la police militaire et des procureurs militaires. Dans les cas appropriés, ils exercent ce pouvoir discrétionnaire en collaboration avec les autorités civiles locales.
                2. Les ordres du Groupe de la Police militaire fournissent une longue liste des facteurs dont les membres de la police militaire doivent tenir compte lorsqu’ils décident s’il y a lieu d’enquêter ou de continuer à enquêter sur une plainte. Ces facteurs concernent le mandat de la police militaire, les ressources nécessaires pour enquêter sur la plainte, les préoccupations relatives à l’opportunité et à la « résolution »Footnote 225 de la plainte, ainsi que des questions propres aux FAC, comme les « répercussions sur le moral ou la cohésion de l’unité », « si le grade ou le poste du sujet justifie la poursuite », les « exigences militaires » et « le préjudice causé au bon ordre et à la discipline »Footnote 226.
                3. Dans certains cas, ces facteurs mèneront à la conclusion que les autorités policières civiles sont mieux placées pour enquêter sur une plainte. Par exemple, le commandant du SNEFC m’a informé qu’une plainte d’agression sexuelle commise à l’extérieur d’une base par un membre des FAC contre une victime civile serait habituellement renvoyée aux autorités policières civiles aux fins d’enquêteFootnote 227.
                4. Si une enquête de la police militaire donne lieu à une décision de porter des accusations ou de recommander le dépôt d’accusations, les ordres du Groupe de la Police militaire prévoient qu’« [e]n cas de doute quant au système par lequel le dépôt des accusations doit être traité, il importe de savoir que le système de justice militaire a préséance sur le système de justice civile »Footnote 228. Si l’enquête est menée par le SNEFCFootnote 229, une instruction permanente d’opérations prévoit que les enquêteurs peuvent être autorisés par le commandant du SNEFC à déposer des accusations dans le système de justice civil dans des « situations exceptionnelles »Footnote 230.
                5. À titre d’exception à cette prévalence générale du système de justice militaire, les ordres du Groupe de la Police militaire prévoient que les infractions de violence familiale, de voies de fait contre un enfant et de conduite avec facultés affaiblies commises au Canada « seront habituellement confiées au système de justice civil »Footnote 231. Le commandant du SNEFC m’a informé que ces exceptions sont motivées par l’existence, dans le système de justice civil, de ressources spécialisées dans le traitement de ces questions.
                6. Une personne qui a le pouvoir de porter des accusations et qui souhaite déposer une accusation pour une infraction alléguée visée à l’alinéa 130(1)a) doit obtenir les conseils d’un avocat avant de le faireFootnote 232. Ces conseils sont fournis par des procureurs militaires à l’égard de « toutes les accusations proposées par le SNEFC » et des « accusations proposées par la personne autorisée à porter des accusations au sein de l’unité qui doivent être jugées exclusivement par une cour martiale »Footnote 233.
                7. Dans une directive, le DPM énonce la procédure que doit suivre le procureur militaire qui fournit des conseils juridiques préalables à l’accusation, ainsi que les facteurs dont il doit tenir compte pour déterminer si l’accusation devrait être portée dans le système de justice militaire ou dans le système de justice civil. Le procureur militaire est chargé d’examiner attentivement tous les facteurs pertinents, notamment :
                  • l’intérêt militaire présenté par l’affaire, qui est déterminé en fonction de facteurs tels que l’endroit où l’infraction présumée s’est produite, ou de la question de savoir si l’accusé était en service à ce moment-là;
                  • l’intérêt de la collectivité civile dans l’affaire;
                  • la perspective de la victime;
                  • la question de savoir si l’accusé, la victime ou les deux sont membres des Forces canadiennes;
                  • la question de savoir si l’affaire a fait l’objet d’une enquête militaire ou civile;
                  • l’opinion de l’organisme d’enquête;
                  • des questions d’ordre géographique, comme l’endroit où se trouvent les témoins requis;
                  • des questions relatives au champ de compétence, par exemple si l’infraction présumée a été commise à l’étranger;
                  • les conséquences d’une condamnation;
                  • l’opinion du commandant, telle qu’énoncée par le conseiller juridique de l’unité, en ce qui concerne l’intérêt de l’unité en matière de disciplineFootnote 234.
                8. Pour prendre cette décision, le procureur militaire désigné « peut, avant ou après la mise en accusation, communiquer directement avec les autorités civiles dont les compétences sont concurrentes », mais il doit d’abord consulter le directeur adjoint des poursuites militaires (« DAPM ») concernéFootnote 235. « Lorsque le consensus n’a pas été atteint par la consultation entre le procureur, les autorités civiles et le conseiller juridique de l’unité », il appartient au DAPM compétent de « poursuivr[e] le processus de consultation afin de résoudre la question »Footnote 236. Aucun autre mécanisme de résolution des conflits n’est prévu.
                9. Toute accusation portée dans le système de justice militaire qui doit être jugée en cour martiale sera renvoyée au DPM. Le DPM confie ensuite le dossier à un procureur militaire, qui mènera une révision postérieure à l’accusation et qui déterminera s’il y a lieu de procéder à la mise en accusation. Aucun accusé ne peut être jugé par cour martiale sans une mise en accusation formelleFootnote 237.
                10. Le DPM a émis une autre directive pour orienter le processus de révision postérieure à l’accusation. Cette directive est pratiquement identique à la directive sur la vérification préalable à l’accusation en ce qui concerne la détermination du système de justice, civil ou militaire, dans lequel les accusations devraient procéder. Les deux directives renvoient aux mêmes facteursFootnote 238.
                11. Dans l’arrêt Stillman, les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont affirmé que « l’avocat de la Couronne a informé la Cour en plaidoirie orale qu’à sa connaissance, il n’est jamais arrivé que des procureurs militaires et des procureurs civils n’arrivent pas à s’entendre sur le système dans lequel devrait être traitée une affaire donnée. Cela démontre la coopération et le respect mutuel qui existent entre les autorités chargées des poursuites dans les deux systèmes »Footnote 239.
                12. Ce fait a été réitéré par le DPM durant notre rencontre. J’ai également été informé que le DPM est membre du Comité fédéral-provincial-territorial des chefs des poursuites pénales, qui se réunit au moins deux fois par année. Je comprends que la participation du DPM à ce comité permet de bâtir des relations de collaboration avec les chefs des poursuites du système civil. Le DPM m’a informé qu’en pratique, les services des poursuites militaires et civils ne sont pas engagés dans une lutte constante pour savoir qui obtiendra compétence sur les dossiers. Des appels téléphoniques informels suffisent pour régler les problèmes très rares qui pourraient survenir.
                13. Pour mieux comprendre les résultats pratiques des politiques actuelles, j’ai demandé au Cabinet du JAG (« CJAG ») de me fournir une analyse des infractions civiles jugées par cour martiale ou procès sommaire au cours des quelques dernières années. Je lui ai également demandé si, à son avis, ces infractions avaient un lien avec le service militaire autrement qu’en raison du statut de l’accusé. Malheureusement, le CJAG m’a informé qu’il [traduction] « n’y a en pratique aucun renseignement existant qui réponde directement à cette question. Les renseignements qui pourraient permettre de répondre à toute question quant au lien de connexité sont largement dispersés dans les registres disciplinaires de diverses unités dans des établissements de la défense au pays et à l’étranger, ainsi que dans des rapports de la police militaire » Footnote 240. Il m’a tout de même fourni des renseignements tirés des procès-verbaux de procédures disciplinaires ou des énoncés détaillés des infractions ayant fait l’objet d’un procès sommaire ou d’une cour martiale de 2016 à 2020.
                14. Selon les renseignements fournis, la plupart des infractions civiles jugées dans le système de justice militaire durant cette période avaient un lien avec le service militaire outre le statut de l’accusé. Par exemple, dans certains cas, l’infraction avait été commise à l’étranger, dans un établissement de la défense ou dans un logement militaire, ou impliquait des victimes militaires ou des biens des FAC. Pour le reste des infractions civiles, les renseignements fournis étaient ultimement trop peu substantiels pour se prêter à une analyse éclairée. De plus, il est probable qu’une partie substantielle des infractions jugées entre 2016 et 2020 aient fait l’objet d’enquêtes ou d’accusations dans le contexte de l’incertitude entourant l’issue de l’affaire Stillman. Par conséquent, il n’est pas clair que les décisions antérieures quant à savoir s’il convenait de procéder dans le système de justice civil ou dans le système de justice militaire prédiraient avec certitude la façon dont cette question sera abordée à l’avenir.
                15. Pour permettre aux examinateurs subséquents d’évaluer adéquatement comment les critères actuels pour déterminer l’exercice de la compétence sont appliqués, je recommande que les procureurs militaires et policiers militaires recueillent, conservent et centralisent des données sur les infractions civiles commises par des justiciables du CDM inculpés dans le système de justice militaire ou dans le système de justice civil (pourvu, dans le dernier cas, que les FAC en soient informées).
                  1. Recommandation #17. Le Groupe de la Police militaire des Forces canadiennes et le Service canadien des poursuites militaires devraient recueillir, conserver et centraliser des données sur les infractions civiles commises par des justiciables du code de discipline militaire inculpés dans le système de justice militaire ou dans le système de justice civil. Les données devraient à tout le moins comprendre le nombre d’infractions civiles présumément commises par des justiciables du code de discipline militaire ayant mené à des accusations, la nature de ces infractions, le raisonnement à l’appui de la décision quant au système choisi pour porter les accusations, le temps écoulé entre la plainte et la fin du procès, ainsi que l’issue des accusations, y compris les peines infligées le cas échéant.
                16. Bien que j’aie été informé que le processus actuel semble avoir fonctionné sans embûches jusqu’à présent, je continue d’avoir quelques préoccupations, même sans les données décrites ci-dessus.
              2. Critiques à l’égard de la situation actuelle
                1. L’indépendance insuffisante des décideurs
                  1. Premièrement, comme l’ont fait remarquer les juges dissidents dans l’arrêt Stillman, la décision de procéder dans le système de justice militaire ou dans le système de justice civil est actuellement prise par des membres de la police militaire et des procureurs militaires qui ne bénéficient pas des mêmes garanties d’indépendance que leurs homologues civilsFootnote 241. Ainsi, l’application des critères figurant dans les ordres du Groupe de la Police militaire et dans les directives émises par le DPM peut s’avérer inégale ou biaisée.
                  2. Il ne s’agit pas d’une préoccupation purement hypothétique. Les membres de la police militaire qui ont participé à une assemblée virtuelle avec moi m’ont fait part de témoignages anecdotiques à l’effet que des infractions de violence conjugale commises entre des membres des FAC (qui devraient généralement être renvoyées au système de justice civil conformément aux ordres du Groupe de la Police militaire) avaient parfois été réduites à des infractions de querelles et de désordresFootnote 242. Par conséquent, elles avaient été classées comme des infractions à l’égard desquelles le système de justice militaire jouit d’une compétence exclusive.
                  3. Selon certains commentateurs, les critères pour déterminer si une infraction civile sera jugée dans le système de justice militaire devraient être énumérés dans la LDN ou appliqués par les tribunaux. Je ne suis pas convaincu que cette façon de faire serait appropriée dans le contexte d’un système de cours martiales qui est déjà critiqué pour ses retards. Je conviens qu’un critère relatif au « lien de connexité avec le service militaire » risquerait d’entraîner des demandes préalables au procès relatives à la compétence dans bon nombre d’affaires, ce qui risquerait « de faire en sorte que les tribunaux militaires se livrent à un examen préliminaire compliqué et inutile qui détourne leur attention du fond de l’affaire »Footnote 243.
                  4. À mon sens, la solution à cette préoccupation consiste à renforcer l’indépendance des membres de la police militaire et des procureurs militaires. Je ne suis pas préoccupé par l’idée de donner un pouvoir discrétionnaire à des décideurs qui sont suffisamment indépendants de la chaîne de commandement. Plusieurs recommandations formulées dans ce Rapport visent à atteindre cet objectifFootnote 244. Je ne suis pas disposé à recommander, en plus, que le pouvoir discrétionnaire de déterminer dans quel système il convient de juger un justiciable du CDM qui a commis une infraction civile soit contrôlé par les tribunaux.
                2. La nature et la transparence des critères
                  1. Ma plus grande préoccupation par rapport aux facteurs précisés dans les ordres du Groupe de la Police militaire et dans les directives émises par le DPM est qu’ils sont extrêmement larges et offrent peu de clarté quant à l’issue appropriée dans une affaire donnée. Ils manquent également de transparence étant donné que a) les facteurs à examiner par les policiers militaires et les procureurs militaires n’exigent pas qu’ils travaillent de manière coordonnée; et b) les ordres du Groupe de la Police militaire ne sont pas facilement accessibles au public, contrairement aux directives émises par le DPM. Il est facile de remédier à ce manque de transparence.
                    1. Recommandation #18. Le grand prévôt des Forces canadiennes et le directeur des poursuites militaires devraient coordonner les approches des procureurs militaires et des membres de la police militaire quant à l’exercice de la compétence militaire sur les infractions civiles commises par des justiciables du code de discipline militaire. Le grand prévôt des Forces canadiennes devrait également rendre facilement accessibles au public les parties des ordres du Groupe de la Police militaire portant sur l’exercice de la compétence militaire ou civile sur ces infractions.
                  2. Quant à la nature des critères eux-mêmes, j’estime qu’une simple liste de facteurs ne donne pas suffisamment d’orientation compte tenu des conséquences importantes qu’entraîne l’exercice de la compétence militaireFootnote 245. Je recommande que les membres de la police militaire et les procureurs militaires adhèrent à des principes et présomptions clairs. Il va sans dire que ces principes et présomptions demeureraient généraux et assujettis à des exceptions. Les tribunaux ne devraient pas avoir le pouvoir de réviser la manière dont les autorités auraient pris leurs décisions quant au système dans lequel porter des accusations. Toutefois, j’estime que ces principes et présomptions amélioreraient la cohérence et la prévisibilité de ces décisions et feraient en sorte que les résultats soient moins dépendants des personnalités de chacun des membres de la police militaire ou des procureurs militaires. La cohérence et la prévisibilité sont particulièrement souhaitables compte tenu du taux de roulement élevé qui, en raison de la nature des affectations militaires, caractérise les différentes occupations au sein des FAC.
                  3. Le Royaume-Uni offre un exemple comparatif intéressant. Un protocole sur l’exercice de la compétence à l’égard des infractions civiles qui auraient été commises par une personne assujettie au droit militaire en Angleterre et au pays de Galles, conclu par le Director of Service Prosecutions, le Director of Public Prosecutions et le Ministry of Defence, contient des principes et présomptions clairs sur l’exercice de leur compétence concurrente. Ce protocole prévoit que [traduction] « [l]e principe fondamental est l’exigence d’une justice équitable et efficace »Footnote 246 , et que ce principe doit être déterminé selon divers facteurs, comme l’existence d’affaires liées, la disponibilité des témoins, la présence d’un fort contexte de discipline militaire, la nécessité de tenir compte du maintien de la discipline à titre d’objectif législatif de la détermination de la peine, ainsi que le caractère approprié des pouvoir de détermination de la peine disponibles dans les systèmes de justice civil et militaireFootnote 247. Mais surtout, le protocole de poursuite de l’Angleterre et du pays de Galles indique clairement que les infractions reprochées aux militaires devraient normalement être traitées dans le système de justice civil si elles [traduction] « affectent la personne ou les biens d’un civil » ou impliquent un coaccusé civil, mais qu’elles devraient normalement être traitées dans le système de justice militaire dans toute autre situationFootnote 248.
                  4. Je crois que, dans le contexte canadien, la solution optimale serait que le DPM, la DPP et les chefs provinciaux et territoriaux des poursuites pénales en arrivent à une compréhension commune des critères à prendre en compte pour déterminer s’il faut poursuivre un justiciable du CDM qui a commis une infraction civile devant les tribunaux militaires ou civils. Dans la mesure du possible, la police militaire et les autres corps policiers canadiens devraient également participer à cet exerciceFootnote 249. Je reconnais cependant que cette solution peut poser des difficultés d’ordre pratique en raison du très grand nombre de parties intéressées. Même si aucune entente multilatérale n’est conclue, ou qu’aucune tentative n’est faite en ce sens, rien n’empêcherait toutefois le DPM et le GPFC de définir unilatéralement, en termes clairs, les principes et présomptions décrits ci‑dessus.
                  5. Je ne tenterai pas de définir exhaustivement ces principes et présomptions. L’exemple offert par le protocole de poursuite de l’Angleterre et du pays de Galles devrait bien sûr être dûment pris en compte. Un autre principe important justifiant de porter l’affaire devant les tribunaux militaires pourrait être l’existence d’un lien entre l’infraction et la discipline, l’efficacité et le moral des FAC qui soit d’importance suffisante pour justifier les répercussions importantes sur l’accusé, les victimes et la collectivité en général. Des présomptions pourraient être tirées en fonction du statut militaire ou civil de la victime ou des biens visés par l’infraction, comme c’est le cas en Angleterre et au pays de Galles. Des présomptions pourraient aussi être fondées sur la nature des infractions et les circonstances de leur perpétration, en tenant compte des expertises et des ressources respectives des systèmes de justice militaire et civil, ainsi que de la confiance du public dont peut bénéficier le système de justice civil pour ce qui est de certaines infractions.
                  6. J’aimerais souligner, toutefois, qu’il importe d’éviter de conclure que toute infraction civile commise par un membre des FAC aura suffisamment d’aspects disciplinaires pour relever du système de justice militaire. Lorsque le projet de loi C‑77 aura entièrement été mis en œuvre, le paragraphe 55(2) de la LDN disposera que « le comportement des justiciables du code de discipline militaire touche à la discipline, à l’efficacité et au moral des Forces canadiennes, même lorsque ces justiciables ne sont pas de service, en uniforme ou dans un établissement de défense ». Toutefois, pour déterminer vers quel système se tourner, il ne s’agit pas simplement de se demander s’il existe un lien avec la discipline, l’efficacité et le moral des FAC. Il faut plutôt tenir compte de l’intensité de ce lien et de la proportionnalité des conséquences qui découleront du choix du système compétent.
                  7. Il importe aussi de reconnaître que le système de justice civil n’est pas totalement incapable de contribuer au maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des FAC. Les tribunaux civils peuvent tenir compte du statut militaire d’un accusé lorsqu’ils déterminent la peine à infliger. En outre, toute décision rendue par un tribunal civil est publique et peut être diffusée dans l’unité d’un accusé afin de créer un effet dissuasif à l’égard des autres membres.
                    1. Recommandation #19. Le directeur des poursuites militaires et le grand prévôt des Forces canadiennes devraient faire en sorte que le Service canadien des poursuites militaires et le Groupe de la Police militaire des Forces canadiennes adhèrent à des principes et présomptions clairs pour déterminer si les infractions civiles commises par des justiciables du code de discipline militaire doivent faire l’objet d’enquêtes et de procédures dans le système de justice civil ou dans le système de justice militaire. Préférablement, des critères appropriés seraient établis dans le cadre d’une entente multilatérale conclue entre le directeur des poursuites militaires, la directrice des poursuites pénales et les chefs provinciaux et territoriaux des poursuites pénales, en consultation avec le Groupe de la Police militaire des Forces canadiennes et les forces policières civiles. Toutefois, le fait qu’aucune entente multilatérale ne soit conclue ou qu’aucun effort ne soit fait en ce sens ne devrait pas empêcher le directeur des poursuites militaires et le grand prévôt des Forces canadiennes de préciser unilatéralement les critères actuels.
              3. L’absence de mécanisme de résolution des conflits
                1. L’autre problème que me posent les facteurs énoncés dans les ordres du Groupe de la Police militaire et dans les directives publiées par le DPM est qu’ils ne prévoient aucun mécanisme satisfaisant pour résoudre les conflits de compétence entre les autorités civiles et militaires. La solution actuelle si aucun consensus n’est atteint est que les consultations se poursuivent jusqu’à ce qu’il le soit.
                2. Comme je l’ai mentionné, on m’a dit qu’il n’y avait pas eu de désaccords par le passé. Je ne m’attends pas à ce que les conflits de compétence deviennent fréquents dans l’avenir si des principes et présomptions clairs sont mis en œuvre. Cela n’empêche pas de conclure qu’il est nécessaire de prévoir un mécanisme de résolution des conflits pour les éventualités peu probables de conflits de compétence.
                3. En Angleterre et au pays de Galles, s’il y a désaccord quant à l’exercice de la compétence, c’est au Director of Public Prosecutions que revient la décision finale, de façon cohérente avec le principe [traduction] « établi que lorsque des compétences et des pouvoirs civils et militaires se recoupent […] les compétences et pouvoirs civils ont préseance  » Footnote 250.
                4. Le principe de la primauté des compétences civiles sur les compétences militaires n’est pas inconnu en droit canadien. Lorsque la Chambre des communes a examiné la Loi sur la défense nationale, en 1950, l’honorable Brooke Claxton, qui était alors ministre de la Défense nationale, a expliqué que la compétence militaire sur les infractions civiles au pays était nécessaire « afin de prévoir les cas où les tribunaux civils n’agissent pas ou ne peuvent intervenir »Footnote 251. Le ministre Claxton a ajouté que les autorités civiles auraient préséance sur les autorités militaires chaque fois que les autorités civiles pourraient et voudraient agir. Comme il l’a expliqué, « [l]’autorité civile est toujours suprême »Footnote 252.
                5. À mon avis, le même principe s’applique encore aujourd’hui. En fait, il se manifeste dans plusieurs aspects du système militaire canadien moderne. Le chef d’état-major de la défense agit « [s]ous l’autorité du ministre »Footnote 253 et doit émettre ou faire émettre « tous les ordres et directives adressés aux Forces canadiennes pour donner effet aux décisions et instructions du gouvernement fédéral ou du ministre »Footnote 254. Les FAC sont « constitué[e]s par le ministre ou sous son autorité ».Footnote 255 Les décisions rendues à l’issue d’un procès sommaire peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire par les tribunaux civils. Les verdicts et les peines imposés par les cours martiales peuvent être portés en appel devant la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (« CACM ») et la Cour suprême du Canada, deux tribunaux civils. Toute décision administrative ou opérationnelle prise par les FAC est ultimement soumise au contrôle des autorités civiles, par l’adoption de lois, par la responsabilité ministérielle ou par le contrôle judiciaire.
                6. Le même principe de préséance du système civil sur le système militaire devrait s’appliquer lorsque des conflits de compétence surgissent. Cela cadre parfaitement avec le statut du système de justice militaire à titre de système de justice d’exception. Rien de ce qui précède n’enlève quoi que ce soit à la qualification du système de justice militaire comme un « partenaire à part entière du système de justice civil dans l’administration de la justice »Footnote 256.
                  1. Recommandation #20. Dans le cas peu probable d’un conflit entre les autorités civiles et les autorités militaires quant à l’exercice de leur compétence sur des infractions civiles commises par des justiciables du code de discipline militaire, la compétence et les autorités civiles devraient avoir préséance.
            4. L’exercice de la compétence militaire à l’égard des civils, des anciens membres et des jeunes contrevenants
              1. Certains commentateurs consultés durant mon examen ont remis en question a) l’existence d’une compétence militaire sur les infractions civiles commises par des civils dans certaines circonstancesFootnote 257, b) le maintien futur d’une compétence militaire à l’égard des personnes qui, depuis la perpétration d’une infraction d’ordre militaire, ont cessé d’être des justiciables du CDMFootnote 258, et c) la possibilité d’exercer une compétence militaire à l’égard des jeunes contrevenants qui, dans le système de justice civil, bénéficieraient des protections de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescentsFootnote 259.
              2. Les observations que j’ai reçues ne me permettent pas d’évaluer la prévalence de ces situations non plus que les conséquences potentielles des réformes proposées. À tout le moins, il conviendrait de pousser plus loin la réflexion sur ces questions et de formuler des principes et présomptions clairs qui permettraient de les résoudre. On pourrait s’inspirer, par exemple, de l’arrêt Wehmeier, dans lequel la CACM a mis fin aux procédures en cour martiale contre un accompagnant civil après avoir conclu, au titre de l’article 7 de la Charte, que « la poursuite de l’intimé devant les tribunaux militaires [était] arbitraire, parce qu’elle n’[avait] aucun lien avec les objectifs qui sous‑tendent le fait que les accompagnants civils soient justiciables du CDM »Footnote 260. La CACM a souligné que la question n’était « pas de savoir si l’intimé devrait ou non être poursuivi, mais plutôt de savoir si l’intérêt lié à l’introduction de poursuites devant les tribunaux militaires est proportionnel à la perte de droits qu’il subirait s’il était traduit devant ces tribunaux »Footnote 261.
              3. En formulant la recommandation minimale qui suit, je ne voudrais pas que l’on croie que je m’oppose à des réformes proposées plus substantielles advenant qu’un examen plus approfondi conclue qu’elles seraient souhaitables.
                1. Recommandation #21. Un groupe de travail devrait être établi pour procéder à un examen de l’exercice de la compétence militaire sur les infractions civiles commises par les jeunes contrevenants et par les civils assujettis au code de discipline militaire et à un examen de l’exercice de la compétence militaire continue. Le groupe de travail devrait considérer la nécessité de réformer les règles de compétence actuelles et, le cas échéant, faire des recommandations sur les mesures de réforme à adopter. Le groupe de travail devrait inclure une autorité indépendante, des représentants du ministère de la Justice du Canada et des représentants du système de justice militaire.
                2. Dans l’intérim, des principes et présomptions clairs devraient être formulés à l’égard de tels exercices de la compétence militaire.
              4. Il y a besoin pressant de l’examen par les FAC d’une autre problématique. Il s’agit de la capacité du système de justice militaire à discipliner les membres de la Force de réserve. Actuellement, les membres de la Force de réserve ne sont des justiciables du CDM que dans certaines circonstances limitées, par exemple lorsqu’ils sont en période d’exercice ou d’instruction, en uniforme ou de service Footnote 262. Je comprends donc qu’il est très difficile de tenir certains réservistes responsables pour des actes qui sont contraires aux valeurs et à l’éthique des FAC et qui donnent une très mauvaise image de l’institution, mais que ces réservistes commettent pendant leur temps libre.
              5. La problématique est particulièrement importante lorsque des réservistes commettent des inconduites sexuelles ou des actes haineux. De tels comportements ne peuvent pas être jugés dans le système de justice civil à moins d’atteindre les seuils élevés des infractions criminelles d’agression sexuelle ou de discours haineux, ce qui est rarement le cas. Ils ne peuvent être jugés dans le système de justice militaire que s’ils sont commis par des justiciables du CDM. Des mesures correctives administratives peuvent dans une certaine mesure être imposées aux réservistes qui ont un tel comportement. Ce sont toutefois de piètres remplacements pour les mesures disciplinairesFootnote 263.
              6. La question a été portée à mon attention par plusieurs responsables des FAC que j’ai rencontrés pendant mon examen, notamment les commandants de l’Armée canadienne, de la Marine royale canadienne et de l’Aviation royale canadienne, le chef – Réserves et appui de l’employeur et les commandants qui ont participé aux assemblées virtuelles avec moi. Tous ont convenu de la nécessité que les FAC puissent assujettir en tout temps les membres de sa Force de réserve à certaines normes de conduite clés à tout le moins.
              7. Aucune solution simple n’a été avancée. D’une part, il existe des raisons valables de ne pas étendre l’application de l’ensemble des infractions d’ordre militaire aux membres de la Force de réserve en tout temps. Certaines infractions d’ordre militaire pourraient indûment porter atteinte à la liberté personnelle des membres de la Force de réserve ou les empêcher d’exercer d’autres professions. D’autre part, je suis réticent à l’idée de concevoir d’autres solutions qui pourraient avoir d’importantes répercussions d’ordre politique sans avoir disposé d’observations et de renseignements à ce sujet. Je recommande donc que cette question fasse l’objet d’un examen distinct.
                1. Recommandation #22. Un groupe de travail devrait être créé pour mener un examen des défis posés par l’application limitée du code de discipline militaire aux membres de la Force de réserve. Le groupe de travail devrait considérer la nécessité pour les FAC de pouvoir assujettir en tout temps les membres de sa Force de réserve à certaines normes de conduite clés, particulièrement en ce qui concerne l’inconduite sexuelle et la conduite haineuse. Le groupe de travail devrait faire des recommandations sur les mesures de réforme à adopter pour atteindre cet objectif.

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