Jurisprudence de la justice militaire
Ce chapitre examine les décisions clés rendues en matière de justice militaire au cours de la période de référence 2024/2025. Ces décisions, rendues par les cours martiales, la CACM, la Cour fédérale du Canada et la Cour suprême du Canada, auront une incidence importante sur l’évolution système de justice militaire.
Il convient de souligner qu’il s’agit de la première période de référence complète durant laquelle un nouveau cadre est en vigueur afin de mieux déterminer quels dossiers doivent être traités par le système de justice militaire et lesquels doivent être dirigés vers le système civil. En réponse aux recommandations de l’ER3Note de bas de page 75, le directeur des poursuites militaires, en collaboration avec le Comité des chefs des poursuites fédérales, provinciales et territoriales, a adopté la Déclaration concernant les principes et présomptions relatifs à l'exercice de la compétence concurrente par les poursuivants canadiens (la Déclaration), afin de « guider les décisions relatives à l'exercice de la compétence en matière de poursuites pour des infractions relevant à la fois de la juridiction civile et de la juridiction militaireNote de bas de page 76 ». Le directeur des poursuites militaires a également publié la Directive sur la mise en œuvre de la Déclaration concernant les principes et présomptions relatifs à l'exercice de la compétence concurrente par les poursuivants canadiens, qui, conjointement avec la Déclaration, appuie une approche nationale cohérente pour la gestion de la compétence concurrente et contribue à informer les Canadiens sur l’évolution des relations entre les systèmes de justice pénale militaire et civil.
Conformément à la recommandation 5 de l’EEICNote de bas de page 77 et à sa directive provisoireNote de bas de page 78, le directeur des poursuites militaires a informé le Comité des chefs des poursuites fédérales, provinciales et territoriales qu’il ne poursuivra plus les infractions sexuelles prévues au Code criminel dans le système de justice militaire. Il est important de noter que bien que cette recommandation ait été mise en œuvre par le directeur des poursuites militaires et le grand prévôt des Forces canadiennes en 2021, elle ne s’appliquait pas rétroactivement aux dossiers déjà en cours dans le système de justice militaire. Pour ces dossiers, les procureurs militaires ont consulté les victimes afin de déterminer si elles préféraient que l’affaire soit traitée dans le système de justice militaire ou renvoyée au système de justice pénale civil, et ce malgré les préoccupations soulevées dans l’EEIC quant à savoir si demander aux victimes de prendre une telle décision servait réellement l’intérêt publicNote de bas de page 79. Pour tous les cas restants, les victimes ont exprimé une préférence claire pour que les poursuites se poursuivent dans le système de justice militaire. Ainsi, plusieurs cours martiales impliquant des infractions sexuelles prévues au Code criminel ont donc continué d’être traitées sous la juridiction militaire. Les quelques cours martiales restantes portant sur des infractions sexuelles du Code criminel devraient se conclure au cours de la prochaine période de référence.
Cours martiales
Le pouvoir d’imposer une interdiction de conduire en vertu du Code criminel
R. c. CalderonNote de bas de page 80
L’affaire R. c. Calderon a examiné la question de savoir si un juge militaire possède le pouvoir d’imposer des peines qui ne sont pas expressément prévues dans la Loi sur la défense nationale. L’affaire portait sur la détermination de la peine d’un militaire ayant plaidé coupable à deux chefs d’accusation : conduite dangereuse d’un véhicule à moteur et conduite d’un véhicule des Forces canadiennes de manière dangereuse pour une personne ou un bien. La défense et la poursuite ont présenté des observations conjointes proposant une peine comprenant une rétrogradation, un blâme et une interdiction de conduire d’un an conformément à l’article 320.24 du Code criminel.
C’était la première fois qu’une interdiction de conduire prévue par le Code criminel était proposée comme ordonnance accessoire par une cour martiale. Les avocats ont soutenu que les pouvoirs dont disposent les juges des cours supérieures et provinciales pour imposer une interdiction de conduire devraient également être accessibles aux juges militaires. Toutefois, le tribunal n’a pas retenu cet argument et a conclu que les juges militaires ne peuvent pas imposer une interdiction de conduire en vertu du Code criminel. Il a été déterminé que les pouvoirs des juges civils et militaires sont comparables, mais non équivalents. Le tribunal s’est appuyé sur la jurisprudence de la Cour d’appel de la cour martiale et de la Cour suprême du Canada, qui souligne que le Parlement a établi un régime de détermination de la peine distinct pour les personnes assujetties au Code de discipline militaire, différent de celui applicable dans les tribunaux civils. En définitive, le juge militaire a conclu que l’éventail des peines qu’une cour martiale peut imposer est limité à celles énumérées à l’article 139 de la Loi sur la défense nationale. Par conséquent, le juge militaire a déterminé que le tribunal ne pouvait pas imposer une interdiction de conduire et n’a pas ordonné cette mesure comme ordonnance accessoire. La poursuite a interjeté appel de cette décision, et l’affaire devrait être entendue au cours de la prochaine période de référence.
La signification de « se battre » dans le Code de discipline militaire
R. c. LawlessNote de bas de page 81
Dans l’affaire R. c. Lawless, l’accusé était poursuivi pour s’être battu avec une autre personne assujettie au Code de discipline militaire, en contravention de l’article 86 de la Loi sur la défense nationale. L’accusé a soutenu que sa participation à un combat de lutte avec un collègue était consensuelle et, par conséquent, n’équivalait à « se battre » au sens de l’article 86.
Le juge militaire a estimé que des facteurs subjectifs tels que le consentement et l’absence d’intention de blesser l’autre personne ne sont pas des éléments essentiels de l’infraction relative aux querelles et aux désordres. Il a précisé que, dans le contexte de l’article 86 de la Loi sur la défense nationale, se battre implique un comportement qui est susceptible de compromettre la discipline dans un environnement militaire, et que l’évaluation de ce comportement doit être faite de manière objective. Après avoir examiné les circonstances de l’affaire, le juge militaire a conclu qu’une personne raisonnable pourrait considérer que le match de lutte constituait un événement perturbateur susceptible de provoquer un trouble dans les quartiers militaires. De plus, le juge a conclu que les éléments de preuve établissaient que l’accusé avait l’élément mental de l’infraction en participant volontairement au match de lutte. Le verdict rendu fut une déclaration de culpabilité.
Les conséquences d’une divulgation tardive
R. c. TurnerNote de bas de page 82
Conformément au principe établi par la Cour suprême du Canada dans R. c. Stinchcombe, la poursuite est tenue de divulguer à l’accusé toute information pertinente dans une affaire criminelle, qu’elle ait l’intention de l’utiliser ou non, et ce, qu’elle soit favorable ou défavorable à l’accuséNote de bas de page 83. Dans l’affaire R. c. Turner, la cour martiale a été saisie de la question de savoir si un juge militaire devait autoriser le retrait des accusations en raison d’un manquement de la poursuite à son obligation de divulguer des renseignements pertinents à la défense en temps utile.
Dans cette affaire, la poursuite n’a pas divulgué certains éléments de preuve clés à l’accusé, qui était poursuivi en vertu de l’article 86 de la Loi sur la défense nationale à la suite d’une querelle avec un autre membre des Forces armées canadiennes lors d’un déploiement en Lettonie. Avant le début de la cour martiale, l’avocat de la défense avait demandé la divulgation de notes supplémentaires de la police militaire, mais on lui avait répondu qu’aucune note de ce type n’existait. Ce n’est qu’après le début du procès et la clôture de la preuve de la poursuite que celle-ci a révélé que la police militaire avait retrouvé les notes ainsi que d’autres éléments de preuve pertinents. La cour martiale a été ajournée pour permettre à la poursuite de recueillir et d’examiner les nouvelles preuves. Par la suite, la poursuite a demandé l’autorisation de retirer les accusations.
Le juge militaire a précisé que la loi n’offre que deux options à une cour martiale saisie d’une demande de retrait des accusations : accorder ou refuser l’autorisation. Si l’autorisation est accordée, les procédures prennent fin, bien que les accusations puissent être portées à nouveau ultérieurement. Si l’autorisation est refusée, le procès se poursuit, même s’il n’y a plus de perspective raisonnable de condamnation.
Compte tenu de la divulgation tardive d’informations potentiellement disculpatoires, le juge militaire n’a pas accepté la position de la poursuite selon laquelle les règles de procédure exigeaient que la défense présente sa preuve et ses plaidoiries avant qu’un verdict puisse être rendu. Le juge a plutôt conclu qu’au vu des témoignages déjà entendus, seule une déclaration de non-culpabilité permettrait de rendre justice, empêchant ainsi toute accusation ultérieure. Dans ses motifs, le juge militaire a également exprimé des préoccupations quant au déroulement de l’affaire, soulignant l’injustice que peut engendrer une divulgation tardive et la nécessité pour les acteurs du système de justice militaire de prendre des mesures pour éviter de telles situations.
Compétence de la justice militaire à l’égard des civils
R. c. AllisonNote de bas de page 84
L’affaire R. c. Allison porte sur la question de la compétence du système de justice militaire à l’égard des civils se trouvant à l’extérieur du Canada. L’accusé, un civil résidant en Belgique avec son conjoint membre des Forces armées canadiennes, aurait été retrouvé endormi dans son véhicule par la police fédérale belge, qui soupçonnait une conduite avec facultés affaiblies. Bien qu’aucune accusation n’ait été portée en vertu du droit belge, l’accusé a été poursuivi en vertu de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale pour conduite avec facultés affaiblies. Une cour martiale permanente s’est tenue en septembre 2024 à Geilenkirchen, en Allemagne.
En mai 2024, l’accusé a déposé un avis de requête en irrecevabilité du procès, soutenant que la cour martiale n’avait pas compétence. Il a fait valoir que la poursuite devant le système de justice militaire était arbitraire et disproportionnée, portant atteinte à ses droits garantis par l’article 7 de la Charte, soit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, sauf conformément aux principes de justice fondamentale. L’accusé a soutenu qu’il n’existait aucun lien avec les objectifs du Parlement justifiant l’assujettissement des civils au Code de discipline militaire. La poursuite a reconnu que le droit à la liberté était en jeu, mais a affirmé que le système de justice militaire était le seul à pouvoir exercer une autorité, les autorités belges ayant cédé leur compétence au Canada. Elle a également soutenu qu’il était dans l’intérêt de l’accusé d’être jugé par une cour martiale afin d’éviter de perturber la vie de sa famille à l’étranger.
Le juge militaire a commencé son analyse en précisant que la question n’était pas de savoir si le système de justice militaire avait compétence sur l’accusé — l’article 60 de la Loi sur la défense nationale prévoit expressément que toute personne accompagnant une unité ou un élément des Forces armées canadiennes en service ou en service actif, en tout lieu, est assujettie au Code de discipline militaire. Cela inclut les personnes à charge des membres des Forces armées canadiennes affectés à l’étranger. Le juge a plutôt identifié la question comme étant celle de savoir si l’exercice de cette compétence était arbitraire ou disproportionné. Il a conclu que l’exercice de la compétence n’était pas arbitraire, car il s’inscrivait dans les principes fondamentaux visant à assurer la justice et à maintenir l’ordre au sein de la communauté des Forces armées canadiennes à l’étranger. Le juge a ajouté que l’exercice de la compétence par le système de justice militaire était essentiel pour préserver l’intégrité des Forces armées canadiennes et de leurs membres, affectés à l’international, y compris leurs familles. Les poursuites en vertu de la Loi sur la défense nationale permettent de maintenir les personnes à charge sous l’autorité des lois canadiennes, évitant ainsi tout vide juridique susceptible de découler de ce type de situation particulière. Cette approche protège les intérêts de l’accusé et de la communauté militaire canadienne, en assurant l’imputabilité juridique. L’accusé a été déclaré coupable en cour martiale d’un chef de conduite avec les facultés affaiblies, et a interjeté appel de cette décision. L’affaire devrait être entendue par la CACM au cours de la prochaine période de référence.
Cour d’appel de la cour martiale du Canada
Arrêt des procédures pour abus de procédure
R. c. BrousseauNote de bas de page 85
Dans l’affaire R. c. Brousseau, la CACM a examiné un appel interjeté par la Couronne contre une ordonnance d’un juge militaire mettant fin à une cour martiale en raison d’un abus de procédure. L’intimé, accusé d’agression sexuelle, souhaitait présenter des éléments de preuve concernant ses antécédents sexuels avec la plaignanteNote de bas de page 86. Lors d’une série d’audiences préliminaires, le juge militaire a jugé que ces éléments étaient admissibles. Il a ordonné à la poursuite de s’enquérir auprès de la plaignante de ses antécédents avec l’intimé et de présenter cette preuve sous forme d’un exposé conjoint des faits. La poursuite a indiqué qu’elle ne communiquerait pas avec la plaignante à ce sujet et qu’elle demanderait un contrôle judiciaire de toute ordonnance l’obligeant à le faire. Elle a soutenu que les informations demandées n’étaient ni pertinentes ni nécessaires pour établir le contexte de la relation entre la plaignante et l’intimé ni pour déterminer si un consentement avait été donné.
En réponse, l’intimé a présenté une requête pour abus de procédure, entendue avant le début de la cour martiale. À l’issue de l’audience, le juge militaire a conclu que la conduite de la poursuite constituait un abus de procédure, interprétant sa position comme un refus d’accepter une décision judiciaire sur l’admissibilité des antécédents sexuels. Le juge a estimé que la tenue du procès compromettrait l’intégrité du système judiciaire et que la poursuite, en refusant de se conformer à la décision du tribunal, avait « adopté l’attitude d’une partie privilégiée pour qui les décisions judiciaires sont facultatives ou négociablesNote de bas de page 87 » et que cette conduite allait à l’encontre des intérêts de la plaignante. Le juge militaire a jugé que la mesure appropriée consistait à mettre fin à la cour martiale, plutôt que de simplement suspendre les procédures.
La CACM a accueilli l’appel, concluant que le juge militaire avait mal interprété la position de la poursuite comme un refus de se conformer à sa décision sur l’admissibilité de la preuve. Elle a estimé que la conduite de la poursuite ne constituait pas un abus de procédure. La Cour a également jugé que le juge militaire avait outrepassé ses pouvoirs de gestion du procès en contraignant la poursuite à présenter sa preuve d’une manière spécifique. Elle a conclu que la décision de mettre fin aux procédures avant même le début de la cour martiale constituait une mesure extrême, équivalente à un arrêt des procédures. Le fait que les procédures auraient pu être engagées dans le système judiciaire civil ne changeait rien à cette réalité. Enfin, la CACM a conclu que le juge militaire avait commis une erreur manifeste et déterminante en sous-estimant les effets d’une interruption des procédures sur la plaignante, quelques jours avant le procès. Bien que la Cour se soit abstenue de statuer sur l’admissibilité des antécédents sexuels de la plaignante, faute de lien suffisant avec un motif d’appel reconnu, elle a précisé que ses motifs ne devaient en aucun cas être interprétés comme une approbation du raisonnement du juge militaire sur cette question. La CACM a ordonné que la cour martiale soit reprise devant un autre juge militaire. L’intimé a ensuite demandé l’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada, mais cette demande a été rejetée.
Application du Code de discipline militaire aux jeunes contrevenants
R. c. JLNote de bas de page 88
Dans l’affaire R. c. JL, la CACM s’est penchée sur l’application du Code de discipline militaire aux jeunes contrevenants. L’appelant avait été reconnu coupable en cour martiale d’un chef d’agression sexuelleNote de bas de page 89 et d’un chef de conduite déshonorante. L’accusé était âgé de dix-sept ans et membre des Forces armées canadiennes au moment des infractions. Au cours du procès et de la détermination de la peine, l’avocat de la défense a présenté des requêtes soutenant que certaines dispositions de la Loi sur la défense nationale violaient l’article 7 de la Charte, car elles étaient incompatibles avec le principe de justice fondamentale selon lequel les jeunes ont droit à une présomption de responsabilité morale atténuée. Lors de la détermination de la peine, le juge militaire a conclu que l’article 60 de la Loi sur la défense nationale ne confère compétence que pour juger les jeunes en matière d’infractions sommaires et d’infractions « exclusivement » militaires qui n’entraînent pas de peines minimales obligatoires.
Dans sa décision, la CACM a reconnu l’importance d’un système distinct de justice pénale pour les jeunes et a réaffirmé que la Cour suprême du Canada reconnaît la présomption de culpabilité morale moins élevée comme un principe de justice fondamentale. Contrairement à la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescentsNote de bas de page 90, la Loi sur la défense nationale ne contient aucune disposition reconnaissant ce principe ni ne prévoit de garanties procédurales renforcées pour les jeunes accusés ou condamnées pour des infractions militaires.
La CACM a jugé que l’absence de reconnaissance de cette présomption dans la Loi sur la défense nationale ne rend pas le système de justice militaire entièrement inconstitutionnel pour les jeunes, car les pouvoirs discrétionnaires des juges militaires permettent généralement de respecter ce principe. Toutefois, la Cour a conclu que lorsque la loi impose des conséquences non discrétionnaires après une déclaration de culpabilité — telles que les peines minimales obligatoires, les casiers judiciaires, les ordonnances d’inscription au registre des délinquants sexuels et les ordonnances de prélèvement d’ADN — elle devient inconstitutionnelle dans son application aux jeunes et ne peut être justifiée en vertu de l’article 1 de la CharteNote de bas de page 91. Les options de peine pour ces contrevenants sont désormais limitées à un blâme, une réprimande, une amende ou une peine mineure, car toute peine plus sévère entraînerait automatiquement un casier judiciaire. Les peines de perte d’ancienneté, rétrogradation, détention, destitution du service de Sa Majesté et emprisonnement ne sont plus disponibles.
L’impact pratique de cette décision sur le système de justice militaire devrait être limité, car l’examen des décisions rapportées en cour martiale suggère que JL est le seul cas, au cours des dix dernières années, où un jeune accusé d’une infraction au Code criminel ou au Code de discipline militaire a été jugé en cour martiale. De plus, cette décision ne devrait avoir aucune incidence sur les opérations internationales des Forces armées canadiennes puisque la Loi sur la défense nationale et les politiques internes interdisent le déploiement dans un théâtre d’opérations de toute personne âgée de moins de 18 ansNote de bas de page 92.
Peines appropriées pour les membres libérés administrativement
R. c. MeeksNote de bas de page 93
Dans l’affaire R. c. Meeks, la CACM a examiné un appel concernant une peine de détention de 30 jours imposée à un membre des Forces armées canadiennes reconnu coupable de voies de fait causant des lésions corporelles. Après sa condamnation, l’individu a été libéré administrativement des Forces armées. En s’appuyant sur le précédent établi dans R. c. TupperNote de bas de page 94, l’appelant a soutenu que la détention n’était plus une peine appropriée. Dans Tupper, la Cour avait conclu qu’un militaire libéré administrativement ne pouvait plus être soumis à une peine réservée aux militaires. L’appelant dans Meeks a donc soutenu que la peine devait être réputée inopérante. En réponse, la poursuite a contesté la validité de la décision Tupper et a invité la CACM à la réexaminer.
En accueillant l’appel, la CACM a refusé de réexaminer la décision Tupper, mais a précisé qu’elle devait être interprétée de manière restrictive. Selon la Cour, Tupper ne limite pas la compétence du système de justice militaire ni ne permet qu’une peine valide soit annulée par une décision administrative. La Cour a plutôt conclu que Tupper doit être compris comme établissant que la Cour d’appel peut tenir compte d’une libération administrative postérieure à la peine pour évaluer la justesse de celle-ci. La Cour a conclu que, bien que la peine initiale fût appropriée au moment de son imposition, la libération administrative subséquente de l’appelant justifiait la suspension du reste de la détention.
La constitutionnalité de l’inscription au registre des délinquants sexuels
R. c. O’DellNote de bas de page 95
L’affaire R. c. O’Dell s’inscrit dans une série de décisions récentes portant sur l’application des dispositions de la Loi sur la défense nationale exigeant une ordonnance d’inscription obligatoire en vertu de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels (LERDS)Note de bas de page 96 pour certaines infractions. Ces affaires font suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. NdhlovuNote de bas de page 97, qui a conclu que les dispositions équivalentes du Code criminel imposant une inscription obligatoire à vie au LERDS pour les infractions désignées violaient l’article 7 de la Charte, garantissant le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne.
Dans R. c. O’Dell, l’appelant avait été reconnu coupable par une cour martiale générale d’agression sexuelle et condamné à 42 jours de détention. Une ordonnance en vertu de la LERDS avait également été imposée par le juge militaire. Lors de la détermination de la peine, l’appelant a contesté l’ordonnance d’inscription obligatoire et a demandé une réparation personnelle en vertu de l’article 24 de la Charte. Le juge militaire a reconnu qu’il disposait du pouvoir discrétionnaire d’accorder une telle réparation, mais a estimé que la preuve présentée ne permettait pas de le faire. Plus précisément, le juge a noté que l’appelant n’avait pas démontré que le risque de récidive était faible. L’ordonnance obligatoire a donc été imposée, obligeant l’appelant à s’inscrire au registre des délinquants sexuels pour une durée de 20 ans.
La CACM a accueilli l’appel concernant l’ordonnance LERDS, concluant que le juge militaire avait interprété de manière trop restrictive le critère de l’article 24 de la Charte. Selon la Cour, le risque de récidive n’était qu’un des facteurs à considérer. Le juge devait également examiner les effets de l’ordonnance sur l’appelant et déterminer si ceux-ci étaient manifestement disproportionnés. La Cour a souligné que les ordonnances LERDS peuvent imposer des restrictions rigoureuses sur les déplacements, ce qui pourrait avoir des conséquences importantes sur la capacité de l’appelant à remplir ses fonctions au sein des Forces armées canadiennes. La Cour a conclu que le juge militaire n’avait pas tenu compte de ces éléments en rejetant la demande de réparation personnelle et que le dossier de preuve et les arguments de l’appelant satisfaisaient aux exigences du critère de l’article 24. En conséquence, la Cour a annulé l’ordonnance en vertu de la LERDS.
Le droit applicable à l’identification par témoin oculaire
R. c. SutherlandNote de bas de page 98
Dans l’affaire R. c. Sutherland, la CACM a examiné un appel d’une condamnation pour agression sexuelle prononcée par une cour martiale permanente en mai 2022. Bien que toutes les parties aient reconnu au procès que la plaignante avait été victime d’une agression sexuelle lors d’un déploiement à bord d’un Navire canadien de Sa Majesté, l’appelant a soutenu que le juge militaire avait mal appliqué le droit relatif à l’identification par témoin oculaire et avait commis des erreurs manifestes et déterminantes de fait.
La CACM a rejeté l’appel. Sur la question de l’erreur de fait concernant l’identité de l’auteur de l’infraction, la Cour a conclu que le juge militaire avait pris en compte à la fois le témoignage oculaire de la plaignante et les éléments de preuve circonstanciels liés au déploiement et à l’infraction. Elle a jugé que la preuve était suffisante pour permettre au juge de conclure que la plaignante avait reconnu l’appelant comme étant l’agresseur.
Sur la question de savoir si le juge militaire avait mal appliqué le droit en matière d’identification par témoin oculaire, l’appelant a soutenu que le juge n’avait pas tenu compte du fait que la preuve d’identification de la plaignante avait été altérée par la présentation d’une photo Facebook de l’appelant, suivie d’un montage photographique limité au cours de l’enquête. La CACM a reconnu que la manière dont la preuve d’identification avait été obtenue posait un problème, soulignant que la photo Facebook équivalait à une séance d’identification à une seule personne, et que le montage photographique ne comportait que des photos des membres de l’équipage aérien du navire. La Cour a noté que ces circonstances créaient un risque de contamination de la preuve d’identification. Toutefois, elle a conclu que le juge militaire était conscient de ces risques, qu’il avait évalué la preuve avec soin ainsi que la jurisprudence pertinente, et qu’il n’avait commis aucune erreur de droit.
Cour fédérale du Canada
Le caractère raisonnable d’une révision d’audience sommaire
Wiome c. Canada (Procureur Général)Note de bas de page 99
Dans l’affaire Wiome c. Canada (Procureur général), la Cour fédérale du Canada a examiné une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par une autorité compétente en révision à la suite d’une audience sommaire. Un OTAS avait conclu que le demandeur avait commis deux manquements d’ordre militaire liées à sa conduite lors d’un dîner régimentaire et avait imposé une sanction de rétrogradation. Le demandeur a demandé une révision de la décision de l’OTAS, soutenant que les motifs écrits fournis étaient insuffisants pour justifier la sanction et que la rétrogradation avait eu des répercussions négatives sur sa santé mentale, portant atteinte à son droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte. L’autorité compétente a jugé que la sanction était raisonnable, ce qui a conduit le demandeur à déposer une demande de contrôle judiciaire.
La Cour fédérale a évalué la décision de l’autorité compétente selon la norme de la raisonnabilité, ce qui signifie qu’elle n’interviendrait que si la décision comportait des lacunes suffisamment graves pour ne pas satisfaire aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparenceNote de bas de page 100. La Cour a jugé que la décision de l’autorité compétente était déraisonnable, car celle-ci avait appliqué à tort la norme de la raisonnabilité à son propre examen de la décision de l’OTAS, alors que la norme appropriée aurait dû combiner des éléments d’appel et d’audience de novo. De plus, l’analyse de l’autorité compétente écartait considérablement des motifs écrits et des observations supplémentaires de l’OTAS, et semblait tenir compte d’éléments de preuve qui ne figuraient pas au dossier. La Cour a conclu que la décision ne respectait ni le cadre législatif ni les politiques applicables, et qu’elle manquait de justification, d’intelligibilité et de transparence. La demande a été accueillie, et l’affaire renvoyée à une autre autorité compétente afin qu’elle précède à une nouvelle révision.
Cour suprême du Canada
L’indépendance des juges militaires
R. c. EdwardsNote de bas de page 101
En avril 2024, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire R. c. Edwards ainsi que dans plusieurs autres cas associésNote de bas de page 102 impliquant des membres des Forces armées canadiennes ayant interjeté appel de leur condamnation en cour martiale et dont les procédures avaient été suspendues. Le motif d’appel commun à ces affaires était que le statut militaire du juge ayant présidé leur cour martiale violait leur droit, garanti par l’article 11(d) de la Charte, d’être jugés par un tribunal indépendant et impartial.
Dans sa décision, la Cour suprême a souligné les nombreuses garanties d’indépendance judiciaire prévues dans la Loi sur la défense nationale. Parmi celles-ci, on retrouve notamment le fait que les juges militaires bénéficient de la sécurité d’emploi, qu’ils disposent d’un régime distinct pour le traitement des griefs et qu’ils sont protégés contre toute mesure les dispensant de l’exercice de leurs fonctions militaires. La Cour suprême a également noté que les juges militaires ne peuvent être destitués que pour un motif valable, sur recommandation du Comité d’enquête sur les juges militaires, et que leur rémunération est déterminée par un Comité indépendant de rémunération des juges militaires. En ce qui concerne l’impartialité des juges militaires, la Cour suprême a estimé que leur double rôle, en tant qu’officiers et juges, ne crée pas automatiquement un conflit d’intérêts. À l’appui de cette conclusion, la Cour a cité l’article 165.23 de la Loi sur la défense nationale, précisant que lorsqu’ils agissent à titre de juges, les juges militaires peuvent se voir confier d’autres fonctions par le juge militaire en chef, en plus de leurs tâches judiciaires, mais ces autres fonctions ne doivent pas être incompatibles avec leurs fonctions judiciairesNote de bas de page 103. Enfin, la Cour suprême a conclu qu’il n’existait pas suffisamment de preuves pour démontrer que la culture de respect de l’autorité hiérarchique propre aux forces armées engendrait une crainte raisonnable de partialité chez les juges militairesNote de bas de page 104.
La Cour a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour établir que la culture de respect de l’autorité hiérarchique dans les Forces armées canadiennes créait une crainte raisonnable de partialité chez les juges militaires. De plus, elle a jugé que le fait que les juges militaires puissent être tenus responsables de ne pas avoir respecté des ordres légitimes dans le cadre de fonctions non judiciaires ne compromet pas leur impartialité. Toute mesure disciplinaire prise à leur encontre à des fins inappropriées serait illégale et pourrait être prévenue ou corrigée grâce aux garanties supplémentaires prévues dans la Loi sur la défense nationale, telles que l’indépendance du directeur des poursuites militaires et l’obligation d’obtenir un avis juridique préalable avant le dépôt d’accusations.
À la suite de cette décision, le directeur des poursuites militaires a réévalué la perspective raisonnable de condamnation et l’intérêt public à reprendre les poursuites qui avaient été suspendues par les juges militairesNote de bas de page 105. Dans cinq affaires, il a été décidé de retirer les accusationsNote de bas de page 106, et dans trois autres, la poursuite a été recommandée. Parmi ces dernières, une cour martiale a été complétéeNote de bas de page 107 et deux autres sont prévues à l’automne 2025Note de bas de page 108.